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Héritages et transmissions culturelles au Paléolithique

Lame, grattoir et racloir de l’Aurignacien. Les Eyzies-de-Tayac, musée national de Préhistoire.

Lame, grattoir et racloir de l’Aurignacien. Les Eyzies-de-Tayac, musée national de Préhistoire. © Musée national de la Préhistoire des Eyzies, Dist. Grand-Palais RMN, Philippe Jugie

Directeur de recherche au CNRS à l’université de Bordeaux-1 et médaille d’argent du CNRS, le préhistorien Francesco d’Errico vient de codiriger deux études majeures modifiant profondément notre vision de l’évolution et de la transmission des cultures au Paléolithique. Revue de détails.

Propos recueillis par Jacques Daniel

Pourriez-vous nous présenter ces deux études ? 

La première est une analyse sur 3,3 millions d’années (Ma), de 103 traits culturels classés en 17 catégories (technologie lithique, parure, modes d’emmanchement, pratiques mortuaires, systèmes artificiels de mémorisation, pharmacopées, modes de représentation, etc.), croisés avec différents modes d’apprentissage, d’enseignement/transmission et d’innovation (de l’observation à distance jusqu’aux échanges complexes et à la constitution de groupes de spécialistes). On voit que la complexification des cultures paléolithiques entraîne la modification des stratégies de transmission, avec deux phases d’accélération, entre – 300 000 et – 200 000 ans puis entre – 100 000 et – 50 000 ans, parallèlement au développement d’un langage articulé, qui semble émerger entre – 200 000 et – 75 000 ans. La seconde étude explore les liens entre les cultures aurignacienne (43 000-29 000 ans) et gravettienne (31 000-23 000 ans), à travers une analyse des parures. Elle montre qu’il existe une profonde unité aurignaco-gravettienne concernant la « culturalisation » des corps, contrastant avec les techniques de débitage et de façonnage des outils en pierre et en matière dure animale.

Types d’objets de parure portés au cours du Gravettien (à gauche, coquillages marins, au centre, dents de mammifères, à droite, objets façonnés en os, en ivoire et en pierre).

Types d’objets de parure portés au cours du Gravettien (à gauche, coquillages marins, au centre, dents de mammifères, à droite, objets façonnés en os, en ivoire et en pierre). © Baker J. et al., 2024, Nature Human Behaviour

La culture humaine est cumulative. Mais à quel moment le bagage culturel excède-t-il celui que peut posséder une personne et nécessite-t-il la division entre communautés de spécialistes ? 

Dans les sociétés traditionnelles, on observe des savoir-faire complexes transmis par simple interaction entre membres d’une même génération, sans passer par des formes verticales ou obliques de transmission (des parents aux enfants, ou d’un oncle ou d’une tante à un enfant). À cela s’ajoute la division sexuée du travail, qui engendre des spécialisations fondées sur le genre – une dynamique aussi observable chez les chimpanzés. Malgré tout, nos résultats montrent une augmentation progressive des modes de transmission sélectifs, c’est-à-dire destinés exclusivement à certains individus au sein du groupe, à partir de 400 000 ans, avec un point de basculement vers 100 000 ans, où modes sélectifs et non sélectifs coexistent. Nous l’interprétons comme le reflet d’une division du travail plus marquée, annonçant l’émergence de spécialistes au sein des groupes.

Vous montrez que la complexification des cultures humaines n’est pas corrélée à des potentielles modifications cognitives chez Sapiens. Peut-on envisager alors une augmentation des capacités mémorielles ? 

Il est probable que les pressions imposées par des cultures cumulatives de plus en plus complexes aient favorisé, au fil du temps, des individus dotés de capacités mémorielles plus étendues, et conduit à la fixation progressive de ces traits. Mais il s’agit là d’une conséquence, non de la cause première. Nos résultats suggèrent que la clé réside avant tout dans les dispositifs culturels eux-mêmes : l’usage croissant d’aides à la mémoire – objets, gestes, langage –, la redondance des apprentissages et la structuration des interactions sociales. Notre cerveau est plastique et la mémoire humaine ne s’est pas seulement développée sur le plan biologique : elle a été externalisée, partagée, amplifiée par les outils de la culture.

Chaîne de production de grands supports laminaires du Gravettien récent final. Les Eyzies-de-Tayac, musée national de Préhistoire.

Chaîne de production de grands supports laminaires du Gravettien récent final. Les Eyzies-de-Tayac, musée national de Préhistoire. © Grand-Palais RMN (musée national de Préhistoire des Eyzies), Franck Raux

Unité pour la parure et l’art, diversité pour les techno-complexes et les analyses paléogénétiques. Parler d’Aurignacien et de Gravettien a-t-il encore un sens ? 

Nos résultats ne remettent pas en question l’existence de deux entités culturelles distinctes, mais bien la vision d’un techno-complexe comme une unité homogène couvrant l’ensemble des domaines culturels. Une analyse fine des objets de parure montre qu’à l’exception de certaines pièces façonnées, Aurignaciens et Gravettiens utilisaient souvent les mêmes types d’ornements, parfois à l’échelle régionale. Cela souligne l’importance de développer des méthodes permettant d’analyser de façon indépendante les différentes composantes culturelles, tout en les considérant comme interdépendantes d’un même système.

Pour aller plus loin
COLAGÈ I., D’ERRICO F., 2025, « An empirically-based scenario for the evolution of cultural transmission in the human lineage during the last 3.3 million years », PLoS One 20(6):e0325059. Doi : 10.1371/journal.pone.0325059
D’ERRICO F., 2024, « An Integrated Evolutionary Scenario for the Culturalization of the Human Body » (23 oct. 2023), dans MANNI F., D’ERRICO F. (dir.), The Oxford Handbook of the Archaeology and Anthropology of Body Modification. Doi : 10.1093/oxfordhb/9780197572528.013.1
D’ERRICO F. et al., 2025, « Multivariate analyses of Aurignacian and Gravettian personal ornaments support cultural continuity in the Early Upper Palaeolithic », PLoS One, 20(6):e0323148. Doi : 10.1371/journal.pone.0323148