Le média en ligne des Éditions Faton

Les Imitatio Christi de la Bibliothèque royale de Belgique

L’Imitation de Jésus-Christ, bois dessinés par Maurice Denis, Paris, Ambroise Vollard, éditeur (Imprimerie nationale), 1903 (FS IX 475 A). Reliure de Pierre Legrain achevée par Jacques Anthoine-Legrain (détail).

L’Imitation de Jésus-Christ, bois dessinés par Maurice Denis, Paris, Ambroise Vollard, éditeur (Imprimerie nationale), 1903 (FS IX 475 A). Reliure de Pierre Legrain achevée par Jacques Anthoine-Legrain (détail). © Bibliothèque royale de Belgique - KBR Museum

L’Imitatio Christi, l’Imitation du Christ, est sans doute le deuxième livre le plus diffusé dans le monde occidental après la Bible. La Bibliothèque royale de Belgique en conserve près de 2 000 exemplaires, manuscrits et imprimés. À l’occasion du sixième centenaire de l’Imitatio, l’institution a organisé en novembre et décembre 2024 une exposition thématique où 120 ouvrages, parmi les plus précieux ou les plus inattendus qu’elle conserve, ont été présentés. Voici un florilège de plusieurs spécimens exceptionnels de ce texte, qui offre également d’importants repères sur l’histoire du livre.

Une partie importante des exemplaires de l’Imitatio Christi conservés à la Bibliothèque royale de Belgique (appelée ci-après « KBR ») provient des ordres religieux supprimés à la fin du XVIIIe siècle : leurs collections ont souvent été intégrées à l’ancienne bibliothèque des ducs de Bourgogne, qui remontait au XVe siècle et qui a appartenu aux souverains successifs de nos régions. Elle est la plus réputée des collections qui allaient constituer, dès 1837, la KBR actuelle. Quelque 550 exemplaires, dont trois manuscrits et deux incunables, sont entrés en avril 1961, quand KBR a pu acheter la collection complète du comte Jules Ancion1 (1874-1949). Mais ce n’est pas tout : KBR est la fière propriétaire d’une copie autographe (datée de 1441) de ce texte, achevé lui-même en novembre 1424 par son auteur, le frère monastique Thomas a Kempis (1380-1471).

Johannes Gerson, Imitatio Christi, Louvain, Jean de Westphalie, 1484-1485/1487, colophon (INC A 1857)

Johannes Gerson, Imitatio Christi, Louvain, Jean de Westphalie, 1484-1485/1487, colophon (INC A 1857) © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Thomas et la Dévotion moderne : un témoignage oculaire

Originaire de Kempen (aujourd’hui en Allemagne, près de la frontière avec les Pays-Bas), Thomas a Kempis a passé la plus grande partie de sa longue vie dans le « Berghclooster », près de Zwolle, un couvent fermé pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) et tombé en ruine à la fin du XVIe. C’est là que l’Imitatio a vu le jour. Il faisait partie du courant de la « Dévotion moderne », un mouvement dans l’Église catholique aux XIVe et XVe siècles qui pratiquait et prônait une relation personnelle entre Dieu et le croyant. Un manuscrit de KBR contient une description de Thomas par un contemporain qui le décrit comme suit : « Hic fuit brevis stature sed magnus in virtutibus, valde devotus, libenter solus et numquam ociosus » (Il était petit, mais grand en vertus. Très pieux, il aimait être seul et ne chômait jamais).

Itinéraire d’un petit codex

Le manuscrit autographe que nous possédons n’apparaît dans les inventaires de la bibliothèque du Berghclooster qu’après le décès de Thomas, qui l’a donc probablement gardé avec lui pendant toute sa vie. Après la fermeture et la destruction du monastère, Johannes Latomus, moine augustin à Herentals (dans le nord de la Belgique), aurait retrouvé ce codex dans les ruines ; en 1577, il en a fait don au jésuite Johannes Bellerus, qui l’a confié aux jésuites anversois en 1590. Suite à la suppression de l’ordre des Jésuites en 1773, le manuscrit est arrivé dans l’ancienne Bibliothèque des ducs de Bourgogne.

« Le manuscrit autographe que nous possédons n’apparaît dans les inventaires de la bibliothèque du Berghclooster qu’après le décès de Thomas, qui l’a donc probablement gardé avec lui pendant toute sa vie. »

Quatre cahiers et une signature

Notre manuscrit autographe de l’Imitatio (ms. 5855-61) est insignifiant en apparence ; il ne mesure que dix centimètres sur six. Il contient 192 folios et est composé de treize cahiers. Les quatre premiers traités allaient traverser ensemble les siècles, sous le titre l’Imitation du Christ. Ils concernent la vie spirituelle, la vie intérieure, l’eucharistie et la consolation intérieure. Les premiers mots du premier traité sont connus autant que l’œuvre elle-même : « Qui sequitur me non ambulat in tenebris » (Celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres).
Au folio 192 v°, à la fin du treizième cahier, apparaît la signature de Thomas a Kempis. Même si le texte peut sembler difficilement lisible, les paléographes s’accordent pour y lire : « finit(us) (et) (com)plet(us) a(n)no d(omi)ni m° cccc° xli° p(er) ma(nus) fr(atr)is tho(m)e Ke(m)p(is) In mo(n)te s(ancte) agnet(is) p(ro)pe swoll(as) » (fini et complété en l’an 1441 par la main du frère Thomas a Kempis au mont Sainte-Agnès près de Zwolle). Cette datation de 1441 peut prêter à confusion : des copies identiques du texte des quatre premiers traités circulent à partir de 1425, au départ depuis le couvent voisin de Windesheim. Nous pouvons donc être sûrs que l’Imitatio date de 1424, Thomas s’étant par ailleurs rendu à Windesheim le 17 novembre 1424.

Ms. 5855-61, f. 1r° « Qui sequitur me non ambulat in tenebris ».

Ms. 5855-61, f. 1r° « Qui sequitur me non ambulat in tenebris ». © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Un deuxième autographe de Thomas a Kempis

Il est exceptionnel de retrouver un manuscrit autographe d’un auteur médiéval. C’est dire que la présence dans nos collections d’un deuxième autographe, signé du même auteur, relève de l’incroyable. C’est néanmoins la réalité. Au cours de sa très longue vie, Thomas a Kempis a écrit de nombreux autres traités sur le recueillement. Ainsi, le ms. 4585-87 contient une version des Méditations manuscrite par Thomas avec, au folio 116 v°, sa signature. Il s’agit clairement de la même écriture.

Ms. 4585-87, f. 116v°, le second livre autographe de Thomas a Kempis, 1456.

Ms. 4585-87, f. 116v°, le second livre autographe de Thomas a Kempis, 1456. © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Comme un tourbillon…

Le succès énorme et immédiat de l’Imitatio n’a pas changé la vie de Thomas : fidèle à son principe de travail dans la solitude, il a continué à vivre dans le même couvent près de Zwolle pendant que son livre déclenchait un immense enthousiasme. En quelques décennies, on trouve des copies manuscrites en latin, en français, en néerlandais, en anglais, en allemand…, richement illustrées ou pas. Thomas est lu dans les monastères, mais aussi dans les plus hautes sphères de la société. Le texte de Thomas, en tout ou partie, est présent dans une cinquantaine de manuscrits de KBR.
Très vite, une version « parallèle » de l’Imitatio commence à circuler sous le titre Internelle consolation. Elle débute par le quatrième cahier, avec les mots : « Le royaume de Dieu est dedans vous. » C’est le cas notamment de deux manuscrits prestigieux de nos collections : ms. 9272-76 appartenait à Marguerite d’York et ms. 10321, moins luxueux, a appartenu à Marguerite d’Autriche puis à Marie de Hongrie. Dans cette même tradition « royale », signalons notre ms. 15138, aux initiales décorées. Il a été copié dans un atelier à Bruges, la ville où Édouard IV, roi d’Angleterre et frère de Marguerite d’York, commandait ses codex. Au début du texte, l’Imitatio Christi est par ailleurs appelée « Musica ecclesiastica » (« musica » dans le sens de reflet de l’harmonie du monde), qualification habituelle en Angleterre.

Ms. 9272-76, f. 55r°, exemplaire de Marguerite d’York, ca 1475, 27,5 x 38,7 cm.

Ms. 9272-76, f. 55r°, exemplaire de Marguerite d’York, ca 1475, 27,5 x 38,7 cm. © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

… renforcé par les débuts de l’imprimerie

KBR possède 24 incunables de Thomas a Kempis. Le plus ancien est sorti de presse à Utrecht en 1474. Il contient divers textes de Thomas mais pas l’Imitatio. C’était le calme avant la tempête. Trois incunables de l’Imitatio, conservés à KBR (INC A 1832, 1836 et 1857), imprimés à Louvain chez Jean de Westphalie entre 1484-1485 et 1487, sont presque identiques. Leur colophon attribue le texte à Jean Gerson (1363-1429), chancelier de l’Université de Paris. Dans l’un des trois cependant, ce nom a été amendé de la main en Thomas a Kempis. L’attribution – erronée – à Jean Gerson a subsisté jusqu’au XXe siècle. De la version parue chez Philippe Pigouchet à Paris en 1491, KBR possède même trois exemplaires (INC A 555, INC A 556 et INC A 557), auxquels s’ajoute un exemplaire quasi identique paru en 1492 (INC A 558).
Une édition absolument remarquable, sortie de presse en 1495 à Burgos et dont ne sont conservés que cinq exemplaires au monde, a été achetée par Marguerite d’Autriche à Burgos avant son retour aux Pays-Bas en 1499. L’illustration finale, le Jugement dernier, peut aussi bien révéler la peur devant Dieu qu’un sens de l’humour prononcé. Avec une édition parue à Florence en 1514, nous nous trouvons en pleine Renaissance italienne. Quelques années plus tard seulement sont publiés à Paris Le livre intitule internelle consolation (Pierre Leber, 1533) et Le Livre de l’internelle consolation (Jehan Ruelle, 1540), qui montrent des typographies radicalement différentes. Une édition parue chez Thibaud Payen à Lyon en 1555 témoigne de la discussion bien vivante sur la paternité du texte : la page de titre attribue le livre à Jean Gerson, alors que le colophon du volume rejette explicitement cette attribution et indique Thomas a Kempis comme l’auteur.
Du XVIe siècle (du moins pour les approbations reproduites dans le volume qui n’est sans doute sorti qu’en 1620), signalons encore une version juxtalinéaire en latin et en grec, ce qui fait entrer l’Imitatio au panthéon des textes importants pour les humanistes.

Johannes Gerson, Libro de remedar á Christo, Burgos, Fadrique de Basilea, 1495, f. 120v° (INC B 404).

Johannes Gerson, Libro de remedar á Christo, Burgos, Fadrique de Basilea, 1495, f. 120v° (INC B 404). © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

« Une édition absolument remarquable, sortie de presse en 1495 à Burgos et dont ne sont conservés que cinq exemplaires au monde, a été achetée par Marguerite d’Autriche à Burgos avant son retour aux Pays-Bas en 1499. »

Au Grand Siècle, l’Imitatio (et Pierre Corneille) font vibrer Bruxelles

Dès la seconde moitié du XVIIe siècle, trois dynasties d’imprimeurs bruxellois publient plusieurs éditions de l’Imitatio. Il s’agit des familles Foppens, Fricx et ′t Serstevens, pour lesquelles l’impression de livres religieux était par ailleurs l’activité la plus importante. Ainsi, Foppens publie la traduction de Pierre Corneille (une paraphrase en vers) en 1665 et en 1684. De cette traduction, qui connut un immense succès à Paris dès la première parution partielle en 1651, nous conservons entre autres une édition où le texte latin est repris en marge des alexandrins de Corneille.

L’Imitation de Jésus-Christ. Traduite & Paraphrasée en vers françois. Par P. Corneille, Bruxelles, François Foppens, 1665 (VI 74022 A).

L’Imitation de Jésus-Christ. Traduite & Paraphrasée en vers françois. Par P. Corneille, Bruxelles, François Foppens, 1665 (VI 74022 A). © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Traduite en « toutes » les langues et disponible en poche

La diffusion exceptionnelle de l’Imitatio va de pair, depuis des siècles, avec des traductions dans toutes les langues possibles et imaginables : de l’arabe ou du syriaque à l’arménien, de l’hébreu au russe, du malaisien ou du cebuano au basque, du gallois à l’albanais, du chinois ou du japonais jusqu’à une édition en sténo… En guise d’illustration, citons une édition du XVIIe en arabe et deux éditions du XIXe : une en sept langues juxtaposées et une en breton.
L’Imitatio a été considérée d’emblée comme un petit livre à lire tranquillement dans son coin. Pendant des siècles, les imprimeurs, les libraires et les éditeurs n’ont certainement pas fait la sourde oreille à cet appel… Notre plus ancienne édition en (très) petit format (4,2 x 7,6 cm) date de 1622 et le frontispice témoigne d’ailleurs de l’attribution erronée à Jean Gerson.

L’Imitation de Jésus-Christ, en arabe, Rome, 1663 (VH 1596 A).

L’Imitation de Jésus-Christ, en arabe, Rome, 1663 (VH 1596 A). © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Adaptations pour des publics ciblés

Au XIXe siècle, des éditions adaptées pour les jeunes, pour les femmes ou pour les jeunes filles voient le jour. Les textes sont adaptés et dotés de commentaires qui reflètent l’air du temps. Ainsi cette édition pour les femmes parue à Paris en 1838 : « Celle qui me suit… » ou encore une édition pour les jeunes filles. Tout à fait dans l’air du temps, des ecclésiastiques expliquent le texte de Thomas chapitre par chapitre, en l’appliquant à des situations qu’une femme ou une jeune personne peut vivre, d’après eux.

L’Imitation de Jésus-Christ commentée pour une jeune fille. Paris – Tournai, Casterman, 1858 (VI 74364 A).

L’Imitation de Jésus-Christ commentée pour une jeune fille. Paris – Tournai, Casterman, 1858 (VI 74364 A). © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

Au Second Empire, sacre ultime ou contresens ?

La copie autographe de l’Imitatio, précieusement conservée par KBR, est un livre discret, de petit format, tout à fait à l’opposé de l’édition prestigieuse en format in-folio réalisée sous le Second Empire. Celle-ci a été tirée à seulement 103 exemplaires par l’« imprimerie impériale » à l’occasion de l’Exposition universelle de 1855 à Paris. La traduction de Corneille y est précédée du texte de Thomas, orné à la médiévale. Ce n’est plus un « petit livre » et ce volume – très lourd – ne se prêterait certainement qu’à grand-peine à une méditation dans une cellule de moine.

Une reliure Art nouveau dans notre collection Solvay

Dans la bibliothèque de Madame Louis Solvay, qui a été léguée à KBR en 1961, se trouve une édition tout aussi prestigieuse en même temps que plus respectueuse de l’esprit de l’Imitatio. Réalisée par l’Imprimerie nationale et publiée par Ambroise Vollard en 1903, elle est ornée de bois dessinés par Maurice Denis. La reliure de 1929-1930 est de la main du décorateur français Pierre Legrain (1889-1929). Après le décès soudain de celui-ci, elle a été achevée par Jacques Anthoine-Legrain.

L’Imitation de Jésus-Christ, bois dessinés par Maurice Denis, Paris, Ambroise Vollard, éditeur (Imprimerie nationale), 1903 (FS IX 475 A). Reliure de Pierre Legrain achevée par Jacques Anthoine-Legrain.

L’Imitation de Jésus-Christ, bois dessinés par Maurice Denis, Paris, Ambroise Vollard, éditeur (Imprimerie nationale), 1903 (FS IX 475 A). Reliure de Pierre Legrain achevée par Jacques Anthoine-Legrain. © Bibliothèque royale de Belgique – KBR Museum

« La reliure de 1929-1930 est de la main du décorateur français Pierre Legrain (1889-1929). Après le décès soudain de celui-ci, elle a été achevée par Jacques Anthoine-Legrain. »

Et aujourd’hui ?

Les temps ont changé. L’Imitatio est certainement beaucoup moins imprimée, diffusée et lue qu’entre le Moyen Âge et 1960. D’autre part, d’après une recherche rapide à l’été 2024, 13 éditions françaises (souvent des publications de niche) étaient en vente. L’étoile de Thomas a Kempis ne s’éteint pas. Nous chérissons notre collection unique aux multiples joyaux et nous osons espérer que des artistes du livre relèveront le défi d’en réaliser encore des éditions précieuses et belles.

Bibliothèque royale de Belgique, Mont des Arts 28, B-1000 Bruxelles : kbr.be
Réouverture du KBR Museum avec une présentation renouvelée : kbr.be/fr/museum

À lire
Édition et diffusion de l’Imitation de Jésus-Christ (1470–1800) de Martine Delaveau, bibliothécaire à la Bibliothèque nationale de France, et Yann Sordet, directeur de la bibliothèque Mazarine et de la bibliothèque de l’Institut de France, Paris, Bibliothèque nationale de France / Bibliothèque Mazarine / Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2011.
Un succès de librairie européen : l’Imitatio Christi, 1470-1850, Paris, Éditions des Cendres / Bibliothèque Mazarine, 2012.

1 KBR conserve le catalogue de cette vente publique, organisée le samedi 29 avril 1961 à la librairie Halbart à Liège.