Le marbre dans l’Antiquité grecque (6/7). Nouvelles recherches sur les marbres de Delphes

Portrait dit du « Romain mélancolique », Flamininus ? (détail), IIe siècle avant notre ère ? Marbre de Paros de la variété Chorodaki. EFA, Eirini Miari, 2019
Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée…
Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce

Dionysos du fronton ouest du temple d’Apollon, vers 330 avant notre ère : sa tête est en marbre de Paros, son corps en marbre du Pentélique. © EFA, Eirini Miari, 2020
L’étude matérielle des œuvres en marbre découvertes à Delphes entre 1892 et 1903 à l’occasion de la « Grande Fouille » conduite par l’École française d’Athènes a connu ces dernières années des avancées remarquables. Un travail collectif entrepris à l’occasion de la réouverture du musée archéologique du site en 2004 et depuis a réuni chercheurs grecs et français. Leur campagne de restauration des sculptures, d’informatisation et d’étude des collections, d’analyses de l’origine des marbres et d’étude des traces de polychromie a ouvert de nouvelles perspectives.
Les géologues savent que le sol calcaire de Delphes, située au pied du mont Parnasse, ne conserve pas de marbre.
Un panorama de l’importation des marbres à Delphes
La carrière voisine de Saint-Élie, à une dizaine de kilomètres à l’ouest, a fourni un beau calcaire gris, utilisé avec virtuosité pour l’architecture dorique – au trésor des Thébains ou au « Temple calcaire » – mais est inapte à la sculpture. Selon une tradition bien établie en Grèce centrale et dans le Péloponnèse, la plupart des bâtiments delphiques – à commencer par les deux temples principaux dédiés à Apollon et à Athéna – sont en calcaire stuqué et peint, local ou importé, notamment de la région de Sicyone. Delphes est cependant le lieu de la rencontre entre cette tradition architecturale de calcaire et l’usage venu des Cyclades d’utiliser le marbre en architecture comme en sculpture. Athènes a joué un rôle dans la diffusion de l’usage de ce matériau en architecture à Delphes et pour la sculpture architecturale en plaçant, au temple d’Apollon par exemple, des statues en marbre dans des frontons en calcaire. Delphes présente ainsi un panorama complet des usages et des importations tout au long de l’Antiquité des différents marbres grecs.
Un exploit technique
Il faut imaginer l’exploit technique que cela représentait : arrivés par mer et montés à 600 m d’altitude, les blocs importés – sous leur forme dégrossie en carrière – étaient tirés jusqu’aux sanctuaires delphiques depuis un port, la moderne Kirra, situé à une vingtaine de kilomètres. Comme on l’observe ailleurs et notamment sur l’Acropole d’Athènes, la première sculpture est en marbre de Naxos, affirmation politique d’une riche cité cycladique, avant que ne s’imposent aux VIe et Ve siècles avant notre ère ceux de Paros, notamment utilisés par les ateliers athéniens, dès le fronton est du temple archaïque d’Apollon ou pour le trésor des Athéniens après la victoire de Marathon en 490, premier bâtiment delphique entièrement en marbre. Athènes impose ensuite pour des raisons économiques ou politiques le marbre du mont Pentélique, qui devient à partir du IVe siècle avant notre ère le marbre importé le plus utilisé à Delphes (frontons du temple du IVe siècle, tholos, colonne des Danseuses, groupe dit de Daochos ou du « Vieillard »…). L’horizon s’élargit à l’époque impériale avec l’exploitation massive des marbres de l’île de Thasos notamment d’Aliki (basilique du gymnase) et le goût en architecture pour les marbres de couleur notamment celui bleu-gris de la voisine Livadia – une quarantaine de kilomètres tout de même !
Analyses de l’origine des marbres des sculptures de Delphes
En 2013 et en 2015, une première campagne d’examens effectués selon des méthodes non destructives sur plus de 250 fragments a permis de caractériser la nature de certains marbres utilisés à Delphes. Ces observations ont été faites par Annie et Philippe Blanc de l’université Pierre et Marie Curie de Paris VI. Elles ont été complétées par une série de prélèvements sur un corpus plus restreint, de manière à déterminer l’appartenance à une même sculpture ou à un même atelier. Avec l’autorisation exceptionnelle du service des anastyloses du ministère grec de la Culture, vingt-trois prélèvements ont été réalisés en juillet 2016 sur quatre ensembles : les caryatides des trésors d’époque archaïque, les sculptures des frontons du temple du IVe siècle avant notre ère, les statues du groupe de Daochos, des portraits romains dont le célèbre Antinoüs. C’est ainsi qu’a été révélée la pratique des ateliers attiques des années 360-330 avant notre ère, selon un savoir-faire développé sur le chantier du Mausolée d’Halicarnasse, de multiplier les pièces rapportées et d’utiliser conjointement le marbre du meilleur Paros de la carrière de Lychnitès pour les têtes, les membres et les corps nus, et le marbre du Pentélique pour les corps drapés – comme au temple d’Apollon ou pour le groupe de Daochos. Ces analyses ont également dévoilé l’emploi du marbre de Göktepe (Turquie) pour la statue d’Antinoüs – que l’on croyait être de Paros. Cela conforte l’hypothèse d’une commande impériale d’Hadrien lui-même auprès des ateliers d’Aphrodisias et l’attribution qui avait été avancée au sculpteur Antonianos, originaire de cette cité d’Asie Mineure, connu par un relief signé montrant Antinoüs et découvert à Rome.

Antinoüs, vers 130 de notre ère. Il est en marbre de la région d’Aphrodisias. © EFA, Eirini Miari, 2020
Énigmatique marbre de Chorodaki
Plus énigmatique est l’usage du marbre de Paros du type dit de Chorodaki (et non de Lychnitès le plus souvent requis pour des sculptures d’exception) pour la tête du « Romain mélancolique » parfois interprétée comme un portrait du général romain Flamininus vivant au IIe siècle avant notre ère. Doit-on supposer un remploi d’un bloc architectural plus ancien ? Cet usage de la variété Chorodaki est en effet bien attesté pour la sculpture architecturale dès l’époque archaïque : les blocs de frise et d’architrave taillés dans le sens horizontal du fil du marbre, les tambours des colonnes ou les caryatides dans le sens vertical. Cela a permis d’attribuer définitivement plusieurs fragments à quatre paires de caryatides distinctes – alors que nous ne connaissons que deux bâtiments susceptibles d’en recevoir. Dans le même temps, Philippe Jockey a développé avec une équipe pluridisciplinaire un programme de recherche sur la polychromie antique, révélant notamment pour les frises du trésor de Siphnos, datées avant 525 avant notre ère, les pratiques des Anciens Grecs.

Portrait dit du « Romain mélancolique », Flamininus ?, IIe siècle avant notre ère ? Marbre deParos de la variété Chorodaki. © EFA, Eirini Miari, 2019
Pour aller plus loin
MARTINEZ J.-L. (dir), 2021, Fouilles de Delphes IV, Monuments figurés. Sculpture 8. Un âge d’or du marbre. La sculpture en pierre à Delphes dans l’Antiquité, Athènes, EFA.
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