Des rives du Nil aux montagnes andines : les momies, une histoire universelle retracée au musée de l’Homme

Homme de la culture chachapoya, anciennement désigné comme « momie trépanée de Piedra Grande de l’Utcumbamba ». Ce jeune adulte, de 20 à 30 ans, a vécu entre le XIIe et le XVIe siècle, dans l’actuel Pérou. Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
Voici au moins 9 000 ans que l’humanité pratique la momification. Le musée de l’Homme revient sur ce procédé, attesté sur tous les continents, qui suscite depuis longtemps effroi et fascination. Usages funéraires, techniques d’embaumement, histoire de l’entrée des défunts momifiés dans les collections muséales, évolution du regard scientifique : autant de thématiques abordées au sein d’une exposition organisée sous l’égide d’Éloïse Quétel et Pascal Sellier.
Entretien avec Éloïse Quétel, responsable des collections médicales et d’anatomie pathologique au sein de Sorbonne Université, et Pascal Sellier, directeur de recherche émérite au CNRS. Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
Différentes expositions se sont intéressées à la question des momies ces dernières années. Quelle est la singularité de celle-ci ?
Pascal Sellier : Elle est véritablement centrée sur la momification dans son lien avec les pratiques funéraires, les rites et les croyances. Nous avons délibérément écarté la dimension- spectacle, souvent attachée au sujet, et fait le choix de ne pas nous attarder sur les aspects purement biologiques ou les momifications naturelles qui n’ont pas obéi à une intentionnalité. Notre objectif est de souligner la diversité historique, géographique et technique d’une pratique allant bien au-delà des seules momies égyptiennes – les premières à venir à l’esprit quand on évoque ce procédé. L’idée est aussi de montrer que l’on peut exposer décemment et avec respect des défunts momifiés, alors même que certaines institutions muséales ont renoncé à le faire dans le contexte actuel de nombreuses polémiques autour des restes humains. L’exposition veut mettre en lumière l’intérêt qu’il y a malgré tout à les conserver et à les étudier.

Jeune femme des Andes aux longs cheveux, dite « des chullpas », en référence au monument funéraire pré-inca qui l’abritait. Bolivie, possiblement Atacama, entre la fin du VIIIe et le milieu du Xe siècle. Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
Des momies guides
Comment s’est fait le choix des neuf momies qui constituent le cœur du parcours ?
Éloïse Quétel : Nous souhaitions d’abord faire découvrir au public ce qu’il ne connaît pas, aller au-delà des Égyptiens et des Amérindiens, et valoriser les collections du musée de l’Homme. Pour des raisons éthiques, nous avons aussi refusé de présenter des corps morcelés : c’est une rencontre avec un défunt – dont on a, autant que possible, reconstitué l’histoire et la provenance – que nous avons voulu proposer. Certains corps n’avaient jamais été montrés, comme la jeune femme des chullpas (Bolivie) ou la jeune femme guanche (Canaries, 3000-2000 avant notre ère) ; d’autres l’avaient rarement été, à l’image de Myrithis, provenant d’Antinoë, et illustrant la période romaine en Égypte, ou encore le petit garçon des Martres-d’Artière, exemple surprenant d’époque gallo-romaine.
À leur côté, se trouvent un « crâne-trophée » marquisien illustrant une momification temporaire (les crânes de certaines figures de la communauté des îles Marquises étaient prélevés longtemps après l’inhumation du corps momifié afin d’être conservés comme reliques) ou encore un fac-similé de momie de nourrisson égyptien datant du XIXe siècle – sa véritable nature en plâtre et bois a été révélée par des radiographies des années 1980. Ce sont donc 11 individus, chacun accompagné de sa « fiche d’identité » consultable par le visiteur, qui sont au centre de l’exposition. Des supports numériques, photographiques ou vidéo permettent de présenter, en complément, d’autres défunts et formes de momifications.

Myrithis : jeune fille âgée entre 16 et 25 ans, exhumée en 1903. Égypte romaine ou byzantine (30 avant – 640 de notre ère). Paris, musée du Louvre, en dépôt au MNHN, musée de l’Homme depuis 1935. © MNHN, J.-C. Domenech
Peuple guanche, Canaries, 3000-2000 avant notre ère
Découverte par un berger en 1812 au sein d’une grotte sépulcrale murée située à Tenerife, la momie féminine dite « d’une reine guanche » a été offerte à un colonel alors en poste sur l’île. Vendue une première fois, puis laissée en gage pour dette, elle est finalement donnée au Muséum national d’Histoire naturelle. Si les Guanche réservaient la momification aux personnages de haut rang, rien ne permet d’affirmer avec certitude que la jeune femme avait réellement le titre qu’on lui a attribué. A. T.-C.

Momie féminine dite « reine guanche ». Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
Ces momies proviennent donc de périodes et de territoires très variables. Y a-t-il autant de types de momifications que de civilisations ?
P. S. : La momification perdure sur le temps long. Elle est apparue il y a au moins 9 000 ans, date des premiers exemples retrouvés chez les Chinchorro du désert d’Atacama, entre Chili et Pérou actuels ; deux articles récents proposent des squelettes plus anciens qui montreraient des signes d’une momification antérieure mais cette hypothèse ne fait pas l’unanimité (au Portugal, il y a 10 000 ans et en Asie du Sud-Est, il y a 12 000 ans). La conservation des corps continue à être pratiquée jusqu’à aujourd’hui, comme en témoignent la momification de certains papes, notamment Jean XXIII, ou celles de Lénine et de Mao, mais aussi la thanatopraxie – cette technique, répandue dans la culture occidentale actuelle pour assurer la conservation des défunts avant inhumation ou crémation, en est une variante.
Suivant les civilisations, la pratique a pu être généralisée à l’ensemble de la population, ou réservée à quelques-uns. Chez les Égyptiens, tous les défunts, depuis le Nouvel Empire jusqu’à la période ptolémaïque, sont embaumés et bandelettés, même si le traitement est d’une qualité variable selon la classe sociale. Aux îles Marquises, au XIXe siècle encore, elle est très commune : un voyageur rapporte avoir vu des corps séchant par dizaines au soleil sur des plateformes funéraires. Les techniques sont en effet souvent liées au climat. Autre exemple, à l’Âge du bronze en Chine, au IIIe millénaire avant notre ère, les populations utilisent le côté desséchant du désert tout en le contrôlant : le dépôt dans des coffres en bois sans fond, posés sur le sable, permettait l’absorption des écoulements, un système de peaux de bovidés tendues assurant quant à lui l’étanchéité.

Nourrisson égyptien momifié décédéentre 6 à 9 mois. Égypte, entre le IIIe et le Ier siècle avant notre ère. Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
É. Q. : Pratiquée par les Égyptiens, l’éviscération est loin d’être systématique. Quand elle est réalisée, elle suit des voies variables : par l’aine en Égypte, par les voies naturelles chez les Amérindiens. Il y a parfois trépanation, comme chez l’homme chachapoya : son découvreur, Paul Vidal-Sénèze, avait rapporté avoir retrouvé, en 1877, au sein de sa calotte crânienne, une petite éponge supposée avoir été à l’origine imbibée d’un liquide antiseptique.
Martres-d’Artière (Puy-de-Dôme), IIIe siècle
Découverte en 1756 par des paysans au sein d’un cercueil en plomb lui-même placé dans un sarcophage en grès, la momie bandelettée du petit garçon avait été interprétée comme celle d’un saint en raison de sa spectaculaire conservation. Ses dents ont alors été arrachées pour en faire des reliques, avant que le corps ne passe d’abord entre les mains des médecins et apothicaires locaux, puis de l’Intendant ; il rejoint finalement le Cabinet du roi, à l’origine du Muséum national d’Histoire naturelle. Attribuée à la période gallo-romaine, sa datation restait cependant douteuse : la présence d’une momie en cette période d’incinération généralisée paraissait pour le moins surprenante. La préparation de l’exposition a conduit à réaliser pour la première fois des prélèvements : ceux-ci ont confirmé une datation vers 200-250, non seulement du corps du garçon âgé de 9 à 11 ans, mais aussi des bandelettes, pensées un temps comme postérieures. Le motif de la momification reste inexpliqué. A. T.-C.

Momie de jeune garçon. Les Martres-d'artière, IIIe siècle. Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
La momification est-elle toujours destinée à préserver le corps pour l’éternité ?
P. S. : Cet objectif était celui des Égyptiens. Ailleurs, la momification n’est pas systématiquement liée à des croyances et à l’idée d’une survie dans l’au-delà. Elle obéit souvent à des impératifs pratiques, comme la nécessité de transporter un corps sur de longues distances. Les chefs peuvent être momifiés pour être présentés à leurs sujets, comme chez les Scythes. À Tahiti, ils sont ainsi exposés plusieurs mois, voire plusieurs années, avant d’être finalement enterrés.
É. Q. : Le culte des ancêtres peut être aussi en jeu : l’homme chachapoya que j’évoquais était issu d’un peuple de guerriers ; il a été inhumé à flanc de montagne, probablement pour mieux veiller sur les habitants, et leur permettre de réaliser un pèlerinage de célébration sur le cycle de la vie et de la mort.

Homme de la culture chachapoya, anciennement désigné comme « momie trépanée de Piedra Grande de l’Utcumbamba ». Paris, musée de l'Homme. © MNHN, J.-C. Domenech
Comprendre les momies
Le parcours retrace l’histoire de ces momies, leur entrée dans les collections muséales et leur étude. De quelle évolution du regard témoigne-t-il ?
É. Q. : La fascination pour les momies est bien plus ancienne qu’on ne le pense souvent. Dès le Moyen Âge, certaines sont collectionnées dans des cabinets privés, voire exposées aux visiteurs. Elles sont régulièrement réduites en poudre pour leurs supposées vertus médicinales, jusqu’à ce que cet usage soit décrié, notamment par Ambroise Paré. Les expéditions scientifiques des XVIIIe, XIXe et du début du XXe siècle conduisent à l’arrivée massive en Europe de momies venues successivement d’Égypte puis d’Amérique latine. Certaines se dégradent pendant la traversée et sont jetées par-dessus bord. Celles qui parviennent à destination sont tellement nombreuses qu’une partie d’entre elles sert de combustibles dans les locomotives…
La plupart intègre néanmoins les collections muséales ; elles sont étudiées par les scientifiques avec les techniques et le regard de leur époque : les momies sont débandelettées ou démaillottées, disséquées, étudiées au prisme de théories anatomiques… jusqu’à ce qu’elles ne suscitent plus d’intérêt au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après plusieurs décennies d’oubli, les nouvelles règlementations, notamment celle sur l’obligation du récolement décennal en 2002, vont conduire à leur redécouverte au musée de l’Homme. La législation a aussi changé : elle inscrit noir sur blanc l’impératif de respect de la dignité humaine. En parallèle, le développement de technologies de pointe, comme l’imagerie médicale ou les analyses ADN, permet désormais une étude par des méthodes non invasives, et une connaissance renouvelée.

Vendeur de momies, par Félix Bonfils. Égypte, 1875. Photo Wikimédia / Domaine public
Certaines momies peuvent être impressionnantes, du fait de la dessication de la peau ou de leur posture. Comment les exposer sans risquer de heurter le public ?
É. Q. : La scénographie est le résultat d’une vaste réflexion sur le respect à accorder à ces défunts. La bonne conservation des momies imposait leur présentation sous vitrine et un faible éclairage ; nous avons fait le choix d’adopter une lumière diffuse sur l’ensemble du parcours pour éviter tout effet sensationnaliste. Nous avons aussi muni chaque vitrine d’un voile, placé sur l’un des côtés, aperçu en premier par le visiteur quand il entre dans la salle, afin d’éviter une rencontre trop frontale. Ce voile est orné de motifs en lien avec l’origine géographique du défunt.
P. S. : En effet, certaines momies pourraient a priori surprendre ou choquer : je pense là encore à l’homme chachapoya qui donne l’impression de crier – et a d’ailleurs inspiré Le Cri de Munch. Tout dépend du rapport à la mort transmis par les parents ou par l’éducation en général… Nous avons cependant estimé que des enfants dès l’âge de 8 ans avaient le bagage nécessaire pour visiter l’exposition, à condition sans doute d’y avoir été préparés par un médiateur, leur enseignant ou leurs parents ; ils auront expliqué que ces momies n’expriment en aucun cas une souffrance, que la posture regroupée qui caractérise certaines correspond aux liens et aux enveloppes simplement destinées à contenir le corps, etc.
Strasbourg, XVIIe siècle
Retrouvée dans la crypte de l’église Saint-Thomas, la « jeune fille de Strasbourg », décédée entre 1620 et 1645 alors qu’elle était âgée de 7 à 11 ans, n’a pas encore livré son identité. Plusieurs interprétations ont été avancées du fait de la présence, dans la même crypte, du comte de Nassau, mieux connu : on sait que sa dépouille avait été bloquée à Strasbourg par les guerres et les épidémies ; elle avait finalement été rapatriée à Sarrebrück dans les années 1980. Mais il n’y a peut-être aucun lien entre les deux personnages, sinon des circonstances communes. Ses vêtements – notamment des souliers tout neufs – et ses bijoux, tous d’une grande richesse, attestent qu’elle appartenait à la très haute bourgeoisie ou à la noblesse. A. T.-C.
« Jeune fille de Strasbourg ». Momie de jeune fille âgée de 7 à 11 ans au moment du décès, entre 1620 et 1645. Retrouvée dans l'église Saint-Thomas. © É. Quétel
Outre les momies et le mobilier funéraire, le parcours inclut également des œuvres d’art. Quel dialogue avez-vous voulu instaurer ?
P. S. : Une dizaine d’œuvres contemporaines a été incluse dans le parcours. Elles ont été sélectionnées pour leur réflexion sur la mort, le deuil, la décomposition, cet entre-deux entre la vie et la mort qu’est la momification… Elles entrent en résonance avec le reste de l’exposition et cherchent aussi à alléger le propos : nous avons par exemple choisi l’œuvre de Ben, J’attends, pour sa dimension humoristique.
É. Q. : C’est aussi une façon de dialoguer avec les objets d’apparat, notamment les sarcophages peints, accompagnant les défunts. Les œuvres contemporaines constituent un prolongement de cet artisanat d’art.

Sarcophage d’une chanteuse d’Amon de Karnak. Il est orné d’une scène de pesée de l’âme, ou psychostasie, l’épreuve finale du défunt pour accéder à l’au-delà. Paris, musée du Louvre, DAE. © Musée du Louvre, Dist. Grand-Palais RMN, Georges Poncet, SP
« Momies, mémoires révélées », du 19 novembre 2025 au 25 mai 2026 au musée de l’Homme, 17 place du Trocadéro, 75016 Paris. Tél. 01 44 05 72 72, www.museedelhomme.fr
Catalogue, éditions Muséum national d’Histoire naturelle, 272 p., 39 €.





