Le média en ligne des Éditions Faton

Une traduction inédite de l’Éducation du prince chrétien d’Érasme

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : frontispice (blason du Dauphin de France) et début du Prologue (initiale ornée aux armes de Guillaume de Montmorency), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 1v-2.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : frontispice (blason du Dauphin de France) et début du Prologue (initiale ornée aux armes de Guillaume de Montmorency), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 1v-2. © Musée Condé.

Un manuscrit du XVIe siècle acheté en vente publique a récemment trouvé place dans le Cabinet des livres du château de Chantilly. Il contient une traduction de l’Institutio principis christiani d’Érasme commandée par Guillaume de Montmorency, le premier seigneur de Chantilly connu comme bibliophile, à son voisin Guy de Baudreuil, abbé de Saint-Martin-aux-Bois. Le manuscrit rejoint ainsi une collection à laquelle il a appartenu, en livrant un nouvel éclairage sur la diffusion du texte d’Érasme à la cour de France1.

Érasme entreprend de composer l’Institutio en 1515. Alors en pleine gloire, il inaugure avec éclat sa nouvelle charge de conseiller du jeune Charles de Habsbourg en offrant ce court traité politique à celui qui s’apprête à devenir roi d’Espagne et, trois ans plus tard, empereur sous le nom de Charles Quint.

Érasme, Instructio principis christiani saluberrimis referta principis…, Bâle, J. Froben, 1516 : début de la dédicace à Charles Quint, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, VIII-F8/1.

Érasme, Instructio principis christiani saluberrimis referta principis…, Bâle, J. Froben, 1516 : début de la dédicace à Charles Quint, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, VIII-F8/1. © Musée Condé.

Un texte humaniste majeur

L’Institutio est au centre des réflexions sur l’éducation, la politique et la paix qu’Érasme développe alors dans les éditions successives des Adages (1500-1536) ou dans la Querela Pacis (Complainte de la paix, 1517) : le prince doit lire les auteurs classiques et chrétiens, apprendre à gouverner, fuir toute flatterie, combattre l’ignorance et savoir éviter les guerres.
Imprimé à Bâle chez Johann Froben en 1516, le traité rencontre un vif succès comme en témoignent de nombreuses réimpressions à Louvain, Paris, Venise ou Cologne jusqu’en 1529. Une traduction allemande est publiée dès 1521, mais il faut attendre 1546 pour voir paraître un abrégé en français, en appendice de l’Œuvre de police humaine de Francesco Patrizi. La mise à l’Index de l’Institutio en 1559 entraîne ensuite sa quasi-disparition en France pendant plusieurs siècles.
On s’est étonné que l’ouvrage n’ait pas été aussitôt traduit intégralement en français. La clarté du latin d’Érasme, la brièveté des aphorismes, la présence de manchettes rendaient-elles la lecture de l’imprimé assez commode ? Ce ne fut pas le sentiment de Guillaume de Montmorency (1453-1531) : « obeyssant Monseigneur à votre vertueux désir, écrit Guy de Baudreuil, je vous ay bien voulu communiquer la translation de latin en francoys… »

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : début du texte (initiale ornée aux armes de l’abbé Guy de Baudreuil), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 4.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : début du texte (initiale ornée aux armes de l’abbé Guy de Baudreuil), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 4. © Musée Condé.

Une traduction originale en français

Guy de Baudreuil (vers 1463-après 1534), issu d’une famille noble du Nivernais, est abbé commendataire de Saint-Martin-aux-Bois (diocèse de Beauvais) qu’il relève de ses ruines à partir de 1492. Juriste, avocat au Parlement de Paris en 1490, c’est un prélat humaniste et bibliophile qui confie à l’enlumineur parisien Étienne Colaud le décor d’une traduction de la Vie d’Hannibal de Donato Acciaiuoli (BnF, Mss, NAF 25165) et celui d’un missel aux feuillets aujourd’hui dispersés. 
S’il est le premier à traduire toute l’Institutio, Guy de Baudreuil n’affiche pas d’ambition littéraire : « … si en ladite traduction trouvez aucune faulte, que votre benigne grâce vous plaise la corriger et excuser mon rude langage auquel n’ay usé que de termes et parolles cleres sans suyvre l’art rethorique et oratoire desirant plus le prouffit des lisans que ma gloire… » Le Prologue adressé à Guillaume de Montmorency mentionne Louise de Savoie comme « mère du Roy et par deux foys en France régente », ce qui permet de dater le livre après octobre 1524 qui marque le départ du roi en Italie.

« L’Institutio est au centre des réflexions sur l’éducation, la politique et la paix qu’Érasme développe alors dans les éditions successives des Adages (1500-1536) ou dans la Querela Pacis (Complainte de la paix, 1517). » 

Epithome ou Sommaire du traicté d'Erasme de Roterdam…, enluminé entre Tours et Paris par le Maître de l’Érasme de Chantilly vers 1525 : les jeunes fils de François Ier présentés au Christ par saint Jacques, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, manuscrit 316, f. 24.

Epithome ou Sommaire du traicté d'Erasme de Roterdam…, enluminé entre Tours et Paris par le Maître de l’Érasme de Chantilly vers 1525 : les jeunes fils de François Ier présentés au Christ par saint Jacques, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, manuscrit 316, f. 24. © IRHT-CNRS.

Les desseins de Guy de Baudreuil

Deux manuscrits copiés entre 1523 et 1525, longtemps passés inaperçus, contiennent la même traduction de l’Institutio et éclairent les desseins de Guy de Baudreuil. Celui-ci adresse sa traduction à des représentants du pouvoir qu’il côtoie, pour les édifier ou saluer leur protection. Un premier exemplaire est offert à Louis II d’Orléans-Longueville (1510-1537), sans doute à l’occasion de son accession au titre ducal fin 1524 (Oxford, ms Tanner 9) : une miniature montre Guy de Baudreuil, premier maître des requêtes de la Maison ducale de Longueville, agenouillé, présentant sa traduction à Louis II entouré de conseillers. Un autre manuscrit conservé à la bibliothèque Sainte-Geneviève (ms 2217) a été commandé vers 1523-1524 par Marie d’Albret pour son fils unique François Ier de Clèves (1516-1561), comte (1521) puis duc de Nevers. Guy de Baudreuil garde de nombreux liens avec sa région d’origine : en 1531, il échange la dignité d’abbé de Saint-Martin-aux-Bois avec celle d’abbé de l’abbaye bénédictine de Corbigny.

Un manuscrit de présentation

Comme il l’écrit dans le prologue adressé à son ami et voisin Guillaume de Montmorency, Baudreuil espère atteindre le Dauphin, François de France (1518-1536), fils aîné de François Ier. Montmorency, proche du roi, est chevalier d’honneur de Louise de Savoie dont la devise « Libris et liberis » – Pour les livres et pour les enfants – dit la grande attention à l’instruction de ses enfants et petits-enfants.
Le manuscrit est un petit in-folio, d’aspect très soigné : 84 feuillets de parchemin à 27 lignes, d’une belle écriture bâtarde, sont rehaussés de deux grandes lettrines armoriées en tête du prologue et du texte, et de 13 lettrines ornées de fleurs sur fond doré. Le frontispice affiche un écu aux armes du Dauphin présenté par deux anges dans un encadrement architecturé caractéristique de l’atelier d’Étienne Colaud dans les années 1520. Encadrant le début du prologue, des motifs dorés sur fond bleu mêlent acanthes, putti et candélabres à l’antique, suivant l’italianisme à la mode.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : début du Prologue (encadrement orné et initiale aux armes de Guillaume de Montmorency), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 2.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : début du Prologue (encadrement orné et initiale aux armes de Guillaume de Montmorency), Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500, f. 2. © Musée Condé.

Lecture pour les princes

Si l’Europe est apaisée en 1516, la guerre a repris en 1521 : le 24 février 1525, François Ier subit une cuisante défaite contre l’empereur Charles Quint à Pavie. En vertu du traité de Madrid signé le 14 janvier 1526, François Ier est libéré de sa captivité à Madrid mais livre en otages ses fils aînés, François et Henri, alors âgés de sept et six ans. Ceux-ci gagnent l’Espagne avec une importante Maison, des précepteurs soigneusement choisis et des livres princiers.
Le manuscrit cantilien peut être rattaché au groupe cohérent de livres emportés ou envoyés en Espagne pour les princes, qui contient les évangéliaires du Dauphin François (Rome, Biblioteca Casanatense, ms 2020) et de son frère cadet Henri (Madrid, Biblioteca nacional de España, ms Res/51), ou un Viat de salut de Guillaume Petit, confesseur du roi (collection privée). Le copiste semble avoir travaillé rapidement, oubliant ou répétant des mots. L’enlumineur d’initiales se trompe par deux fois. Un correcteur ou un lecteur attentif effectue des rectifications.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : initiale erronée, corrigée en marge. Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : initiale erronée, corrigée en marge. Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500. © Musée Condé.

Un livre oublié ?

Le volume semble cependant n’avoir jamais été livré au dauphin François revenu en France en juillet 1530. Le contexte religieux s’est tendu : Louis de Berquin, autre traducteur d’Érasme, perd le soutien de François Ier face au Parlement et est brûlé en place de Grève le 16 avril 1529. Guillaume de Montmorency reçoit d’Alberto Pio de Carpi (1475-1531) la traduction de la Réponse à l’épître envoyée par Érasme où sont détaillés les griefs de l’Église à l’égard d’Érasme. La mort de Guillaume de Montmorency en mai 1531 et le retour de Guy de Baudreuil dans son Nivernais natal favorisent l’oubli du projet.
Le manuscrit est transmis aux princes de Condé en 1643 lorsque Charlotte-Marguerite de Montmorency, mariée avec Henri II de Bourbon-Condé, récupère les biens de son frère, arrière-petit-fils de Guillaume. Louis V Joseph de Bourbon-Condé (1736-1818) le dote d’une nouvelle reliure lors du transfert de sa bibliothèque au palais Bourbon vers 1770. On ignore comment le livre échappe aux confiscations révolutionnaires et arrive aux mains d’Anne Charles François de Montmorency-Fosseux (1768-1846), propriétaire du château de Courtalain (Eure-et-Loir), avant d’être transmis par mariage à la maison de Gontaut- Biron qui le conserve de 1862 à 2022.
Henri d’Orléans (1822-1897), duc d’Aumale, redonne entre-temps son faste à la bibliothèque des Bourbon-Condé dont il hérite en 1830. Son intérêt pour les Valois l’amène à acquérir en 1853, à la vente Jean-Jacques de Bure, un abrégé illustré de l’Institutio traduite librement en français pour les jeunes fils de François Ier qui y sont représentés agenouillés aux pieds de saint Jacques (Chantilly, ms 316). Le nouveau manuscrit acquis par la bibliothèque de Chantilly lui fait écho.

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : reliure aux armes du prince de Bourbon-Condé, vers 1770, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500

Érasme, Education et instruction du prince crestien, vers 1525 : reliure aux armes du prince de Bourbon-Condé, vers 1770, Chantilly, Bibliothèque du musée Condé, ms 2500 © Coutau-Bégarie.

1 Chantilly, manuscrit 2500, acquis par le musée Condé le 14 octobre 2022, à l’hôtel Drouot, avec le soutien du ministère de la Culture et des Amis du Musée Condé. Cf. M.-P. Dion, dans Le Musée Condé, 81 (2023), p. 27-34.