Adèle de Romance au musée Fragonard : le roman d’une portraitiste

Adèle de Romance (1769-1846), Portrait de Pierre Marie Nicolas Michelot, dit Théodore Michelot (1786-1857), préparant le rôle d’Hippolyte (détail), 1807. Huile sur toile, 101 x 80,5 cm. Collection particulière. © Studio Sebert
Le musée Fragonard poursuit son cycle consacré aux artistes femmes de la génération de Marguerite Gérard avec Adèle de Romance dite Romany (1769-1846). Fruit d’importantes recherches sur la vie, la vocation et le milieu dans lequel évolua cette jeune femme éminemment libre à une période particulièrement complexe de l’histoire, l’exposition réunit une trentaine d’œuvres. Elle bénéficie de prêts insignes d’institutions publiques comme de collectionneurs privés et donne lieu à la publication de la première véritable monographie de l’artiste.
Par Carole Blumenfeld, commissaire de l’exposition et docteur en histoire de l’art
Les archives ne disent pas tout, mais elles laissent parfois entrevoir, en filigrane, des fêlures ou des silences qui éclairent la force d’un portrait. Un portrait ne marque les esprits que s’il procède de la rencontre de deux trajectoires : celle d’un modèle dont l’histoire personnelle lui permet de saisir, mieux que quiconque, ce qui relève de l’exceptionnel. Le propre d’une monographie est précisément de tenter d’enrichir notre regard sur ces instants de grâce qui, deux siècles et demi plus tard, continuent de nous bouleverser – alors même que nous n’avons jamais croisé le regard ni de l’un ni de l’autre. L’exercice s’avère d’autant plus fécond lorsque l’artiste, en l’occurrence Adèle de Romance, mena une existence passionnante, riche d’enseignements sur la période.

Adèle de Romance (1769-1846), Portrait de femme tenant une corbeille de fleurs, vers 1802-1804. Huile sur toile, 71 x 58 cm. Paris, collection particulière. © Studio Sebert
Romance romanesque
Adèle de Romance naquit en 1769 d’une romance amoureuse entre un futur marquis, personnage tout en paradoxes, et une femme libre, animée d’un profond respect pour les artistes. Godefroy de Romance prit un plaisir fou bien des années plus tard à se justifier dans ses nombreux testaments – tous retranscrits dans la présente monographie – devant sa famille légitime, des incartades et compromis qu’il s’était autorisés avec les convenances de son état. Il aima Bernarde Mercier, fille d’un maître de danse, élevée dans le Midi de la France, et qui vécut une première existence à Vienne où était né son premier fils naturel, tant pour elle que pour l’univers flamboyant auquel elle lui donna accès.
Lors de la naissance d’Adèle, ses parents lui choisirent ainsi pour marraine une figure singulière : la future épouse du peintre Francesco Casanova, belle-sœur de Giacomo. D’autres femmes tout aussi remarquables entourèrent l’enfant au fil des années, telle l’étonnante Justine-Louise Rossignol dont le précieux carnet d’adresses et les innombrables secrets sur le Tout-Paris lui permirent de s’assurer que ses enfants et petits-enfants ne seraient jamais contraints, comme ce fut son cas jadis, de débuter dans la galanterie. D’autres encore offrirent à la petite Adèle ses premières entrées dans le monde des artistes : la voisine et amie intime de sa mère n’était autre que la veuve du célèbre Arlequin-Carlin, tante par alliance du frère d’Élisabeth Vigée Le Brun ; ou encore Julie Carreau, future Madame Talma, qui partageait alors la vie du vicomte de Ségur. Tout cela fut rendu possible par l’intelligente prévoyance de Bernarde Mercier, qui avait acquis dès 1776, de l’architecte Brongniart, une maison rue de la Chaussée-d’Antin, à deux pas des jardins de Madame de Montesson. Elle la revendit à la veuve Carlin, avant qu’Adèle, à son tour, ne rachetât celle de Julie Carreau. Or cette rue fut pendant plusieurs décennies un alambic de la création artistique française.

Adèle de Romance (1769-1846), Anne Françoise Guilbert de Pixerécourt, dite Fanny de Pixerécourt (détail), 1827. Huile sur toile, 147 x 115 cm. Nancy, musée des Beaux-Arts, dépôt du musée Lorrain. Ce tableau est une découverte, il a été spécialement sorti des réserves où il dormait depuis 102 ans et restauré à l’occasion de l’exposition. © Metz, Laurianne Kieffer
La fêlure
À peine âgée de 18 ans, Adèle mit au monde une première enfant, Aglaé, née, selon toute vraisemblance – les archives l’attestent avec une discrète éloquence – d’un commerce amoureux avec son petit-cousin Jean-Jacques Devin. Ce dernier, jadis figuré enfant aux côtés de ses parents dans un portrait exécuté par Louis-Michel Van Loo, réunissait en sa personne les apanages d’une double lignée : par sa mère, il appartenait aux puissants Le Couteulx, dynastie de financiers à l’influence tentaculaire ; par son père, il partageait avec Adèle une ascendance Rousseau, les marchands-drapiers de Sedan, dont l’opulence commerçante avait forgé la respectabilité sociale. Toutefois, les intérêts impérieux de la maison Le Couteulx commandèrent une tout autre alliance : Jean-Jacques Devin fut sommé d’épouser, un mois avant la naissance d’Aglaé, Thérésa Cabarrus, l’une des héritières les plus fastueusement dotées d’Europe – 500 000 livres. L’union fut malheureuse, mais le mal était fait. Adèle de Romance, loin de se laisser enfermer dans la disgrâce, sut faire contre mauvaise fortune bon cœur. Tandis que sa rivale s’épanouissait dans l’éclat des salons parisiens, elle se vit, quant à elle, poussée par un besoin impérieux de s’affirmer pour conquérir sa place dans la sphère publique par la seule vertu de son pinceau.
« […] pour s’imposer véritablement sur la scène artistique, Adèle comprit, dès le milieu de la décennie 1790, qu’il lui fallait s’arracher à cette grâce docile pour faire œuvre de peintre – c’est-à-dire, affirmer un regard et une intention. »
Un mariage blanc avec le miniaturiste Romany avec lequel elle ne vécut jamais suffit à légitimer la naissance d’Aglaé et, plus encore, à doter Adèle d’un nom roturier propre à passer les épisodes révolutionnaires sans encombre et à se réinventer alors que son père avait émigré. Des leçons particulières dispensées par des artistes choisis avec discernement, jointes aux avis éclairés du cercle familial d’Élisabeth Vigée Le Brun, suffirent pour la lancer, comme le prouve un portrait conservé au château de Versailles, signé et daté de 1792, représentant un parent éloigné de Jean-Jacques Devin. Les premiers portraits de l’artiste, manifestement redevables au style de Vigée Le Brun qu’elle copia pour s’exercer, révèlent une main déjà habile : la ressemblance est assurée, les attraits des modèles sont flatteusement rendus, mais l’ensemble demeure, dans sa manière, encore modeste et, surtout, dépourvu d’un discours sur le modèle. Or, pour s’imposer véritablement sur la scène artistique, Adèle comprit, dès le milieu de la décennie 1790, qu’il lui fallait s’arracher à cette grâce docile pour faire œuvre de peintre – c’est-à-dire, affirmer un regard et une intention. Peu après la naissance de sa deuxième fille en 1797, elle entra alors dans l’atelier de Jean-Baptiste Regnault, un pas nécessaire dans un champ artistique encore rétif à l’autonomie des artistes qui ne se réclamaient guère d’une école, et un formidable passeport pour faire preuve d’audace.

Adèle de Romance (1769-1846), Portrait de jeune femme assise dans un paysage, portrait présumé d’Anne Éléonore Pulchérie de Montmorency, comtesse de Rochechouart de Mortemart (1776-1863) (détail), 1804. Huile sur toile, 61 x 50,5 cm. Paris, musée Marmottan Monet. © musée Marmottan Monet / C. Baraja
L’empathie…
Adèle de Romance se fit alors interprète des signes extérieurs de l’âme, pénétrant leurs replis à travers l’apparat social, mais aussi en traduisant, grâce à ses pinceaux, la vanité d’un monde qui s’était pensé indestructible et l’énergie de ceux qui étaient suffisamment préparés pour embrasser les mouvements de l’histoire ou les incarner. Elle apprit tout simplement à profiter des enseignements du monde peuplé de personnalités aux origines bigarrées et aux destinées contrastées dans lequel elle avait grandi.
Longtemps préoccupée par la situation de son père, Godefroy de Romance, inscrit sur la liste des émigrés jusqu’à une date avancée, Adèle nourrit un regard à la fois lucide et pénétrant sur la figure de l’attente et celle, du retour, bercé de mélancolie. La noblesse fragilisée était une clientèle de choix et il était tentant de lui proposer des images faisant écho à ses préoccupations et à sa peur de ne pas pouvoir retrouver ses repères dans un monde où tout avait changé. Adèle de Romance élabora alors un archétype de portraits dans des paysages saturés d’évocation, où l’allusion, la mémoire et l’avenir s’enchevêtrent avec subtilité. Elle peignit ainsi une kyrielle de grandes dames dans des paysages, dans des postures empreintes d’une simplicité presque pastorale, fort éloignées du décorum somptuaire auquel leurs rangs auraient dû les astreindre.

Adèle de Romance (1769-1846), Portrait en pied de jeune femme assise dans un paysage, 1805. Huile sur toile, 60 x 50 cm. Marseille, musée Grobet-Labadié. © Marseille, Musées de la Ville de Marseille
… et l’admiration
Au Salon en revanche, elle se fit un nom grâce à sa familiarité profonde avec le théâtre, dont elle connaissait depuis l’enfance jusqu’aux recoins les plus confidentiels, restituant avec une rare acuité les images vraies des comédiens parisiens. En figurant de très jeunes talents, tel l’époustouflant Théodore Michelot ou l’extraordinaire Émilie Leverd, elle ne trichait pas et transformait en atouts des défauts physiques que bien d’autres auraient été tentés de masquer. Loin d’atténuer la générosité des formes ou la petite taille de ces débutants, elle parvint plutôt, avec une déférence scrupuleuse, à témoigner de leurs efforts et de ce qu’il leur en coûtait pour parvenir à de tels niveaux de maîtrise de leur art et de préparation de leurs rôles. Qu’elle mît en scène l’acteur Fleury dans sa prison en 1793 ou au soir de sa carrière, elle peignit un être habité, déployant un discours implicite sur la dualité du paraître de l’acteur. Dans ses Souvenirs, Élisabeth Vigée Le Brun ne disait pas autre chose au sujet de Germaine de Staël : « l’animation de son visage peut lui tenir lieu de beauté », et c’est justement cette forme de beauté qu’Adèle de Romance rechercha dans sa peinture.
La lucidité
Du tournant du siècle aux premières années de la monarchie de Juillet, Adèle sut naviguer avec une intelligence sociale tout en clair-obscur, ménageant les apparences sans jamais renier sa singularité. Elle qui ne reçut jamais la moindre commande de la famille impériale, et qui ne céda pas davantage aux séductions d’une union légitime, évoluait avec une discrète lucidité parmi les hiérarchies sociales, dont elle connaissait intimement les ornements trompeurs, les renoncements secrets et les transactions muettes.
Peignant, elle observait ; observant, elle déchiffrait ces visages empreints de compromis, ces trajectoires façonnées par les exigences d’une respectabilité acquise à un prix qu’elle avait préféré ne pas connaître. Femme véritablement libre, Adèle ne dénonçait rien : elle enregistrait. Son regard, pénétrant sans être cruel, mêlait la clairvoyance à une forme d’empathie contenue. Peindre était pour elle moins un exercice de pure virtuosité qu’un acte de discernement, une forme de lucidité sociale autant qu’un art du portrait.

Adèle de Romance (1769-1846), Portrait d’homme au jonc orné d’un pommeau en or, 1812. Huile sur toile, 84 x 67 cm. Paris, collection particulière. © Studio Sebert
« Adèle de Romance, peintre libre. L’art du portrait », jusqu’au 12 octobre 2025 au musée Jean-Honoré Fragonard, 14 rue Jean Ossola, 06130 Grasse. Tél. 04 93 36 02 07. www.fragonard.com
Catalogue, coédition Silvana Editoriale & Fragonard, 232 p., 35 €.







