La Fondation Custodia honore son ancien directeur à travers une rétrospective d’œuvres et de documents manuscrits acquis au cours d’un directorat de douze ans, qui aura permis à l’institution parisienne de renforcer ses domaines d’excellence et parfois de s’ouvrir à de nouveaux horizons.
La disparition brutale de Ger Luijten en 2022 a ému le monde des arts. Directeur du Cabinet des arts graphiques du Rijksmuseum à Amsterdam, ce dernier était venu prendre les rênes de la Fondation Custodia en 2010. Il lui appartint de redonner un cap à cette institution parisienne occupant seule, désormais, les deux élégants hôtels particuliers parisiens – Turgot et Lévis-Mirepoix – situés rue de Lille, après la fin, malheureuse, de l’Institut néerlandais (2013).
Une maison de collectionneur pointu
Custodia renvoie, en latin, à la surveillance (vigilante) de ce qui a été mis sous votre garde. Le premier impératif était de demeurer fidèle à l’héritage exigeant du fondateur, Frits Lugt (1884-1970), historien de l’art amstellodamois inscrit dans la perspicace tradition du Connoisseurship, grand collectionneur et érudit-bibliophile à l’origine d’une bibliothèque (elle n’a cessé depuis de s’enrichir) constituant un outil de choix pour les chercheurs. L’acquisition de (très) nombreuses œuvres pendant le directorat de Ger Luijten – un florilège « restreint » d’environ 150 dessins, gravures, tableaux et manuscrits est présenté au visiteur à l’occasion de cette exposition –, dit assez que la Fondation Custodia demeura ce qu’elle avait toujours été en vérité, une maison de collectionneur pointu.
Gloires du Siècle d’or hollandais
Les œuvres, au sein de l’exposition, sont réparties non par école ou par sujet, mais en fonction des techniques auxquelles elles se rattachent, classement repris ici. La collection léguée à la fondation par Lugt se signale notoirement par sa richesse en matière de dessins hollandais et flamands du XVIIe siècle. Le marché de l’art relativement à ces écoles, la première surtout, a fait l’objet d’une attention particulière entre 2010 et 2022. Parmi les feuilles du Siècle d’or hollandais entrées dans le fonds graphique en 2012 figure un autoportrait « à la fenêtre » de Samuel van Hoogstraten (1627-1687). À peine sorti de l’adolescence, une feuille de papier posée devant lui, le futur peintre et théoricien s’ingénie à fixer ses propres traits à la plume. On subodore que l’auteur des corrections vigoureuses apportées au travail de son élève à Amsterdam n’est autre que Rembrandt (il est un peu chez lui à Custodia)…
Une riche moisson de dessins
Longtemps dédaignés par l’histoire de l’art, parce que trop peu « typiques » des terres embrumées qui les avaient vus naître, les paysagistes-voyageurs néerlandais fascinés par les sites et les lumières de l’Italie – bel ensemble de feuilles « lavées » d’Andries Both (1611/1612-1642), Karel du Jardin (1626-1678), Caspar Adriaensz. van Wittel (1653-1736), dit Gaspare Vanvitelli en Italie, ou encore Jan Frans van Bloemen, dit Orizzonte (1662-1749) pour la fin de la période – ont également fière allure au sein de cette campagne d’acquisition duodécennale. La période antérieure est, quant à elle, illustrée par quelques feuilles singulières comme l’ambitieux Triomphe de Neptune maniérisant (vers 1580-1600) de l’anonyme « Maître des Albums Egmont » ou encore la Vue de la ville d’Huy du Malinois Hendrick Gijsmans (1544-1611/1612), rare dessin signé d’un artiste anciennement désigné comme « Anonyme Fabriczy ». On remarquera aussi quelques dessins italiens, tels le paysage bleuté avec une chasse au cerf du Génois Gherardo Cibo (1512-1600), riche personnalité, tout à la fois amateur, érudit et théoricien et botaniste, ou un dessin allusif de ce merveilleux artiste napolitain qu’est Bernardo Cavallino (1616-1656) dont l’œuvre dessiné se réduit à une poignée de feuilles. On s’arrêtera, enfin, sur un ensemble français dominé par le paysage : Nicolas Delobel (1693-1763), Hilaire Ledru (1769-1840), Camille Corot (1796-1875), Paul Huet (1803-1869), Rosa Bonheur (1822-1899) et Louis Cabat (1812-1893). Il confirme l’intérêt de l’institution pour l’école (mise à l’honneur récemment par l’exposition « Dessins français du XIXe siècle »), et, au-delà, le goût de Luijten pour des artistes solides, comme Delobel (jolie vue romaine de l’île de San Bartolomeo, 1729), mais peu connus en dehors des spécialistes. L’école danoise, aujourd’hui si prisée, doit notamment d’être représentée à la Fondation Custodia à l’action de l’un de ses anciens directeurs entre 1970 et 1994, Carlos van Hasselt. Son successeur s’est attaché à approfondir cette particularité du fonds à travers l’acquisition d’une feuille de jeunesse de Lorenz Frølich (1820-1908), Portrait d’une jeune femme, ou encore d’Intérieur (Femme se coiffant) dû à un maître plus tardif, Harald Slott-Møller (1864-1937), jusqu’alors absent des collections.
La passion de l’estampe
L’expertise de Ger Luijten pour ce qui touchait tout à la fois au plus ancien procédé de reproduction mécanique des images et à un moyen d’expression et d’expérimentation inépuisable pour les artistes fit merveille. La variété des gravures acquises pendant son directorat – variété technique (clair-obscur, manière noire, aquatinte, feuille d’or sur papier vélin teinté, etc.), thématique, eu égard aux formats aussi bien qu’aux périodes concernées – décourage une recension succincte. On privilégiera, arbitrairement, les scènes de mœurs « breughéliennes », emblèmes, paraboles (plus ou moins) morales et autres allégories profanes : rare série des Douze Plaisanteries sur les rapports entre les hommes et les femmes (vers 1570) d’après l’Anversois Marten van Cleve (vers 1527-1581) et La Richesse engendre la folie, sujet satirique gravé par Raphaël Sadeler I (1561-vers 1632) d’après Joos van Winghe (1542-1603). Ce type d’estampes présente l’intérêt notable de délivrer (parfois), les « clefs » interprétatives des peintures dites « de genre » produites, de manière croissante, dans les Pays-Bas au XVIIe siècle. Cette entreprise éclairée d’enrichissement du fonds s’étendit aux portraits et autoportraits d’artistes pour lesquels Lugt avait marqué un intérêt particulier. On ne pourra ainsi manquer de s’arrêter devant une magnifique épreuve d’essai – acquise en 2015 – d’un autoportrait, dénué de la moindre complaisance, de Goya, frontispice (dédaigneux) pour ses fascinants Caprichos.
Tableaux et esquisses en plein air
De brillants achats sont, semblablement, venus compléter la collection en matière picturale et parfois dialoguer avec des œuvres majeures du fonds, tel ce portrait (pour le moment anonyme vers 1630), du marchand virtuoso François Langlois « Ciartres » qu’il est intéressant de « parangonner » avec une célèbre étude dessinée de Van Dyck conservée par la fondation représentant le même personnage en joueur de musette. Parmi les acquisitions, on ne saurait omettre, en 2021, les soldats jouant aux dés du Delftois Simon Kick (1603-1651), peinture participant du genre « militaire » florissant du kortegaard (du français « corps de garde »). L’achat, en 2013, de Diane et ses compagnes découvrant la grossesse de Callisto du Zélandais Jacob van Loo (1614-1670), lequel devint plus tard membre de l’Académie royale à Paris, élargit le riche fonds hollandais à un érotisme mythologique atypique. L’énumération des artistes rencontrés dans cette exposition – Cornelis Saftleven, Cornelis de Vos, Esaias van de Velde, Abraham Bloemaert (liste non exhaustive) pour ce qui concerne les Hollandais ; Henri-François Riesener ou Anne-Louis Girodet pour ce qui regarde à la fois l’art français et celui, délicat, du portrait miniature – dit l’ampleur de l’effort accompli et la justesse du jugement. Parmi les œuvres mineures, mais charmantes, on citera encore Les Cascades de Tivoli de l’Anversois Simon Denis (1790), panneau qui réunit les Flandres, l’Italie et la France (on y voit la peintre Élisabeth Vigée Le Brun dessinant avec sa fille, Julie). Luijten s’appliqua, en outre, au renforcement de l’un des autres points forts des collections picturales (un autre héritage de Carlos van Hasselt) : les esquisses de paysages réalisées par les représentants du « pleinairisme » dans l’Europe du XIXe siècle (Corot, Degas, Jongkind, Constable, Dahl, Rørbye, Sødring, Sorolla). L’excellence acquise par Custodia en la matière a d’ailleurs donné lieu à une (mémorable) exposition – « Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 » – présentée à la Fondation, à Washington (National Gallery of Art) et à Cambridge (Fitzwilliam Museum) entre 2020 et 20213.
Lettres d’artistes et création contemporaine
La bibliophilie bien connue de Frits Lugt et son vif intérêt pour les documents manuscrits d’artistes, plaçant en quelque sorte l’historien de « plain-pied » avec son sujet, ont également trouvé un large écho au cours de ces douze ans. Pour ce qui regarde les lettres d’artistes et au risque de passer de l’énumération à la litanie, à nouveau les noms de quelques-uns des auteurs des manuscrits acquis et présentés ici se passeraient presque de commentaire : Vasari, Goya, Canova, Ingres, Géricault, Cézanne, Manet (pas moins
de quarante-trois lettres adressées à Félix Bracquemond entre 1864 et 1882), Gauguin, etc. On conclura cette recension par l’accent mis sur la volonté ferme de l’ancien professeur de dessin qu’avait été Luijten de mettre en avant des artistes contemporains (figuratifs, en général, et souvent néerlandais, mais pas seulement), tel l’Utrechtois Charles Donker (né en 1940), auteur d’un œuvre gravé à l’acuité toute « durérienne », ou le Belge Jozef van Ruyssevelt (1941-1985) dont la maîtrise de l’art difficile du pastel fait impression dans
Boule de verre (1981), ou encore Siemen Dijkstra (né en 1968), merveilleux paysagiste préoccupé par la pérennité, désormais problématique, de son « sujet », la nature.
Alexis Merle du Bourg
« Un œil passionné. Douze ans d’acquisitions de Ger Luijten »
Jusqu’au 7 juillet 2024 à la Fondation Custodia – Collection Frits Lugt
121 rue de Lille, 75007 Paris
Tél. 01 47 05 75 19
www.fondationcustodia.fr
L’exposition est accompagnée d’un catalogue en ligne disponible sur le site de la fondation.