Après Le Panier de fraises des bois, qui au printemps 2022 avait atteint la somme de 24,3 millions d’euros chez Artcurial et est depuis entré au Louvre grâce au succès de la 14e campagne « Tous Mécènes ! », c’est au tour du Melon entamé d’électriser le marché de l’art. Passé par la prestigieuse collection Marcille avant de trôner chez les Rothschild, il sera proposé aux enchères chez Christie’s à Paris le 12 juin prochain doté d’une solide estimation de 8 à 12 millions d’euros. Contrairement à son prédécesseur, il possède son certificat d’exportation.
Le Melon entamé n’est pas une redécouverte. Prêté à maintes reprises par la famille Rothschild depuis son acquisition par Charlotte de Rothschild (1825-1899) en 1876, l’œuvre est tout à la fois célèbre et emplie de mystères qui pourraient balayer nombre de certitudes sur l’artiste.
Le silence du XVIIIe siècle
Son histoire demeure pleine d’énigmes. Comme une trentaine d’autres tableaux du peintre tels Le Panier de fraises des bois1, la Nature morte avec un quartier de côtelettes posé sur une serviette à liteau (Paris, musée Jacquemart-André), le Bouquet d’œillets, de tubéreuses et de pois de senteur dans un vase de porcelaine blanche à motifs bleus (Édimbourg, National Galleries of Scotland), les dessus de porte du château de Bellevue (Paris, musée du Louvre) ou encore La Fontaine (Paris, vente Christie’s, 22 novembre 2021), Le Melon entamé et son pendant Le Bocal d’abricots (Toronto, Art Gallery of Ontario) proviennent des collections de François Marcille (1790-1856).
« Deux ovales faisant pendant… »
Dans une lettre adressée aux frères Goncourt, son fils Camille qui avait hérité de cette paire lui consacrait un passage dont la lecture fait sourire tant sa description paraît triviale : « Deux ovales faisant pendant. L’un représente un melon coupé surmonté de la tranche, un panier de pêches, 3 prunes de reine Claude, 2 poires, un pot à eau de Chine et la cuvette plus deux bouteilles. Répétition de celui du musée La Cazexe. (Louis La Caze, le meilleur ami de François Marcille qui légua sa collection au du Louvre en 1769). Dans l’autre un bocal 2 abricots deux biscuits un citron un macaron et un couteau à manche noir qui rompt la ligne d’une tablette en marbre qui supporte en outre une boîte de dragées un pain de sucre recouvert de son papier bleu 2 tasses du Japon (blanc laiteux avec fleurs rouges) et 3 verres dont l’un est rempli de vin. Ces deux tableaux sont signés avec la date de 1760. Ils furent achetés par mon père chez un descendant de Chardin qui demeurait derrière la porte St Denis ou St Martin. J’opinerais plutôt pour la dernière. Haut. 0.57. Larg. 0.51 ».
Chez l’orfèvre du roi
Le fils unique du peintre au parcours picaresque – il fut enlevé par des corsaires anglais au large de Gênes – s’étant suicidé à Venise, il est permis de s’interroger sur cet éventuel « descendant de Chardin »… En réalité, les spécialistes hésitent depuis longtemps sur la provenance ancienne de ces deux tableaux. Au Salon de 1761, outre plusieurs natures mortes non décrites présentées sous le numéro 46, le peintre exposait sous le numéro 45 une paire ovale prêtée par l’orfèvre du roi, Jacques Roëttiers de La Tour. Gabriel de Saint-Aubin croqua alors sur son exemplaire du livret du Salon (Paris, Cabinet des estampes) ce qui semble bien être Le Panier de fraises des bois ainsi que deux ovales qui présentent un certain nombre de variantes par rapport aux pendants de la collection Marcille puis Rothschild. Diderot, d’ordinaire plus loquace, ne s’embarrassa pas non plus de détails !
« Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien… »
Pour le philosophe le plus critique de l’histoire de l’art français, Chardin frôlait alors l’hérésie. « C’est toujours une imitation très fidèle de la nature, avec le faire qui est propre à cet artiste ; un faire rude et comme heurté ; une nature basse, commune et domestique. Il y a longtemps que ce peintre ne finit plus rien ; il ne se donne plus la peine de faire des pieds et des mains. Il travaille comme un homme du monde qui a du talent, de la facilité, et qui se contente d’esquisser sa pensée en quatre coups de pinceau. Il s’est mis à la tête des peintres négligés, après avoir fait un grand nombre de morceaux qui lui ont mérité une place distinguée parmi les artistes de la première classe. »
Le pouce de Chardin
Aux commencements des années 1760, Chardin parvint pourtant à se hisser au sommet de son art. Comme quelques-uns de ses illustres prédécesseurs, Titien en tête, il atteint alors une sorte d’ascèse et frôle l’abstraction. Au Salon de 1763, Diderot avait retrouvé ses esprits et percé le mystère de ce « faire » fascinant : « Il faut à chaque coup de pinceau, ou plutôt de brosse ou de pouce, que l’artiste s’éloigne de sa toile pour juger de l’effet. De près l’ouvrage ne paraît qu’un tas informe de couleurs grossièrement appliquées. Rien n’est plus difficile que d’allier ce soin, ces détails, avec ce qu’on appelle la manière large. Si les coups de force s’isolent et se font sentir séparément, l’effet du tout est perdu. Quel art il faut pour éviter cet écueil ! Quel travail que celui d’introduire entre une infinité de chocs fiers et vigoureux une harmonie générale qui les lie et qui sauve l’ouvrage de la petitesse de la forme ! Quelle multitude de dissonances visuelles à préparer et à adoucir ! » Ici, les pêches, les prunes et les poires entraînent le spectateur dans un ballet autour de la toile pour choisir la distance qui offre la possibilité de recomposer l’unité de chacun de ces fruits. Un miracle optique se produit alors. Chardin ne copie pas littéralement ce que la nature donne à voir mais propose d’en évoquer les sensations grâce à ce que l’historien de l’art Alexis Merle du Bourg, qualifie de « touche dissociative ». Pour représenter la fragilité d’un fruit qui se gâte sous son œil, Chardin a ainsi recours à un procédé déroutant. Là où Diderot était troublé par la négligence du peintre qui n’acheva pas de peindre le sommet de sa tranche de melon, il est permis de considérer qu’en ne rechargeant pas sa brosse, il peignait déjà l’évanescence de la chair qui se rétracte.
La vanité en une touche
Cette touche non finito de Chardin pourrait renverser à elle seule son image. Alexis Merle du Bourg a rappelé dans sa récente monographie du peintre1, où il fait la part belle à l’ascendance nordique de son art, combien une méprise s’était installée à son égard. « La plupart des exégètes de Chardin se sont montrés sceptiques à propos de la portée morale de sa représentation du quotidien contre la thèse, déjà ancienne, d’une Ella Snoep-Reitsma (1973) inclinant à faire du peintre un “moraliste pur sang”. Ce débat – qui bifurque sur la question de la perpétuation de la notion de vanité dans les natures mortes de Chardin – ne peut être balayé sous le prétexte, facile, d’un XVIIIe siècle sans religion qui se serait défait sans remords de ces vieilles lunes métaphysiques et axiologiques. » Qu’il ait été ou non pétri de religion, Chardin nous invite ici au recueillement pour mesurer la fragilité des choses et notre incapacité à les saisir. En apposant son propre pouce sur l’empâtement de tons orangés au centre de la tranche de melon, celle-ci s’est d’ailleurs consommée et dérobée…
« La recherche butée de l’excellence »
La virtuosité de Chardin, son besoin irrépressible de jouer avec les possibilités de sa palette, son expérience consommée des glacis font de lui un magicien aux ambitions mystiques. Pour Merle du Bourg toujours, « La singularité de la démarche de Chardin, son idiosyncrasie foncière, se lisent à la vérité dans presque toutes les étapes de l’exécution d’un tableau, au-delà même de cette touche disjointe, fractionnée, dissociative qui vaut presque signature et étonna les contemporains. Elles résident ainsi dans le caractère heuristique d’une peinture qui trahit, par le nombre remarquable des repentirs, parfois par leur évidence, la recherche butée de l’excellence à travers une sorte de tâtonnement fébrile ». La touche enfiévrée de Fragonard en 1769 devait certainement beaucoup aux recherches de Chardin chez lequel il passa quelques mois à regarder le maître « portraiturer des légumes ». Là encore, Diderot demeura muet et aucun critique contemporain ne parvint à saisir la dimension philosophique de ses Figures de fantaisie. Le propre de l’art – et du marché de l’art – est de réparer ces injustices dont les magiciens Chardin et Fragonard, trop en avance sur leur temps, furent victimes de la part de ces philosophes et critiques.
Carole Blumenfeld
1 Cf. L’Objet d’Art n° 573, p. 88.
Vente Paris, Christie’s, le 12 juin 2024 à 15h.
www.christies.com
À lire : Alexis Merle du Bourg, Chardin, Paris, Citadelles & Mazenod, 2000.