![Eugène Delacroix (1798-1863), La Liberté guidant le peuple (après restauration), 1830. Huile sur toile, 260 x 325 cm. Paris, département des Peintures du musée du Louvre. © Grand Palais-RMN (musée du Louvre) / Adrien Didierjean / Mathieu Rabeau](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/05/Delacroix-La-Liberte-guidant-le-peuple-APRES-restauration©-GrandPalaisRmn-musee-du-Louvre-Adrien-Didierjean-Mathieu-Rabeau.jpg)
Elle est au Louvre la seule véritable rivale de La Joconde. Après six mois d’une restauration qui s’est étendue d’octobre 2023 à avril dernier, l’emblématique Liberté guidant le peuple, peinte en 1830 par Eugène Delacroix (1798-1863), vient de regagner ses cimaises de la salle Mollien. Les bons soins des restauratrices Bénédicte Trémolières et Laurence Mugniot ont permis d’éclairer d’une lumière nouvelle ce chef-d’œuvre de l’artiste sur lequel tout ou presque semblait déjà avoir été dit.
Voilà dix ans que le département des Peintures du Louvre a entrepris la restauration des grands formats présentés en salle Mollien. Après Scènes des massacres de Scio (2019), Femmes d’Alger dans leur appartement (2021) et La Mort de Sardanapale (2023), et avant Entrée des Croisés à Constantinople (2024-2025), c’est désormais au tour du plus grand chef-d’œuvre de Delacroix de retrouver ses couleurs.
« Un sujet moderne »
Enthousiasmé par les journées révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet 1830, le jeune Delacroix, alors âgé de 32 ans, s’attèle à l’exécution de sa toile dès le mois de septembre. « J’ai entrepris un sujet moderne, écrit-il à son frère. Une barricade… et si je n’ai pas vaincu pour la patrie au moins peindrai-je pour elle. » Le retour en grâce du drapeau tricolore, en berne depuis quinze ans, trouve en effet un écho particulier dans le cœur de l’artiste, fils d’un ministre de la Première République. Quatre mois plus tard, son œuvre est terminée. Elle traduit l’engouement collectif pour ce vent de liberté qui souffle alors sur la France, sans rien dissimuler de la violence des combats, comme en témoignent les cadavres qui s’amoncellent au premier plan.
![Eugène Delacroix (1798-1863), La Liberté guidant le peuple (détails après restauration), 1830. Huile sur toile, 260 x 325 cm. Paris, département des Peintures du musée du Louvre. © OPM](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/05/IMG_7630-scaled.jpg)
« R.F. 129 »
Au Salon de 1831, ce tableau âpre, cruel et méticuleux attire tous les regards ; on voit en lui la représentation la plus réussie des Trois Glorieuses. Un temps envisagé comme une acquisition possible pour la liste civile du roi Louis-Philippe Ier, cet appel à l’insurrection permanente fait finalement une entrée plus discrète dans les collections de l’État par l’intermédiaire du ministère du Commerce et des Travaux publics. Brièvement exposée au musée du Luxembourg, la toile est rapidement envoyée en réserves avant d’être rendue à l’artiste. Elle ne resurgit véritablement qu’en 1855, à l’occasion de la rétrospective Delacroix organisée durant l’Exposition universelle de Paris. Preuve de la vigueur intacte de sa charge politique, sa présentation fait l’objet d’une autorisation dûment délivrée par Napoléon III. On la retrouve ensuite, à nouveau au musée du Luxembourg, entre 1863 et 1874, date à laquelle elle gagne enfin le Louvre. Elle reçoit alors son numéro d’inventaire, « R.F. 129 », quarante ans après son entrée dans le giron de l’État.
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De Chambord à Tokyo
Le chef-d’œuvre de Delacroix connaît sa première restauration documentée durant l’été 1949 : mis en sécurité à Chambord, puis au château de Sourches, durant la Seconde Guerre mondiale, il a souffert de ses différents déménagements. Un rentoilage est donc effectué, ainsi qu’un allègement des vernis. En 1999, son châssis est remplacé en prévision d’un prêt exceptionnel au Japon. Presque deux fois centenaire, la Liberté nécessitait désormais une cure de jouvence. Au fil des décennies, les couches de vernis et de repeints superposées avaient fini par recouvrir la toile d’un écran jaune opaque qui, en obscurcissant l’œuvre, avait fait disparaître les nuances et l’intensité des couleurs.
![Eugène Delacroix (1798-1863), La Liberté guidant le peuple (avant restauration), 1830. Huile sur toile, 260 x 325 cm. Paris, département des Peintures du musée du Louvre. © Grand Palais-RMN (musée du Louvre) / Michel Urtado](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/05/c873b3175e093c234fc8931408a1074c-1500x1198-2.jpg)
La révolution en trois dimensions
Ces différentes couches avaient, en outre, éteint l’illusion tridimensionnelle rendue possible par l’animation de la matière colorée propre à Delacroix : granuleuse, liquide ou crémeuse, elle crée des transparences, simule des textures et structure les différents plans. L’amincissement de ces couches permet à nouveau aux personnages de se détacher les uns des autres. Le fameux « Gavroche » – en vérité antérieur de trente ans au personnage de Victor Hugo – précède aujourd’hui visiblement la Liberté. Autour du trio central qu’ils forment avec le drapeau tricolore, mille détails resurgissent, à l’image d’un pathétique soulier usé peint au premier plan à gauche qui avait fini par se confondre avec les pavés, ou encore des immeubles représentés dans la partie droite du tableau, désormais clairement différenciés, des fenêtres desquels fusent des coups de feu.
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Les couleurs de la Liberté
De quelle couleur est la robe de la Liberté ? Les nostalgiques de l’ancien billet de cent francs figurant, de 1979 à son remplacement par Cézanne, le visage du maître du romantisme, associé au groupe central de sa toile la plus emblématique, seront unanimes : elle est uniformément jaune. Faux ! Un premier test effectué par les restauratrices sur la partie basse de la tunique a mis en évidence une teinte gris clair. L’extension du nettoyage à l’ensemble du personnage a montré que la robe a d’abord été entièrement grise, avant que le peintre n’y apporte différentes touches de jaune, très vives au niveau du buste, puis de plus en plus délavées. Une subtilité que la restauration de 1949 avait occultée en cherchant à uniformiser le jaune du drapé. Le retrait de ces repeints rend désormais limpide le dessein de l’artiste : sublimer par la couleur le buste triomphant de la Liberté. Cette dernière a également retrouvé le nimbe doré sur lequel se détache sa tête, qui jusqu’alors se confondait avec la fumée envahissant le ciel. Par la grâce de la couleur, cette Liberté au profil de médaille s’impose à nous à la fois comme une figure allégorique, presque divine, et comme une femme du peuple, le jaune étant à l’époque associé à la prostitution.
![Eugène Delacroix (1798-1863), La Liberté guidant le peuple (détail après restauration), 1830. Huile sur toile, 260 x 325 cm. Paris, département des Peintures du musée du Louvre. © OPM](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/05/IMG_7631-scaled.jpg)
Bleu, blanc, rouge
Vert, violet, orangé… Trois ans avant la Liberté, la terrible Mort de Sardanapale constituait un hymne à la couleur. Pour son chef-d’œuvre, Delacroix s’impose une véritable ascèse chromatique. D’apparence austère, sa trame explore toutes les nuances allant du blanc le plus pur (un reflet sur la cuirasse), au noir d’encre (le gilet du garçon aux pistolets). C’est sur cette base que l’artiste fait ensuite vivre les trois couleurs du drapeau national retrouvé, véritable sujet du tableau : sur l’étendard brandi par la Liberté, bien sûr, mais aussi à différents endroits de la composition, jusqu’aux tours de Notre-Dame visibles à l’arrière-plan où flotte la bannière tricolore, étonnamment représentée à l’envers.
![Eugène Delacroix (1798-1863), La Liberté guidant le peuple (détail après restauration), 1830. Huile sur toile, 260 x 325 cm. Paris, département des Peintures du musée du Louvre. © OPM](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/05/IMG_7635-scaled.jpg)
Olivier Paze-Mazzi