Qaryat al-Fâw, une ancienne oasis en Arabie centrale

Vue aérienne du site. © Muhammad Bajâd al-ʿAsîrî, octobre 2024
Située sur la route commerciale reliant l’Arabie du Sud (le Yémen), la Mésopotamie et le golfe arabo-persique, l’oasis de Qaryat al-Fâw, l’antique Qaryat dhāt Kahl, était une plaque tournante du commerce des aromates. Là, des négociants venus de toute l’Arabie ont échangé, pendant près de huit siècles (IVe siècle avant – IVe siècle de notre ère) encens et autres produits de luxe. Riche de vestiges impressionnants, le site a été inscrit en juin 2024 sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Grâce à son architecture, ses inscriptions et ses peintures se dévoile une civilisation internationale méconnue.
Découvert en 1936 par l’Anglais Henry St. John Philby, le site est visité en 1956 par la mission Philby-Lippens-Ryckmans et en 1969 par l’épigraphiste belge A. Jamme.
Vingt-deux campagnes de fouilles
Il fait ensuite l’objet de vingt-deux campagnes de fouilles entre 1972 et 2004 menées par une équipe de l’université du roi Saud de Riyadh, sous la direction du Pr. Abd al-Raḥmân al-Ṭayyib al-Ansârî (1935-2023). Étendu sur la rive gauche d’une vallée d’un côté, et protégé par la chaîne montagneuse du Jabal Tuwayq de l’autre, il témoigne, par ses nombreux vestiges recouvrant près de 5 000 ha, d’une occupation humaine dès le Paléolithique moyen/récent. Le Néolithique se distingue par ses silex et outils en pierre, foyers, pierres dressées et tombes qui parsèment le paysage. Les milliers de puits de plantation (dont une trentaine fouillée) associés à un système complexe de canaux d’irrigation sont à l’origine du développement de cette vaste oasis.

Carte de l’Arabie antique. © A. Emery © Éditions Faton
Le développement du comptoir commercial
Si l’on se fonde sur les données archéologiques, la ville à proprement parler de Qaryat al-Fâw est fondée vers le IVe siècle avant notre ère et connaît un premier développement urbain lors des trois derniers siècles précédant notre ère. Elle poursuit son expansion jusqu’au IVe siècle de notre ère environ. Son apparition sur l’échiquier politique de la région coïncide avec une nouvelle carte du réseau commercial, après la conquête par Alexandre le Grand du Levant et de la Mésopotamie, entre les villes du Golfe – Ikaros, Gerrha, Mleiha, Tylos –, et l’Arabie du Sud productrice d’encens. Qaryat al-Fâw joue alors un rôle déterminant. Aujourd’hui, la partie fouillée du site antique, qui comprend le quartier résidentiel, le souq (maqśam), le complexe cultuel et une partie de la nécropole de la ville, reste modeste par rapport à l’ampleur des zones à investiguer.

Inscription arabe en écriture sabéenne du Ier siècle avant notre ère :ʿIgl fils de Hûfʿamm a construit pour son frère Rabîb’îl fils de Hûfʿamm ce tombeau… Tiré de Routes d’Arabie, 2010, p. 118.
Le premier royaume arabe d’Arabie centrale
Sur le plan politique, l’antique Qaryat, également appelée (ṭlw) « peinte en rouge » ou (gntn) « le jardin », semble avoir lié son destin politique avec l’oasis de Najrān, située à 280 km au sud-ouest. Une confédération de tribus arabes Amîr, Muhaʾmir de Najrān et Dhakîr de Qaryat se forme vers les IIIe-IIe siècles avant notre ère, avec à leur tête le roi Wahabdhûsamâwî, qui appartient à la famille royale najrânite. Vers le Ier siècle avant notre ère, une nouvelle coalition des tribus arabes constitue le royaume de Qaḥtân et Madhḥig, dirigé par le souverain Muʿâwiya b. Rabîʿa, comme le souligne l’inscription trouvée dans sa tombe. C’est à cette période qu’apparaissent les premiers écrits en sudarabique rédigés en vieil arabe. Vers le IIIe siècle, les deux célèbres tribus arabes Kinda et Qaḥṭān forment un nouveau royaume dirigé par le roi Rabîʿa b. Muʿâwiya de Âl Thawr, qui porte le titre de roi de « Kinda et Qaḥṭân » et qui subit les attaques militaires du roi de Saba vers 220. Au IVe siècle, le site de Qaryat semble être abandonné sans heurts. Les tribus d’Arabie centrale, avec à leur tête Kinda, entrent alors dans l’orbite du royaume de Himyar (Yémen) en lui fournissant des contingents.

Temple de ʿAthtar dhū-Qabḍ. © Pr. Sâlim Tayrân, octobre 2024
Royaumes et tribus d’arabie
L’Arabie du Sud (aujourd’hui le Yémen), l’Arabia Felix des auteurs classiques, est divisée, dès le VIIIe siècle avant notre ère, en quatre principaux royaumes organisés par des confédérations tribales : les royaumes de Saba’ (les Sabéens, capitale Mârib), de Ma’în (les Minéens, capitale Qarnâ), de Qatabân (les Qatabânites) et du Hadramawt (les Hadramis, capitale Shabwa). Les deux tribus, Amîr et Muhaʾmir, qui ont autorité sur l’oasis de Najrân (au sud-ouest de l’Arabie saoudite), forment un petit royaume au Ier millénaire avant notre ère. Aux alentours du IIe siècle avant notre ère, un souverain de Qaryat al-Fâw règne sur une confédération composée des deux tribus de Najrān (Amîr et Muhaʾmir) et de la tribu Dhakîr de Qaryat al-Fâw. Les Dadanites et les Lihyânites constituent dans l’oasis d’al-ʿUlâ (au nord-ouest de l’Arabie saoudite), respectivement les royaumes de Dadan (VIIIe-VIe siècle avant notre ère) et de Lihyân (Ve-Ier siècle avant notre ère). Les Nabatéens, eux, installés dans le sud de la Jordanie et au nord de l’Arabie saoudite actuelle, forment aux alentours du IVe siècle avant notre ère, un royaume avec pour capitales Pétra (du nom sémitique de Reqem ou Raqmu, « la Bariolée ») et Hégra au sud (aujourd’hui Madâ’in Sâliḥ en Arabie saoudite). En 106 de notre ère, le royaume nabatéen, « la Nabatène », est annexé par l’empereur Trajan pour devenir une nouvelle province romaine, celle d’Arabie.
Une ville comptoir aux multiples divinités
L’aspect carrefour commercial de la ville antique de Qaryat se manifeste dès le IIIe siècle avant notre ère par la présence active des Minéens sur le site. Ces derniers font construire dans le quartier résidentiel, un temple dédié au dieu officiel du royaume de Maʿīn, Athtar dhū-Qabḍ, qui partage sa demeure avec le dieu Wadd. De même, les Ḥaḍramis ont leur temple voué à Siyân, qui le partage avec Shams, le dieu de l’Arabie orientale, notamment sur le site de Gerrha. Les divinités sabéennes Almaqah, Hawbas, dhāt Hamīm et dhāt Baʿdān sont également invoquées dans une inscription provenant de ce temple. Parmi celles locales, mentionnons Kahl, connu par de nombreuses dédicaces, mais dont le sanctuaire n’a pas encore été identifié, ou encore ʿAbṭ et Aḥwar dont les temples étaient juxtaposés à ceux de ʿAthtar, Siyān et de la déesse arabe Lāt, formant ainsi un complexe cultuel. Outre les négociants originaires des royaumes sudarabiques, les inscriptions mentionnent également des Liḥyānites (d’al-ʿUlâ en Arabie septentrionale), des Nabatéens, des résidents la cité de Gerrha d’Arabie orientale, ou encore des Grecs.
De riches peintures murales
C’est à Qarayt al-Fâw que l’on a retrouvé le plus grand nombre de peintures murales d’Arabie. Elles se classent en deux catégories : les premières, remontant aux trois premiers siècles de notre ère, aux influences extérieures (syriennes ou égyptiennes), et les secondes, plus nombreuses, d’inspiration locale permettant d’appréhender le milieu architectural et artistique. Parmi les plus originales, mentionnons une scène de banquet funéraire, où un homme couché sur un lit tient une coupe et les rênes d’un cheval ; il est accompagné, à sa gauche, d’une femme drapée à la mode gréco-romaine, une grenade, symbole de fertilité, à la main – probablement son épouse plutôt qu’une déesse. Sa haute coiffure compliquée évoque des modèles du Fayoum en Égypte ou de Palmyre. Une autre scène de banquet expose un notable dans un décor hellénisé de rinceaux avec son serviteur Zakî. Ailleurs, on admire un quadrige dominant la mer Rouge, possible char portant une divinité solaire ou lunaire.

Peinture murale représentant une tête d’homme. Riyâd, musée national. © DR
Le souq, un bâtiment unique en son genre
Le souq de Qaryat al-Fâw forme un édifice fortifié original sans équivalent dans les autres centres commerciaux d’Arabie du Sud. Il a été ainsi nommé par les archéologues en raison de ses maisons ou boutiques disposées le long d’une allée centrale. Ses dimensions sont impressionnantes : 30,75 m sur 25,20 m, avec une hauteur conservée sur 8 m de haut. Sept tours renforcent son épaisse muraille ; une poterne, non défendue, ouvre sur un espace central où un très large puits en pierre est creusé. Le rez-de-chaussée compte 15 boutiques surmontées d’un étage et pourvues d’alvéoles de stockage creusées dans le mur d’enceinte. Deux escaliers symétriques sont aménagés pour accéder à l’étage. À l’ouest, s’étend une vaste zone mitoyenne de magasins et d’entrepôts. De nombreux objets (tessons, verres, pierres inscrites, monnaies, bijoux) ont été mis au jour dans cette zone clef de la vie politique, économique et sociale du site. Lors de la phase 1 d’occupation de Qaryat (IIIe-Ier siècle avant notre ère), ces activités s’effectuaient peut-être dans le souq ou dans le quartier occidental adjacent. Les plus anciennes monnaies trouvées, d’origine sabéenne et ornées d’une tête d’Athéna ou d’une chouette, remontent aux IIe et Ier siècles avant notre ère. Puis des espèces régionales circulent au début de notre ère. Enfin, les monnaies étrangères du marché comprennent une séleucide de la fin du IIIe siècle avant notre ère, une sassanide de Shapur Ier (241-272) ou encore des romaines des empereurs syriens, Élagabal (218-222), Philippe l’Arabe (244-249) et Numérien (283-284), reflets de la diversité des échanges commerciaux à Qaryat al-Fâw.

Vue aérienne du souq. © Muhammad Bajâd al-’Asîrî, octobre 2024
Des maisons-tours à armatures bois
Mais les peintures les plus intéressantes ornent des maisons dans les quartiers résidentiels et leurs tombes voisines, car elles témoignent de traditions séculaires. On y trouve notamment des représentations de maisons ornées d’un quadrillage serré de lignes. Il correspond aux armatures en bois qui forment l’ossature des murs ; elles délimitent des panneaux étroits de 0,60 m de large et 1,40 m de hauteur entre deux sablières et poteaux. L’intérieur de la structure est ensuite rempli de gravats et de terre, l’extérieur enduit de boue, les poteaux en bois restant visibles. Sur une autre peinture murale d’al-Fâw, déposée au musée de l’université du roi Saud, on observe une demeure à plusieurs étages en bois sur un socle en pierre. Son rez-de-chaussée est accessible par deux portes, l’une d’elles curieusement figurée de côté, surmontée d’un arc et dotée d’un personnage vu de face. Aux fenêtres des deux étages supérieurs se penchent de nombreuses femmes. Un panneau, gravé cette fois, à Jarf al-Yahûdî dans les monts du Yémen, montre un rempart peu élevé, percé d’au moins deux portes et dominé par de puissantes maisons. Les grilles ornant les façades correspondent elles aussi aux armatures en bois et se retrouvent jusqu’aux terrasses supérieures dotées de créneaux et de merlons. Ce type de maisons défensives, symboles de la richesse et du prestige de leurs propriétaires, se poursuit des siècles durant dans toute l’Arabie du Sud.

Maison-tour dans une oasis. © J.-Fr. Breton
Des décors de bouquetins
Enfin ces habitations offrent des décorations similaires sur leurs terrasses ornées de bouquetins, ou du moins de leurs cornes. Sur le panneau 1 de Qaryat al-Fâw, les deux portes et le premier étage sont décorés d’un ruban à chevrons, et les panneaux entre les poutres d’un décor réticulé ; mais il offre aux angles des terrasses supérieures des dessins complets de couples de bouquetins dépassant largement. À gauche de l’édifice, un ibex (bouquetin) est à l’envers et, à droite, une autre statue d’une chèvre ou d’un taureau. De même à Jarf al-Yahûdî, les angles de chaque étage de la maison centrale sont décorés de statues de bouquetins en noir, rouge et argent. Ils sont seulement interrompus sur la terrasse du bâtiment à droite par celle d’un oiseau rouge aux ailes déployées ; quant au toit, il est aussi couronné de statues d’ibex. Enfin, on note sur ce même panneau une abondante végétation composée de cinq palmiers et d’un grand arbre aux branches disposées en grappes symétriques divergentes. Ces détails évoquent peut-être le fait que ce site-là était, comme Qaryat al-Fâw, une oasis, entourée de palmeraies voire de vergers.

Peinture murale d’al-Fâw : panneau 1. Tiré de al’Ansârî, 2019, 1-3, 203-204, pl. 370.
Des graffites au nom des propriétaires
Au bas de la maison de courts textes listent une demi-douzaine de personnes, sans nul doute les propriétaires ou les occupants : Baʿab et fils de Taymʿizzat, Qasam’îl, Saʿdat et Kalb, des noms attestés dans plusieurs régions voisines. À gauche, trois personnes, dont les têtes manquent, sont assises sur des chaises ; celle du centre pourrait être une femme tenant le voile d’une coiffe complexe avec sa main gauche.
De multiples langues
La présence des négociants venant de toute l’Arabie se manifeste par les différentes écritures utilisées dans les inscriptions découvertes à Qaryat. À quelques exceptions près, les textes sont en sudarabique – consonantique de 29 lettres, avec une variante locale de Qaryat – inscrits sur pierre, moulés dans le bronze, incisés sur des poteries ou frappés sur des monnaies. Par ailleurs, deux inscriptions bilingues, en écritures et langues sudarabique et araméenne, ainsi qu’une courte inscription grecque gravée sur un pendentif, ont été mises au jour. Quant aux langues usitées, elles reflètent aussi bien les traditions des locaux que des voyageurs. On relève de nombreuses inscriptions en minéen, en sabéen et en vieil arabe. C’est d’ailleurs à Qaryat que l’on a trouvé l’un des plus anciens témoignages dans cette langue : son auteur est le célèbre Igl fils de Hawfʿam, qui a construit un tombeau pour lui et les siens.

Inscription minéenne du IIe siècle avant notre ère : Ragîd fils de Qasam’îl et Safyân fils Marad du lignage Dabar ont offert à Athtar dhû-Qab et Wadd Shahrân cette dédicace prélevée sur leurs marchandises au marché dans l’oasis. Tiré de Routes d’Arabie, 2010, p. 324.
Festival d’animaux domestiques et sauvages
Quels animaux peuplaient l’oasis ? Les peintures en donnent un aperçu. À la gauche du panneau 1 d’al-Fâw, un homme tient un chameau par une corde. Plus bas, déambule un autre, plus petit, sous lequel se trouvent un oiseau bossu et une tortue (?), tandis que deux autres camélidés avancent sous le bâtiment principal. À droite : trois animaux sauvages, un lion avec des crocs impressionnants, et deux taureaux, dont un tenant un serpent entre ses cornes. Sur le panneau 2, proche de l’entrée d’un tombeau, un taureau poursuivi par des chasseurs et un personnage chevauchant un lion bondissant sont peints dans des couleurs vives, rouge, orange et brun. La présence de lances souligne qu’il s’agit bien d’une évocation d’une chasse. Il est vrai que, dans certains cas, l’inauguration de bâtiments était célébrée par des chasses au gros gibier, comme des bovins, des gazelles et des guépards ; un texte de Shabwa décrit un souverain du Hadramawt célébrant par des chasses la reconstruction de son palais au IIIe siècle. Méconnues, les peintures d’al-Fâw demeurent d’un très grand intérêt pour ceux qui veulent mieux comprendre la civilisation qui s’épanouit au cœur de l’Arabie dans les premiers siècles de notre ère.

Peinture murale d’al-Fâw : panneau 2 avec animaux. Tiré de al’Ansârî, 2019, p. 235.
Pour aller plus loin
AL-ANSARI A., 1981, Qaryat al-Faw, A Portrait of Pre-Islamic Civilization in South Arabia, Riyad.
Routes d’Arabie, Archéologie et histoire du royaume d’Arabie saoudite, 2010, catalogue de l’exposition au musée du Louvre 14 juillet – 27 septembre 2010, Paris, éditions Evergreen.





