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Berlinde De Bruyckere tout entière à Bruxelles

Berlinde De Bruyckere, Into One-another I, to P.P.P., 2010-2011. Cire, bois, verre, fer, époxy. Iself Collection.

Berlinde De Bruyckere, Into One-another I, to P.P.P., 2010-2011. Cire, bois, verre, fer, époxy. Iself Collection. Photo service de presse © Courtesy de l’artiste / photo M. Devriendt.

Bozar consacre une rétrospective à Berlinde De Bruyckere, la première du genre pour la plasticienne de renommée mondiale, qui avait représenté la Belgique à la Biennale de Venise il y a plus de dix ans déjà, en 2013. Elle a elle-même choisi les œuvres qui retracent le travail mené depuis 25 ans, invitant aux cimaises des « compagnons » d’inspiration.

Originaire de Gand, ville de L’Agneau mystique, Berlinde De Bruyckere (née en 1964) s’inspire des primitifs flamands et de la Renaissance pour élaborer une œuvre contemporaine qui place au centre la condition humaine. Dans son travail singulier, le tragique morbide côtoie la douceur et la compassion, la mort la sexualité, et des natures mortes monumentales célèbrent la vie et son cycle immuable.

« Quelque chose que vous ne voudriez peut-être pas voir »

L’artiste paraît vouloir prendre l’art à bras le corps. Tout l’art : la peinture mythologique ou biblique autant que le cinéma de Pier Paolo Pasolini, tant ses sources sont diverses. Au cœur de son travail, le corps, qui traverse toute l’exposition. Celui d’un cheval mort d’abord, dont la vision fut pour elle comme une épiphanie lorsqu’elle découvrit, au musée de la Première Guerre mondiale d’Ypres, la photographie d’un équidé que le souffle d’une explosion avait projeté dans un arbre. Le corps d’un être qui n’a pas choisi d’être là, éviscéré, comme cet autre cheval suspendu par une patte, exhibé en ouverture de parcours, qui présente un flanc doux, serein et beau, l’autre béant. Et encore la figure d’un poulain éventré sur le bord d’une table (Lost V, 2022). Des corps humains, ensuite, mais pas tout à fait, certains sous verre ; et qui, tronqués, recousus, ont subi les affres mais aussi le salut (toujours, chez De Bruyckere) d’une métamorphose.

Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2022. Peau de cheval, marbre, textile, fer, époxy. Courtesy Hauser & Wirth.

Berlinde De Bruyckere, Lost V, 2022. Peau de cheval, marbre, textile, fer, époxy. Courtesy Hauser & Wirth. Photo service de presse © Courtesy de l’artiste / photo M. Devriendt.

D’un corps à l’autre, d’un tragique à l’autre

Rien de morbide dans cette approche dont l’effet visuel peut pourtant être violent : plutôt un respect du corps chez une artiste dont les parents étaient bouchers à Gand et qui a vécu une enfance heureuse… au milieu des carcasses de viande. Respect pour la souffrance, aussi, qui se mêle à l’amour de la beauté. Lorsqu’elle imagine un saint Sébastien dans un tronc d’arbre, la plasticienne plonge ses racines dans les tableaux de la Renaissance italienne. Cette Flamande voyage par ailleurs souvent… en Pasolini : les instantanés tirés de ses films l’inspirent quand elle enchevêtre deux corps nus aux allures de reliques (Into One-another I, to P.P.P., 2010-2011), placés ici sous le regard de Salomé présentant la tête de saint Jean-Baptiste de Lucas Cranach.

Primitive contemporaine qui s’en réfère aux Crucifixions dans ses figures d’archanges anonymes et voilés, Berlinde De Bruyckere a aussi imaginé des « tableaux sculptés » à partir de vieilles couvertures en laine dont l’épaisseur leur donne l’allure de retables. La couverture renvoie autant au réconfort qu’à la suffocation, dualité que pointait déjà l’artiste au début des années 1990 en dissimulant des cages-abris sous des couvertures ; dans les deux cas, l’histoire évoquée là est celle des réfugiés de toutes les guerres du monde.

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023-2024. Cire, poils d’animaux, silicone, fer, époxy. Courtesy Hauser & Wirth.

Berlinde De Bruyckere, Arcangelo III (San Giorgio), 2023-2024. Cire, poils d’animaux, silicone, fer, époxy. Courtesy Hauser & Wirth. Photo service de presse © Courtesy de l’artiste / photo M. Devriendt.

Des organes… 

Le temps fait son œuvre dans les collages floraux que la plasticienne a réalisés en 2024 à partir de motifs de broderie trouvés dans un livre abandonné (It almost seemed a lily) : revaloriser ce qui paraît dégradé, révéler la beauté de l’insignifiant préoccupe depuis longtemps l’artiste. On entend en ce point du parcours les mots de Patti Smith tirés de Woolgathering, ouvrage dans lequel la rockeuse et poétesse, sensible comme De Bruyckere à la vulnérabilité de l’existence, évoque les glaneurs de laine croisés durant son enfance.

Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, 2024. Papiers trouvés, papiers carbone, fil d’or sur papier. Courtesy Hauser & Wirth.

Berlinde De Bruyckere, It almost seemed a lily, 2024. Papiers trouvés, papiers carbone, fil d’or sur papier. Courtesy Hauser & Wirth. Photo service de presse © Courtesy de l’artiste / photo M. Devriendt.

… et des lys

Chez De Bruyckere, Thanatos et Éros se livrent un combat tels deux archanges, déchu et élu. Dans les dernières salles sont présentées notamment les sculptures inspirées des lingams des rituels hindous, que l’artiste a façonnées au début des années 2010. Leur forme phallique, symbole de fertilité, associée à la trouble sensualité de la chair évoque la puissance universelle de l’érotisme. Ils répondent aux magnifiques dessins de sexes masculins et féminins, métamorphosés, un peu comme les personnages d’Arcimboldo, sous la forme de lys et de fruits… non pas défendus, mais que l’artiste, démiurge à son tour, défend. « Éros et Thanatos sont les deux thèmes que j’explore dans mon travail depuis son entame », confirme-t-elle.

Berlinde De Bruyckere, Lelie, 2017. Crayon sur papier.

Berlinde De Bruyckere, Lelie, 2017. Crayon sur papier. Photo service de presse © Courtesy de l’artiste / photo M. Devriendt.

« Berlinde De Bruyckere : Khorós », jusqu’au 31 août 2025 à Bozar – Palais des Beaux-Arts de Bruxelles www.bozar.be