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Le marbre dans l’Antiquité grecque (4/7). Le commerce du marbre : toute une organisation

Les carrières de marbre d’Aliki à Thassos.

Les carrières de marbre d’Aliki à Thassos. © Robert Harding

Que serait la Grèce sans son marbre ? Ce matériau éclatant semble avoir été de tous les monuments antiques. Or de nouvelles études et découvertes aident à appréhender sa diversité, sa provenance, ses usages, aussi bien dans la sculpture que dans l’architecture, ou encore son commerce et sa diffusion en pays hellène et autour de la Méditerranée. Un voyage au cœur de la matière qui nous transporte, de chef‑d’œuvre en chef‑d’œuvre, loin du mythe de la Grèce immaculée

Les auteurs de ce dossier sont : Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre, UMR 7041 ArScAn – Archéologies et Sciences de l’Antiquité, et coordinateur du dossier ; Éléonore Favier, docteure en archéologie et histoire grecque, membre scientifique de l’École française d’Athènes et chercheuse associée au laboratoire HiSoMA (UMR 5189) ; Ludovic Laugier, conservateur en chef, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre ; Jean-Luc Martinez, ancien membre de l’École française d’Athènes et président directeur honoraire du musée du Louvre ; Virginie Mathé, maîtresse de conférences en histoire grecque, université Paris Est Créteil, Centre de recherche en histoire européenne comparée ; Jean-Charles Moretti, directeur de la mission archéologique française de Délos, CNRS, IRAA, MOM ; Tommy Vettor, géologue, post-doctorant en archéométrie du marbre, École suisse d’archéologie en Grèce

Le temple de Déméter à Sangri, réalisé en marbre de Naxos.

Le temple de Déméter à Sangri, réalisé en marbre de Naxos. CC BY 3.0

Dès l’Antiquité, les marbres grecs ont fait l’objet d’une exploitation commerciale. Si les archéologues et les historiens peinent à connaître tous les aspects de ce domaine d’activité, ils sont aujourd’hui bien loin de la vision primitiviste de l’économie antique de la pierre… qui n’obéissait pas pour autant aux règles du marché capitaliste ! Explications.

Que se passa-t-il ce jour, ou cette nuit, du Ier siècle avant notre ère pour qu’un navire sombrât avec de la vaisselle et des lampes en céramique, mais surtout huit tambours de colonne, un chapiteau dorique, deux vasques avec leurs pieds, deux tables, quatre piliers ou marches et près d’une douzaine de stèles funéraires, le tout en marbre ? Combien d’hommes étaient du voyage qui partit de Proconnèse, dans la mer de Marmara, et s’arrêta tragiquement non loin d’Izmir, au large de Kızılburun ? Aucun d’eux ne dut se consoler en songeant qu’ils offraient aux archéologues du XXIe siècle un précieux témoignage sur le commerce du marbre. Aujourd’hui, celui-ci est connu non seulement grâce à de telles épaves lapidaires, donc, mais aussi par des analyses, qui permettent de déterminer l’origine des marbres et donc des circuits de diffusion, par quelques textes littéraires et par des inscriptions, comme des comptes de construction.

Tout commence dans les carrières

Le régime de propriété des carrières fait l’objet de débats. Certaines au moins appartenaient à des cités, à leurs subdivisions ou à des sanctuaires qui en tiraient des revenus en les louant ou les exploitaient directement, grâce à des esclaves ou à des hommes libres, pour leurs propres projets. Le marbre mis en œuvre par les Naxiens au VIe siècle avant notre ère dans les temples de Dionysos à Yria, de Déméter à Sangri et d’Apollon à Naxos provenait très certainement de carrières publiques. Une partie de la production était aussi vendue : la cité de Siphnos, riche de ses mines d’or et d’argent, acheta par exemple du marbre de Paros pour construire un trésor à Delphes, son agora et son prytanée.

« Certaines carrières appartenaient à des cités, à leurs subdivisions ou à des sanctuaires qui en tiraient des revenus en les louant ou les exploitaient directement, grâce à des esclaves ou à des hommes libres. »

Import/export

Plusieurs raisons expliquent l’importation de marbres : ils n’étaient pas présents sur tous les territoires et, même si c’était le cas, pas toujours d’exploitation facile, ni en quantité suffisante, ni de la qualité requise pour le projet. Certaines cités, particulièrement réputées pour leurs marbres, avaient bâti de véritables filières d’exportation du matériau et des savoir-faire associés, en architecture comme en sculpture. « Beaucoup, des Grecs comme des Barbares, en demandent », remarque Xénophon à propos des pierres de l’Attique, voyant là une source de revenus pour Athènes vers 355 avant notre ère. De fait, quand les Épidauriens construisirent la somptueuse tholos du sanctuaire d’Asklèpios dans les mêmes années, ils utilisèrent le Pentélique. L’architecte recherchait des effets de contraste avec un calcaire bleu sombre ­d’Argos. Opter pour le Pentélique impliqua des surcoûts. Aux rémunérations des carriers et des tailleurs de pierre, il fallut ajouter le défraiement de la commission architecturale qui s’était rendue à Athènes pour passer contrat avec eux. On paya aussi la taxe de 2 % sur les exportations et des frais de transport pour la descente des blocs de la carrière au Pirée, le chargement sur les navires, le fret à travers le golfe Saronique, le déchargement des blocs au port d’Épidaure et le transport jusqu’au sanctuaire situé à une dizaine de kilomètres.

Réévaluer les transports antiques…

La lenteur et la cherté du transport ont souvent été mises en avant ; mais, dès le VIe siècle avant notre ère, les compétences technologiques des Grecs leur permirent de déplacer des blocs d’architecture et des statues de plusieurs dizaines de tonnes et a fortiori des éléments moins lourds. Les pièces, en général simplement épannelées en carrière, gardaient du gras de taille en protection.

… sur terre

Sur terre, elles étaient portées à dos d’homme ou de mule si leur poids n’excédait pas 40 ou 180 kg. Au-delà, on plaçait les blocs sur des rouleaux ou des traîneaux en bois pour les faire glisser, en les poussant ou en les tirant. Dans les carrières du Pentélique, on contrôlait la descente grâce à des câbles coulissant dans des poteaux disposés le long d’une voie empierrée. Les blocs étaient aussi chargés sur de solides chariots à quatre roues. Huit paires de bœufs ou douze paires de mules étaient nécessaires pour acheminer un monolithe de 5 tonnes du port de Panormos au chantier du temple d’Apollon à Didymes, en suivant une route spécialement aménagée sur plus de 4 km avec une pente de 2 % environ. Offrir 1 000 journées de travail de bœufs pour la construction du stade panathénaïque d’Athènes était un geste digne d’être honoré, comme l’atteste un décret athénien des années 330 avant notre ère. Le transport terrestre et le transport maritime étaient complémentaires.

Descente d’un chapiteau depuis les carrières du Pentélique.

Descente d’un chapiteau depuis les carrières du Pentélique. Tiré de Korres M., 1995, Du Pentélique au Parthénon.

… et sur mer

On chargeait les blocs au port ou directement depuis la carrière comme à Aliki (Thasos). Des radeaux, des bateaux à fond plat, de simples navires de com­merce de plus ou moins grand tonnage étaient utilisés. Les comptes de Didymes mentionnent un bateau spécialisé, le naus amphiprumnos, un chaland amphidrome remorqué par des barques. Le transport était moins coûteux par mer.

De la définition des prix des marbres

De rares prix relatifs au travail du marbre nous sont parvenus, mais ils sont difficiles à mettre en série. C’est qu’en Grèce ancienne, dans ce domaine, le prix n’était pas défini par un tarif imposé ou créé par le jeu de l’offre et de la demande. L’extraction de blocs d’architecture répondait à une commande précise : le prix était décidé au moment de la mise en adjudication des contrats, dans un cadre concurrentiel. Il n’y avait pas de grand marché du marbre à l’échelle de la Méditerranée, mais plutôt des marchés imbriqués, à diverses échelles. Combien coûtait la cargaison de l’épave de Kızılburun ? Nous l’ignorons, mais elle révèle le commerce conjoint d’éléments plus ou moins standardisés, comme les stèles funéraires, et de pièces exceptionnelles. Ainsi que l’ont montré les archéologues, le chapiteau et les tambours de colonne étaient en effet destinés au temple d’Apollon à Claros. 

« Il n’y avait pas de grand marché du marbre à l’échelle de la Méditerranée, mais plutôt des marchés imbriqués, à diverses échelles. »