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Sous les limons du Rhône, la cité antique de Beaucaire se dévoile

Vue du site de Sud Canal lors dela fouille menée en 2021-2022.Au second plan, la ville de Beaucaireet à l’arrière-plan le cours du Rhôneactuel.

Vue du site de Sud Canal lors dela fouille menée en 2021-2022.Au second plan, la ville de Beaucaireet à l’arrière-plan le cours du Rhôneactuel. © V. Lauras, Globedrone

Dans le Gard, la ville actuelle de Beaucaire est depuis plus de deux siècles un terrain privilégié pour l’archéologie. En 2021‑2022, la réalisation d’une fouille préventive par Mosaïques Archéologie a offert une rare opportunité de documenter la périphérie méridionale de cette agglomération de la Narbonnaise. Est ainsi apparue une occupation variée mêlant espaces publics, privés, artisanat, mais aussi infrastructures en lien avec un ancien bras du Rhône jusqu’alors inconnu.

Par Charlotte Carrato, Mosaïques Archéologie, chercheur associé UMR 5140-ASM, Florian Huvet, Mosaïques Archéologie, et Clément Flaux, Mosaïques Archéologie, avec la collaboration de Fabrice Bigot, Audrey Renaud, Nasrine Anwar, Mosaïques Archéologie et chercheurs associés UMR 5140-ASM, Alexandre Gravier, Ludovic Le Roy, Marion Gourlot, Simon Moulières, Mosaïques Archéologie, Adrien Malignas, Mosaïques Archéologie et chercheur associé UMR 8546-AOrOc, Alexia Desbos, Éveha, Julie Coanus, doctorante à l’université de Canterbury, Christophe Vaschalde, Mosaïques Archéologie et chercheur associé UMR 7298-LA3M, Marie Larrieu, doctorante ISEM UMR 5554, université de Montpellier, Margaux Tillier, Ipso Facto et chercheur associé UMR 5140-ASM, Antonia Persico, Sète Agglopôle Méditerranée, Myriam Tessariol, indépendante, Elsa Roux, Inrap, Caroline Leblond, indépendante et chercheur associé à l’EA 4081, Marie‑Laure Le Brazidec, indépendante et chercheur associé UMR 5140-ASM

À la frontière des territoires des cités d’Arles/Arelate et de Nîmes/Nemausus, le Beaucairois constitue un jalon important dans le paysage de la Gaule méridionale.

À la croisée des chemins

Il se situe en effet au carrefour de la « voie Héracléenne », devenue « voie Domitienne » au IIe ou Ier siècle avant notre ère, reliant l’Italie à la péninsule Ibérique, et du Rhône, axe de circulation majeur entre les territoires septentrionaux et la Méditerranée. La fouille préventive de Sud Canal (Mosaïques Archéologie sous la direction de C. Carrato), réalisée dans le cadre du projet d’aménagement de la ZAC Sud Canal (mairie de Beaucaire/SPL Terre d’Argence/SEGARD), contribue à la redécouverte de ce secteur. Sous près de 2 m de dépôts de limons du Rhône, ont été mis au jour des vestiges oubliés couvrant près de sept siècles, de la fin de la Protohistoire à l’Antiquité romaine.

Vue générale du site et du paysage environnant.

Vue générale du site et du paysage environnant. © V. Lauras, Globedrone

Les hommes et le fleuve

Si la principale période d’occupation s’inscrit entre la fin du second Âge du fer et le Haut-Empire, les plus anciens vestiges remontent à l’Âge du bronze moyen et final. Implanté au cœur de la plaine d’inondation du Rhône, le site se retrouve, à partir du IIIe siècle avant notre ère, sur la berge d’un ancien chenal du fleuve. Les bancs de galets déposés dans le lit mineur et les débordements récurrents attestent la vigueur des flots dans ce secteur jusqu’au IIe siècle de notre ère. Ce paléo-chenal devient ensuite un bras mort marécageux dont le comblement transforme à nouveau les lieux en plaine d’inondation. L’organisation des aménagements traduit la présence de cette voie fluviale d’axe est-ouest : au nord, on perçoit ainsi le haut de berge et les occupations riveraines, et au sud, des infrastructures de transition (quai, digue, rampe ou escaliers assurant le passage entre le haut de berge et la rive) mêlées aux dépôts alluvionnaires successifs.
La proximité du fleuve et son activité sont omniprésentes à chaque étape de l’évolution du site. Entre le IIIe siècle avant notre ère et les IIIe et IVe siècles de notre ère, celui-ci subit quatre inondations majeures dont les boues limoneuses recouvrent la berge et les installations riveraines, parfois jusqu’à 80 cm d’épaisseur, superposant les vestiges les uns sur les autres. Cette imbrication de l’activité humaine et fluviale illustre la multitude de solutions mises en œuvre pour côtoyer au plus près le fleuve et témoigne de l’adaptabilité des sociétés anciennes face aux aléas fluviaux. Les recherches démontrent surtout que, de tout temps, l’attractivité du lieu a prévalu sur le risque encouru. 

« Les recherches démontrent surtout que, de tout temps, l’attractivité du lieu a prévalu sur le risque encouru. »

Investir durablement les berges

À la fin du second Âge du fer (IIIe‑Ier siècle avant notre ère), alors que l’occupation beaucairoise se concentre sur l’oppidum du Rocher de Triple-Levée et que la plaine est réservée à un habitat dispersé, le secteur de Sud Canal est sécurisé par d’imposants renforts de berge. Il devient le lieu de probables banquets puis est ensuite organisé en parcelles de tailles variables limitées par des murs en pierres sèches, qui abritent un petit habitat rural et des dépotoirs, peut-être entourés de pâturages et de champs cultivés. Après une cinquantaine d’années d’abandon, le site connaît, entre le Ier et le IIIe ou IVe siècle de notre ère, un nouveau développement, en lien avec l’agglomération secondaire romaine d’Ugernum. Un sanctuaire public est alors édifié, voisinant avec une petite zone funéraire et les dépotoirs d’un atelier d’amphores vinaires. Recouvertes sous les limons laissés par les crues répétées du Rhône, ces structures ont été très bien conservées.

Des vases horticoles

Daté peu après le changement d’ère, un petit bâtiment, dont on ne connaît pas la fonction, a livré un ensemble composé d’une trentaine de pots en céramique enterrés au pied de ses murs. Il s’agit de bols percés d’orifices triangulaires et circulaires, un type d’objet, relativement bien connu, qui fait référence aux vases horticoles décrits par Pline l’Ancien et Caton. Ils étaient utilisés comme méthode de reproduction arboricole grâce à l’utilisation d’une variante aérienne du marcottage. Une branche était passée au sein d’une des perforations et le pot rempli de terre. Une fois les racines faites, le rameau était coupé et le plan était directement mis en terre avec son pot. C. C. et al.

© A. Malignas, Mosaïques Archéologie

L’une des plus anciennes digues du Rhône

Les aménagements destinés à renforcer ou stabiliser les berges des fleuves demeurent rares pour l’époque antique. Ils sont toutefois ici clairement visibles, apparaissant sous la forme d’une digue et d’un enrochement. Ce sont d’ailleurs les plus anciennes attestations connues de ce type d’ouvrage. À l’ouest, la digue est conservée sur plus de 32 m de long, 2,60 m de large et 2,50 m de haut. Ce dispositif suit le tracé sinueux de la rive droite du cours d’eau. Il repose sur un amoncellement de pierres et de blocs en calcaire, supportant un mur légèrement taluté. À l’est, la rive est renforcée sur plus de 30 m de long par un enrochement de 2 m de large. Il se compose de blocs déposés sans réelle organisation dont la fonction est de limiter l’érosion.

La digue du IIe siècle avant notre ère. Son tracé sinueux rappelle le cours d’eau disparu qu’elle longeait.

La digue du IIe siècle avant notre ère. Son tracé sinueux rappelle le cours d’eau disparu qu’elle longeait. © F. Huvet, Mosaïques Archéologie

Un enclos à banquets gaulois

Certains rites de la vie sociale de la société gauloise sont exceptionnellement appréhendés par l’archéologie. C’est le cas des grands banquets, ces rassemblements réunissant des centaines de personnes accompagnés de sacrifices et de consommation ­collective de nourriture et de boissons. Ces évènements, souvent offerts par les élites locales, se déroulaient dans des espaces consacrés à ciel ouvert et les restes du festin étaient laissés sur place. Or des indices de leur tenue sont apparus sur le site avec une portion d’enclos de 120 m2, un amoncellement de céramiques et des ossements d’animaux. Leur étude souligne qu’ont dû être rassemblés là au moins 3 000 vases correspondant à de la vaisselle de table et de préparation. Les traces présentes sur leurs parois (traces de couteau et marques de propriété sous la forme de lettres gravées) indiquent qu’ils ont été utilisés, que certains ont fait l’objet d’un bris volontaire, tandis que d’autres semblent avoir été exposés au feu. La ­consommation de jeunes chiens (moins de 6 mois) et de poulets est attestée par les reliefs de 200 animaux. Ce type de viande contraste avec le régime alimentaire traditionnellement observé pour ces périodes (bœuf-mouton-porc) et renvoie, notamment pour le chien, à des pratiques bien identifiées en Gaule méridionale en contexte cultuel ou funéraire. 

Lot de céramiques issu d’un banquet gaulois découvert sur le site.

Lot de céramiques issu d’un banquet gaulois découvert sur le site. © A. Malignas, Mosaïques Archéologie

Un atelier d’amphores vinaires

Les amphores ont été retrouvées en grande quantité sur le site ; on en compte plus de 1 500 exemplaires. Brisées, elles ont été utilisées pour rehausser des niveaux de sol, simplement jetées sur la grève, dans de grandes fosses dépotoirs ; entières, pour assainir la rive marécageuse en bordure du chenal. Ce dernier dispositif, qui consiste à emboîter les amphores les unes dans les autres, est bien connu à l’époque romaine et vise à drainer le terrain en piégeant l’eau dans les espaces internes vides de ces poteries. Mais d’où proviennent ces dernières ? Leur étude démontre qu’il s’agit presque exclusivement d’un seul et même type – les amphores à vin à fond plat de type Gauloise 1 – fabriqué uniquement en Gaule narbonnaise, qui s’adapte aussi bien au transport terrestre que fluvial. L’homogénéité du lot et les traces caractéristiques sur les tessons – déformation, fissures, surcuisson, cendres – montrent qu’il s’agit de rebuts de production d’un atelier de potiers dont on ne connaît pas l’emplacement. L’existence d’une production d’amphores vinaires à proximité d’une voie fluviale apporte un regard nouveau sur le commerce du vin de la basse vallée du Rhône. Le vin arrivé en vrac à Beaucaire, par charrettes ou par bateaux et produit par les domaines alentours, était ainsi conditionné dans le port de Beaucaire avant d’être exporté vers la moyenne vallée du Rhône, le Massif central ou le littoral du golfe du Lion.

Vide sanitaire rempli d’amphores en cours de fouille.

Vide sanitaire rempli d’amphores en cours de fouille. © C. Carrato, Mosaïques Archéologie

C’est quelle marque ton amphore ?

Près d’une amphore sur cinq découvertes lors de la fouille porte une marque gravée avec les lettres CN ET T / SACCONIR. Il s’agit d’une estampille qui correspond à un tampon imprimé sur l’amphore avant sa cuisson, permettant d’identifier le nom du propriétaire de l’atelier de potiers. Les 300 marques de ce type retrouvées sur le site montrent qu’il était la propriété de Cnaeus et Titus Sacconi, sans doute deux frères, nommés ici par leurs duo nominaC. C. et al.

Estampilles des frères Sacconi imprimées sur le col des amphores.

Estampilles des frères Sacconi imprimées sur le col des amphores. © C. Carrato, F. Bigot, Mosaïques Archéologie

Un sanctuaire de confins de la cité de Nîmes ?

Le complexe monumental qui occupe le haut de berge aux IIe et IIIe siècles forme un ensemble cohérent qui pourrait correspondre à la moitié occidentale d’un sanctuaire. Dédiés au culte d’une ou de plusieurs divinités, ces espaces sacrés sont le lieu de rassemblement de pèlerins à l’occasion de célébrations religieuses ou de rites. Ce sanctuaire devait avoisiner 3 000 m2. Il était entouré par des portiques et un haut mur, empêchant toute communication visuelle depuis l’espace extérieur profane. Au sein de cette aire sacrée, les édifices étaient positionnés en périphérie, dans le but de dégager le maximum de place pour le rassemblement d’une foule que l’on peut estimer entre environ 450 et 900 personnes. À l’opposé de l’entrée monumentale se dressait un temple carré probablement entouré d’une série de statues. Ses revêtements intérieurs portaient des enduits peints polychromes (blanc, rouge, noir) sur lesquels des vers, peut-être des prières, avaient été gravés. À proximité de la maison du dieu, un édifice thermal rassemblait une pièce froide avec bassin, une pièce tiède et une pièce chaude. La présence de thermes dans un sanctuaire est reconnue comme un équipement de confort, mais devait aussi servir pour les purifications rituelles des pèlerins et des officiants.
L’emplacement d’un sanctuaire traduit toujours, à l’époque romaine, la matérialisation humaine de la présence divine en ce lieu. Mais le sanctuaire de Beaucaire comporte bien d’autres symboles. Il se situe en effet à proximité d’un enclos à banquets, attestant le respect de la mémoire religieuse en dépit de la refondation du système de croyances. Il marque également l’emplacement de la diffluence de deux bras du Rhône, le croisement de la voie Domitienne et du fleuve. Enfin il matérialise la limite de la cité de Nîmes dont Beaucaire dépend alors, ce qui pourrait permettre de le qualifier au minimum de sanctuaire de confins. 

Le portique nord du sanctuaire comportant deux nefs.

Le portique nord du sanctuaire comportant deux nefs. © F. Huvet, Mosaïques Archéologie

Dans les pas d’un ouvrier romain

Au sommet d’une fondation maçonnée du portique nord, un ouvrier romain a laissé son empreinte de pas sur le mortier frais. La morphologie des semelles, leur assemblage et leur décor varient en fonction du type de chaussures. On distingue ainsi des calcei, chaussures fermées, et les soleae, sandales ouvertes ou chaussures dites de travail, comme c’est le cas ici. Celle-ci arbore une forme simple, dite anatomique, large sous la balle du pied et arrondie à l’avant, munie d’un réseau de clous disposés régulièrement, assurant la protection de la semelle et une meilleure adhérence. C. C. et al.

Détail de l’empreinte de semelledans le mortier du portique nord du sanctuaire.

Détail de l’empreinte de semelledans le mortier du portique nord du sanctuaire. © F. Huvet, Mosaïques Archéologie

Pour aller plus loin
ALLINE C., 2007, « Les villes romaines face aux inondations. La place des données archéologiques dans l’étude des risques fluviaux », Géomorphologie : relief, processus, environnement, 13-1, [En ligne], http://journals.openedition.org/geomorphologie/674 ​​​​​​
​BARBET A. et FUCHS M., 2008, Les murs murmurent : graffitis gallo-romains, Gollion, Infolio éditions.
BESSAC J.-C. et al., 1987, Ugernum. Beaucaire et le Beaucairois à l’époque romaine, Caveirac, ARALO.
BIGOT F., 2020, Production et commerce des amphores gauloises sur le littoral et dans les ports de Narbonnaise, Archéologie et histoire romaine, 44, Drémil-Lafage, Éditions Mergoil.
HADERER H., 2020, « Des semelles cloutées au 45 rue de Thillois à Reims (Marne, FR) », Bulletin Instrumentum, 51, p. 45-55.
MALIGNAS A. et al., 2023, « Vases gaulois et campaniens à Beaucaire (Gard) avant la conquête romaine », Actes du Congrès International de la SFECAG, Hyères, 18-21 mai 2023, p. 11-31.