« Joyeuses Pâques » : c’est le message qui accompagnait les deux carnets de Charles Darwin, retrouvés le 9 mars dernier dans les locaux de la bibliothèque universitaire de Cambridge. À l’endroit même où ils furent volés, voici 22 ans ! Le malfaiteur s’est-il repenti ? Ou quelqu’un a-t-il récupéré ce larcin ? Quoiqu’il en soit, et malgré la touche d’humour digne d’un véritable Arsène Lupin, c’est un épilogue inespéré pour les historiens des sciences car l’un de ces carnets contient l’ébauche de « l’arbre de vie », l’une des premières évocations de l’évolution ramifiée des espèces. Un témoignage inestimable, comme nous l’explique Claudine Cohen.
Propos recueillis par Jacques Daniel
En quoi l’arbre de vie est-il important dans la genèse de la théorie de l’Évolution de Charles Darwin ?
Dans ses carnets, Charles Darwin (1809-1882) a griffonné toutes sortes de schémas arborescents pour figurer le devenir du vivant avant d’aboutir à l’unique illustration de L’Origine des espèces, publiée en 1859. Il s’agissait avant tout de récuser la notion d’une « échelle des êtres » fixe, et de lui substituer celle d’une histoire contingente du vivant à travers de multiples événements de spéciation et d’extinction dans la très longue durée des temps géologiques. Ce dessin arborescent, extrait d’un carnet daté de 1837 (il a 28 ans !), s’apparente plus, souligne Darwin, aux branches du corail qu’à celles d’un arbre, car on y distingue les parties centrales, qui sont mortes, et les extrémités, vivantes. Ce schéma est le plus abouti de tous ceux qu’il a produits jusque-là. Il figure à la fois le processus de la spéciation (la diversification des espèces), de la formation des genres (associant au moins deux espèces parentes), de l’extinction et de la sélection naturelle, mécanisme essentiel dans sa pensée de l’évolution. Darwin ne reprendra l’image traditionnelle de l’« arbre de vie » (sans doute moins satisfaisante à ses yeux) que dans L’Origine des espèces de 1859. Depuis, d’innombrables « arbres d’évolution » continuent d’être produits, reflétant chaque fois des choix scientifiques – et parfois idéologiques – particuliers.
Les carnets de Darwin peuvent-ils servir d’exemple pour les nouvelles générations de chercheurs ? Ou les méthodes ont-elles changé ?
La démarche de Darwin n’a rien d’original. Toute personne qui veut mener une réflexion approfondie, chercheur, philosophe, écrivain, artiste, a besoin de consigner ses pensées, ses expériences, de fixer cette réflexion et de pouvoir s’y référer plus tard. Le petit carnet que l’on garde dans sa poche est, à ce titre, idéal. Il existe des carnets plus formalisés, carnets de fouilles, carnets de calculs ou d’expériences de laboratoire. Le support peut changer – tableau noir, ordinateur, voire téléphone ou saisie orale – mais le dessin rapidement crayonné sur un papier est irremplaçable. Il est heureux pour nous que ces carnets aient été conservés… et retrouvés : ils nous donnent accès à un moment crucial de l’émergence d’une pensée et à une image vivante de la genèse d’une théorie (celle de l’Évolution et de la notion de sélection naturelle) centrale aujourd’hui dans la pensée scientifique du vivant.
À quoi cela sert-il de garder ce document comme une relique ? A-t-il encore un intérêt pour l’histoire des sciences ?
Il s’agit d’un document historique, on pourrait même dire archéologique. Bien entendu, il existe aujourd’hui de multiples reproductions de cette page, sur des couvertures de livres, comme logo de sites web, etc. Mais l’archive authentique, le dessin original que la main a tracé, est irremplaçable. La tenir entre ses mains donne la même émotion que de manipuler un objet archéologique, statuette, silex taillé ou fragment de crâne. De plus, les méthodes de l’histoire des sciences se renouvellent et le document conservé dans sa matérialité et son contexte reste un objet pour des études ultérieures dont nous n’avons pas encore l’idée.
Pour aller plus loin : www.cam.ac.uk/stories/TreeOfLife