Au-dessus de la ville de Valence dans la Drôme, le plateau de Lautagne domine la vallée du Rhône. Il offre un lieu privilégié d’installation et d’observation, aisément défendable, face aux premiers contreforts du Massif central. À l’occasion des deux opérations de fouilles préventives effectuées en 2014-2015 puis en 2023-2024 par la société Mosaïques Archéologie, trois camps militaires romains datés de la fin de la République ont été mis au jour. Bien qu’explorés partiellement, ils nous ramènent aux prémices de la conquête de la Gaule…
Situé au nord de la province romaine de Gaule transalpine dans l’Antiquité, le lieu a fait l’objet de nombreuses prospections et sondages de l’Afan puis de l’Inrap depuis le début des années 1990. À ce jour, plus de 37 hectares ont été sondés sur les 80 hectares du plateau.
Un site fouillé au gré de l’aménagement du territoire
Dès les premières investigations, la présence de camps romains a été mise en évidence. Les opérations archéologiques qui se sont succédé ont permis d’aboutir à la reconnaissance d’une demi-douzaine de systèmes défensifs, de dimensions et parfois d’orientations différentes, datés de la fin du IIe et du Ier siècle avant notre ère. Trois fouilles extensives menées en 2014- 2015 (Mosaïques Archéologie & Acter, dir. L. Buffat), en 2016 (Inrap, dir. C. Ronco) et en 2023-2024 (Mosaïques Archéologie & Évéha, dir. M. Kielb Zaaraoui) ont concerné une surface d’un peu plus de 13 hectares au total, lors de l’aménagement de la ZAC du plateau de Lautagne. Elles ont permis d’explorer les angles sud-est de trois camps (D, E et F), qui se succèdent sur un laps de temps relativement bref, dans le second quart du Ier siècle avant notre ère. Le site est donc un lieu de campement régulier pour les troupes qui venaient guerroyer dans cette région, juste avant le déclenchement de la guerre des Gaules.
Un camp majeur de l’armée romaine à la fin de la République
Parmi ces camps, le plus grand d’entre eux, le camp F, est un exemple unique en France. Il appartient à la catégorie des aestiva, ces installations temporaires édifiées pour une campagne d’été durant laquelle les soldats couchaient sous tente. Sa superficie (environ 45 hectares) était suffisante pour accueillir deux légions romaines et leurs auxiliaires, soit une force composée de 10 000 à 15 000 hommes. Les fouilles ont permis d’explorer l’angle sud-est et la partie sud de l’enclos. Le fossé d’enceinte forme une ligne défensive particulièrement imposante au profil en V, de 5 mètres de large à l’ouverture et d’une profondeur maximale de 3 mètres. Lors du départ des troupes, ces camps étaient détruits et les creusements remblayés.
Les révélations du fossé
L’observation du remplissage du fossé est riche d’enseignements : il montre que deux équipes travaillaient vraisemblablement simultanément depuis l’intérieur et depuis l’extérieur du camp, au vu de l’alternance de couches de terre. Mais il indique aussi qu’un tri rigoureux des matériaux et une utilisation raisonnée des terres ont été mis en place dès le creusement du fossé. Selon les besoins, l’armée romaine a disposé le gravier ou la terre d’un côté ou de l’autre. Le sédiment issu du fossé a permis de constituer un rempart en terre (agger) de 6 mètres de large en moyenne. Sa hauteur est difficile à estimer : si l’on se fie aux indications de César dans sa Guerre des Gaules et à l’exemple du site d’Alésia, l’élévation pouvait atteindre 12 pieds romains (environ 3,60 mètres), sans compter la mise en place d’une palissade à son sommet. Et contrairement aux idées reçues, ici, aucune trace de tours d’observation n’a été retrouvée aux angles du rempart. Le long de cette levée de terre défensive, les vestiges d’une voie périphérique interne du camp, la via sagularis, nous sont parvenus sous la forme d’une petite rue pavée de galets.
Une imposante infrastructure en bois
À l’est, le fossé s’interrompt sur une largeur de 12 mètres. Face à cette césure, à l’extérieur du camp, un autre fossé formant un angle droit protège l’entrée : c’est une clavicula. Une série de trous de poteaux creusés à l’intérieur de ce dispositif a également été mise au jour, dont huit très profondément ancrés. Ils forment un carré parfait de 9 mètres de côté et devaient soutenir une imposante infrastructure en bois, peut-être une tour-porte. Au sud du camp, une autre entrée a été mise au jour par l’équipe de l’Inrap en 2016 ; elle présente la même physionomie en clavicule, mais sans tour-porte.
Plus d’une centaine de fours culinaires
On considère généralement que les campements militaires non permanents laissent peu de vestiges archéologiques, en dehors du fossé de défense. Or cet exemple en a livré de très impressionnants qui dévoilent une organisation routinière. Ainsi, 400 structures ont été conservées sur environ 10 hectares ; 150 d’entre elles ont attiré l’attention car elles révèlent des traces de chauffe : il s’agit, en très grande majorité, de fours de cuisson constitués d’un dôme en terre, parfois accompagnés de fosses de vidange ou « fosses-cendriers ». Deux d’entre elles ont suscité beaucoup d’interrogations en raison de leur morphologie singulière et de leur localisation dans la partie sud du camp. Elles ont été interprétées comme des structures de séchage/fumage pour la conservation des denrées périssables, notamment de la viande. Tout comme le fossé, toutes ces structures ont été comblées par les soldats eux-mêmes lors de leur départ. Ils y ont donc laissé leurs « poubelles » : les niveaux de remblaiement ont livré quantité de matériel (céramique, objets métalliques, graines, meules, charbons, etc.) éclairant la fonction, vraisemblablement culinaire, des fours, et la vie et l’alimentation des soldats.
Magalie Kielb Zaaraoui, responsable d’opération, Mosaïques Archéologie ; Matthieu Guintrand, responsable de secteur, Mosaïques Archéologie ; Alexandre Gravier, archéologue, Mosaïques Archéologie ; Quentin Dei Cas, archéologue, Mosaïques Archéologie ; Mathieu Manent, archéologue, Mosaïques Archéologie ; Cédric Lepère, responsable de secteur, Évéha ; Yahya Zaaraoui, archéologue et conseiller scientifique, Mosaïques Archéologie ; Loïc Buffat, archéologue et conseiller scientifique, Mosaïques Archéologie
À retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 628 (février 2024)
Mystérieux cerfs-volants du désert
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