![Vue sur le tophet de Carthage. © Bridgeman Images](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/02/Carthage-1.jpg)
Dans son célèbre roman Salammbô (1862), Gustave Flaubert donne une description dramatique de Carthaginois immolant par le feu des enfants alors que la ville est assiégée par une armée de mercenaires. Cette pratique était-elle le reflet d’une réalité historique ou d’un discours orienté de Romains voulant stigmatiser la prétendue cruauté de leurs ennemis ? Des recherches récentes menées sur plus de 150 urnes provenant du tophet donnent une occasion unique de revisiter cette controverse passionnée, en apportant des éléments essentiels à la restitution des gestes de la crémation et à leur interprétation.
En 1921, de nombreuses urnes contenant les restes brûlés de nourrissons sont mises au jour près du port de Carthage, dans un secteur où l’on avait trouvé plusieurs centaines de stèles portant des inscriptions au dieu Baâl Hamon et à la déesse Tanit, qui indiquaient la présence d’un espace sacré. Le lien est aussitôt fait avec des textes bibliques et antiques relatant le sacrifice de jeunes enfants dans les mondes phénicien et punique ; dès lors, ce sanctuaire est appelé tophet de Salammbô, le mot tophet désignant dans l’Ancien Testament le lieu où l’on faisait « passer par le feu » des enfants des deux sexes en offrande à la divinité et le nom de Salammbô renvoyant au roman de Flaubert. Toutefois, d’autres lectures sont très vite proposées et de vifs débats opposent aujourd’hui encore les tenants de la thèse sacrificielle à ceux qui voient dans le site une forme particulière de nécropole.
![Fouille d’une urne du tophet de Salammbô (stage de Carthage, juin 2021). © H. Duday](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/02/Carthage-2.jpg)
Les fouilles anciennes et leurs résultats
On estime à plus de 25 000 (!) le nombre d’urnes cinéraires extraites du tophet, ce qui semblait corroborer l’idée de « sacrifices de masse ». Cinq campagnes de fouilles sont menées en 1922, 1924, 1925, 1934-1936 et 1944-1947 ; mais, quelle qu’ait été leur qualité, ces interventions anciennes n’ont pas été documentées de manière égale tant du point de vue quantitatif que qualitatif. Très tôt cependant, une expertise anthropologique (notamment celle de l’Institut de médecine légale de Lille) a été sollicitée, apportant de précieuses informations sur le contenu des urnes. Une sixième opération, conduite par l’équipe américaine de L. E. Stager entre 1975 et 1979, ne donne malheureusement lieu qu’à des publications très partielles et, à partir de restes humains issus de cette fouille, deux anthropologues livrent des interprétations diamétralement opposées quant à la nature sacrificielle ou non du site…
Restes d’enfants et d’animaux
Le tophet a été fondé aux alentours du milieu du VIIIe siècle avant notre ère et abandonné au moment de la prise de Carthage par les Romains (146 avant notre ère). Les études anthropologiques montrent alors que la plupart des urnes contenaient les restes brûlés de jeunes enfants, souvent un seul mais parfois deux voire même trois. L’âge au décès se situe en général autour du terme de la grossesse mais plusieurs sujets prématurés et des individus nettement plus âgés, jusqu’à 10 à 12 ans, ont été reconnus. Les restes d’enfants sont accompagnés d’os brûlés d’agneaux, de chevreaux ou d’oiseaux (merles, grives…). Certaines urnes ne contenaient que des restes d’animaux ; certains spécialistes y ont vu le témoignage de sacrifices de substitution, hypothèse que d’autres ont réfutée avec des arguments plutôt convaincants.
![Ce niveau du IIIe siècle avant notre ère montre la disposition régulière et la densité des fosses à l’intérieur desquelles les urnes contenant des os brûlés d’enfants sont encore en place. Les étoiles rouges indiquent les urnes dans lesquelles ont été identifiés les os pétreux droit et gauche d’un même sujet, les flèches jaunes les liaisons par symétrie entre des os pétreux trouvés dans des urnes différentes. © I. Ben Jerbania, INP](https://www.actu-culture.com/wp-content/uploads/2024/02/Carthage-3.jpg)
Vers de nouvelles recherches archéo-anthropologiques
En 2014, une équipe de chercheurs de l’INP et d’étudiants-chercheurs tunisiens dirigée par Imed Ben Jerbania a repris les recherches dans le tophet. Les campagnes 2017 et 2018 ont mené à la découverte de 548 nouvelles urnes bien conservées au sein de fosses. Quatre phases principales y ont été identifiées, mais la fouille a dû s’interrompre à environ 4 mètres de profondeur (niveau de la fin du VIe et du Ve siècle avant notre ère) en raison d’une remontée de la nappe phréatique. Les urnes sont souvent surmontées de cippes en grès coquillier jaunâtre ou de stèles en calcaire grisâtre ou blanchâtre. L’étude du contenu de 153 urnes a apporté des éléments tout à fait nouveaux. Le remplissage des vases comporte d’abord en général du sédiment intrusif, au-dessus du dépôt de cendres et d’os brûlés. La fouille s’effectue par passes consécutives d’une épaisseur de 1 à 1,5 centimètre et, pour chacune d’elles, les restes osseux sont déterminés de la manière la plus précise possible (tri entre restes humains et animaux, identification anatomique, latéralisation) et quantifiés (pesée et décompte). Le fait que cendres et charbons de bois soient intimement mêlés aux os humains indique que ces derniers n’ont pas été triés lors de la collecte, ce que confirme la présence de vestiges millimétriques (osselets de l’oreille moyenne, germes de dents déciduales, métacarpiens, métatarsiens et phalanges) dont on aurait peine à croire qu’ils ont été ramassés un à un parmi les résidus de la crémation. La masse totale des os humains brûlés contenus dans les urnes varie entre 1,40 g et 211,15 g avec une moyenne de 70,22 g, soit à peine plus que la moitié de la masse moyenne d’un squelette de nouveau-né. Les officiants ont donc procédé au curage, le plus souvent partiel, des restes du bûcher qu’ils ont ensuite déversés dans l’urne.
Henri Duday, directeur de recherche émérite au CNRS, université de Bordeaux, et Émilie Portat, maîtresse de conférence à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, responsables du projet « Le tophet de Salammbô à Carthage, une nouvelle lecture par l’approche archéothanatologique » associant l’Institut national du patrimoine de Tunisie (INP), l’École française de Rome (EFR) et le Centro de estudios fenicios y punicos de Madrid (CEFYP), avec le soutien du fonds de dotation Arpamed (Archéologie & Patrimoine en Méditerranée) ; Imed Ben Jerbania, maître de recherches à l’INP et directeur de l’ensemble du programme « tophet de Carthage ». En collaboration avec Kaouther Jendoubi et Nesrine Maddahi, INP, Victoria Peña, CEFYP, et Tarek Oueslati, chargé de recherche au CNRS, université de Lille
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