Les statues-menhirs sont les monuments emblématiques de l’Âge du bronze corse. Un récent colloque a permis de revenir sur leur interprétation classique, mais également de proposer de nouvelles pistes de recherche sur les significations symboliques que ces sculptures, liées à l’expression du pouvoir, véhiculent.
Les statues-menhirs, dans lesquelles on inclura ici les statues-stèles (distinction fondée sur l’aménagement ou non de la tête du personnage figuré), constituent une catégorie de monuments mégalithiques caractérisés par leur anthropomorphisme et un certain degré d’individualisation stylistique. Elles apparaissent en Corse durant la seconde moitié du IIe millénaire avant notre ère et sont inventoriées depuis le deuxième quart du XIXe siècle.
Les statues-menhirs corses du IIe millénaire avant notre ère
On en recense aujourd’hui plus d’une centaine, répartie dans presque toutes les vallées insulaires. Leur distribution n’est cependant pas homogène ; certaines micro-régions, comme le Sartenais ou le Taravu, présentent de fortes concentrations, quand d’autres secteurs (Cap Corse, plateau calcaire bonifacien) sont, à ce jour, caractérisés par leur absence. Ces sculptures sont réalisées sur des roches locales, essentiellement le granite, majoritaire dans le sud de l’île, où elles sont d’ailleurs plus nombreuses. Les monolithes étaient sélectionnés en fonction de leur taille, de leur aspect et de leur nature géologique, avant d’être débités puis sculptés au moyen d’outils en pierre dure. Ils évoquent systématiquement un personnage debout, dont les détails figurés concernent surtout le visage, parfois les bras, le costume et l’armement. Leur taille hors-sol devait varier entre 180 et 300 centimètres. Ces blocs longilignes sont dressés dans l’habitat (à Filitosa ou au Monti Barbatu), dans des alignements (I Stantari à Cauria, Pallaghju), sur des lieux d’articulation du réseau viaire (u Palatinu, u Nativu, etc.) ou près de sépultures (Mamucci, Rinaiu), dont ils ne sont pas forcément contemporains. Un rapport à l’eau, notamment aux sources, aux gués et aux mares, est également perceptible.
Différents styles régionaux
Leur étude exhaustive permet de définir des styles régionaux. Ainsi, certains traits de silhouette (grandes oreilles, coiffes couvrant les oreilles ou les joues en Corse centre-occidentale) ou d’attributs (avec une fréquence d’armes offensives dans le sud : une quarantaine de cas pour un seul dans le nord, la statue-menhir de Vallarghe) montrent des différences notables, d’une région à l’autre. Ces divergences expriment peut-être des nuances dans le message véhiculé par ces œuvres monumentales qui constituent un patrimoine fragile (en raison de pillages et de phénomènes érosifs naturels) et à forte valeur identitaire. De fait, la question de leur interprétation sociale et culturelle est largement débattue depuis les années 1950.
Sont-ils des guerriers ?
Roger Grosjean (1920-1975) est le premier archéologue à saisir l’importance du phénomène des statues-menhirs corses. Dans ses nombreux travaux, le chercheur tente d’expliquer l’origine et le développement de cette forme d’expression mégalithique. Selon lui, les statues-menhirs représentent des envahisseurs, les Shardanes, un groupe issu de la célèbre coalition des « peuples de la mer », qui auraient envahi la Corse au cours de l’Âge du bronze. Les sculptures auraient cependant été élevées et dressées par les autochtones, fascinés par la force guerrière de leurs adversaires. Aujourd’hui, cette thèse est abandonnée car rien ne prouve l’arrivée de contingents belliqueux dans l’île à ces époques. Il n’en reste pas moins que les personnages représentés portent des casques (parfois munis de cornes), des cuirasses, des épées, des poignards et peut-être des boucliers (à moins qu’il ne s’agisse de pagnes ?). Cette iconographie, conjuguée à des légendes locales faisant des statues-menhirs des représentations de paladins (chevaliers), a conduit à l’acceptation globale d’une représentation de guerriers à travers ces œuvres. La panoplie figurée sur les monolithes laisse d’ailleurs volontiers croire que les protagonistes sculptés dans la pierre sont des fantassins dont l’équipement renvoie à des images classiques telles celles détaillées dans les récits homériques, glorifiant le combat individuel entre héros spadassins. Néanmoins, l’analyse globale de l’armement en circulation en Corse à la même époque permet de nuancer ce constat de prime abord évident. En effet, épées et poignards semblent particulièrement rares sur l’île à l’Âge du bronze, alors même que la lance serait l’arme de base du fantassin insulaire aux époques concernées. Il y a peut-être ici une différence de statut, de l’arme comme du guerrier, que la poursuite des recherches pourra certainement mieux documenter.
S’agit-il de phallus dressés ?
Appréhender les significations des statues-menhirs corses nécessite une prise en compte globale de leur silhouette, et donc d’aborder la question de l’apparence de leur face dorsale. Un corpus assez minoritaire de monolithes présente effectivement au revers l’anatomie explicite d’une verge en érection, notamment dans les alignements d’I Stantari à Cauria et de Monti Barbatu, et plus globalement dans le sud-ouest de l’île. De dos, la tête du personnage évoque le gland, parfois doté du bourrelet d’une couronne ; l’encolure rappelle le col de la verge et le fût fait penser à la hampe phallique, avec sa veine dorsale. Les rapports de proportion longueur/largeur sont similaires à ceux d’un pénis en érection, observation renforcée par l’absence de représentation du prépuce.
Kewin Peche-Quilichini, docteur en archéologie préhistorique, Collectivité de Corse, musée de l’Alta Rocca, Levie, Jean Graziani, docteur en archéologie préhistorique, Marie-Laurence Marchetti, docteur en archéologie préhistorique, Collectivité de Corse, Hélène Paolini-Saez, docteur en archéologie préhistorique, Laboratoire régional d’archéologie de Corse, Laurence Pinet, docteur en archéologie préhistorique, Collectivité de Corse, musée d’archéologie de la Corse, Sartène, et Bénédicte Quilliec, docteur en archéologie préhistorique, Service régional de l’archéologie de Bretagne
Article à retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 629 (mars 2024)
Pour une archéologie de la forêt
81 p., 11 €.
À commander sur : www.archeologia-magazine.com