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1925-2025 : Le MAD célèbre l’Art déco

L'esplanade des Invalides couverte de pavillons pendant l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925.

L'esplanade des Invalides couverte de pavillons pendant l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925. © akg-images

En 1925, l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes consacre l’Art déco à son sommet. Cent ans plus tard, le musée des Arts décoratifs (MAD) célèbre l’événement par une spectaculaire exposition réunissant plus de 1 200 meubles, bijoux, robes, dessins, vases, affiches… Conçu comme un voyage au cœur de la création des Années folles, ce parcours révèle l’Art déco dans toute sa foisonnante diversité et ses contradictions.

Entretien avec Bénédicte Gady, directrice du MAD, commissaire générale de l’exposition, et Mathurin Jonchères, assistant de conservation collections modernes et contemporaines au MAD. Propos recueillis par Myriam Escard-Bugat

Ancêtre du MAD, l’Union centrale des arts décoratifs (UCAD) créée en 1882 est le fruit de décennies de rapprochement entre arts et industrie. Pouvez-vous revenir brièvement sur son histoire ? 

B. G. : L’UCAD est elle-même l’héritière de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie créée en 1864 dans le sillage des expositions universelles. Il s’agit d’une institution tout à fait originale dans le panorama muséal français puisqu’elle naît d’une initiative privée menée par des industriels, des artisans et des collectionneurs. Estimant que la France doit conserver ce qu’ils considèrent comme une prééminence dans le domaine des arts décoratifs, ils unissent leurs forces face à une double menace : ils craignent, d’une part, les effets de l’industrialisation sur l’excellence des objets d’art et la beauté des objets du quotidien et, d’autre part, l’impact de la concurrence internationale, en particulier après la signature d’un traité de libre-échange avec le Royaume-Uni en 1860.

Henri Stephany, atelier Ruhlmann, Cornille frères, lé du tissu no 214756, 1925. Présenté dans la chambre à coucher et le grand salon de l’Hôtel du collectionneur à l’Exposition internationale de Paris. Damas de soie et de soie artificielle, 207 x 131 cm. Paris, musée des Arts décoratifs.

Henri Stephany, atelier Ruhlmann, Cornille frères, lé du tissu no 214756, 1925. Présenté dans la chambre à coucher et le grand salon de l’Hôtel du collectionneur à l’Exposition internationale de Paris. Damas de soie et de soie artificielle, 207 x 131 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts décoratifs, Paris – J. Tholance / akg-images

Ces motivations sont tout à fait semblables à celles qui aboutiront à l’organisation de l’Exposition de 1925… 

B. G. : Il existe en effet une communauté d’esprit et de mission très forte entre l’UCAD et le projet d’exposition de 1925, dont l’un des principaux objectifs est de promouvoir les savoir-faire français. Depuis sa fondation, l’Union centrale propose dans cette optique un musée et une bibliothèque de modèles à destination des producteurs ; elle organise des concours pour renforcer l’émulation entre les créateurs et elle s’attache à former le goût du public par le biais d’expositions à la fois rétrospectives et contemporaines. Ce rapport intime entre passé et création contemporaine, cet accent mis sur les savoir-faire, les objets et les pratiques du quotidien distinguent aujourd’hui le MAD autant d’un musée des Beaux-Arts que d’un musée d’Arts et Traditions populaires.

Ruhlmann, le « Riesener de l’Art Déco »

Formé auprès de son père, Jacques Émile Ruhlmann hérite en 1907 de l’entreprise de peinture, de papiers peints et de miroiterie de ce dernier. Il fait dès lors imprimer ses propres idées et expose ses premières créations au Salon d’automne de 1910. En parallèle, il se forme aux techniques des arts appliqués qui le fascinent et se lance à partir de 1913 dans la fabrication de meubles. Ruhlmann affectionne les essences rares – palissandre, ébène de Macassar, loupe d’amboine –, qu’il associe fréquemment à l’ivoire et au métal, comme sur ce monumental bahut Élysée, imaginé pour le bureau de la présidence et présenté en 1925 dans l’Hôtel du collectionneur. Sa façade est ornée d’une marqueterie en ivoire imitant une résille, un motif récurrent chez l’ébéniste, qui montre bien tout ce qu’il doit au XVIIIe siècle français. Ce dernier rappelle en effet le fond caillouté mis au point par la manufacture de porcelaine de Sèvres dans les années 1760. L’entrée de serrure est dessinée par le sculpteur Simon Foucault dans le plus pur esprit Art déco : sur une plaque octogonale en bronze argenté, deux femmes à la silhouette étirée, assises sur des nuées stylisées et soutenant des guirlandes de fleurs, représentent le Jour et la Nuit. À la fois inspiré par les siècles passés et novateur dans ses lignes, Ruhlmann est surnommé le « Riesener de l’Art Déco ». Il incarne l’union souhaitée par les théoriciens entre l’art, l’artisanat et l’industrie et devient le principal représentant de l’école française face à la concurrence étrangère. C.J. 

Jacques Émile Ruhlmann, bahut Élysée, 1920, présenté au Salon d’automne de 1920, à l’Exposition d’art français de San Francisco en 1924, à l’Exposition internationale de Paris en 1925. Chêne, loupe d’amboine vernie, ivoire, bronze argenté, H. 185 ; L. 245 ; P. 53 cm. Paris, Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national.

Jacques Émile Ruhlmann, bahut Élysée, 1920, présenté au Salon d’automne de 1920, à l’Exposition d’art français de San Francisco en 1924, à l’Exposition internationale de Paris en 1925. Chêne, loupe d’amboine vernie, ivoire, bronze argenté, H. 185 ; L. 245 ; P. 53 cm. Paris, Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national. © Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national – P. Sébert

La première exposition internationale dédiée aux arts décoratifs est organisée en Italie dès 1902. Quand naît le projet de la manifestation parisienne ? 

B. G. : Au début des années 1910, le député François Carnot qui préside l’UCAD défend à son tour l’idée d’une rencontre internationale à Paris, de concert avec la Société des artistes décorateurs (SAD) et la Société d’encouragement à l’art et à l’industrie. Le projet est porté à la Chambre et l’exposition est d’abord programmée pour 1913, puis 1915, mais en raison de la guerre elle doit être repoussée à plusieurs reprises jusqu’en 1925.

Le pavillon Pomone du Bon Marché à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925. Photographie de Georges Buffotot. Paris, musée des Arts décoratifs.

Le pavillon Pomone du Bon Marché à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925. Photographie de Georges Buffotot. Paris, musée des Arts décoratifs. Photo service de presse. © Les Arts décoratifs, Paris

L’exposition se déroule du 28 avril au 30 novembre 1925 et rencontre un succès retentissant en attirant 15 millions de visiteurs. Comment se présente-t-elle ? 

B. G. : L’Exposition internationale occupe pas moins de vingt-trois hectares, de la Concorde aux Invalides en passant par le Grand Palais et le pont Alexandre III qui accueille des boutiques. Vingt-deux pays sont représentés : la France, dix-huit pays européens, la Turquie, la Chine et le Japon. On compte aussi des pavillons régionaux, d’autres promus par des architectes et décorateurs, comme l’Hôtel du collectionneur imaginé par Jacques Émile Ruhlmann ou le pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier. D’autres encore sont conçus autour de thèmes, comme le pavillon de l’Élégance ou celui des Renseignements et du Tourisme. La SAD aménage le pavillon de l’Ambassade française comme un appartement, tandis qu’au Grand Palais les œuvres sont réunies par « classes », c’est-à-dire par typologies. Le parcours que nous avons conçu plonge d’emblée le visiteur dans l’effervescence de l’exposition grâce à un film de Lisa Immordino Vreeland réalisé à partir d’images d’époque, d’archives, d’autochromes des collections Albert-Kahn.

La porte d’Orsay (architecteL. H. Boileau) à l'exposition de 1925. Photographie prise par Auguste Léon le 14 octobre 1925. Autochrome, 12 x 9 cm. Boulogne-Billancourt, musée départemental Albert-Kahn.

La porte d’Orsay (architecteL. H. Boileau) à l'exposition de 1925. Photographie prise par Auguste Léon le 14 octobre 1925. Autochrome, 12 x 9 cm. Boulogne-Billancourt, musée départemental Albert-Kahn. © Collections du musée départemental Albert-Kahn / département des Hauts‑de‑Seine

« On ne définit pas clairement le mouvement à l’époque : on parle de “nouveau style” ou d’“esthétique moderne”. C’est seulement en 1966 […] que l’expression “Art déco” est consacrée a posteriori et se répand à travers le monde. »

Bénédicte Gady

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’exposition ne marque pas la naissance de l’Art déco. Quand ce dernier prend-il forme ? 

M. J. : En effet, cette manifestation historique consacre en fait l’apogée de l’Art déco. Nous avons choisi, dans l’exposition du MAD, d’aller bien au-delà pour envisager ce style dans sa globalité. L’Art déco se développe en réalité dans les années 1910, et l’on en repère même les prémices dès 1904 – notamment dans les créations de Cartier auxquelles nous consacrons une salle. A contrario, de nombreux grands noms de l’Art déco sont absents de l’exposition de 1925, comme Jean-Michel Frank ou Eileen Gray.

B. G. : On ne définit pas clairement le mouvement à l’époque : on parle de « nouveau style » ou d’« esthétique moderne ». C’est seulement en 1966, grâce à l’exposition « Les Années 25. Art déco, Bauhaus, Stijl, Esprit nouveau » organisée par l’UCAD que l’expression « Art déco » est consacrée a posteriori et se répand à travers le monde. Cette exposition ainsi que celle du cinquantenaire (1975) ont joué un rôle majeur dans la reconnaissance du mouvement. Elles ont, parallèlement, suscité de nombreux dons en faveur de l’UCAD, par des artistes comme Sonia Delaunay. Mais dès les années 1910, l’UCAD avait tiré parti des relations étroites nouées avec les créateurs pour acquérir des œuvres de ce nouveau style, et le phénomène s’est accru au sortir de l’exposition de 1925.

Renouveler l’art de la céramique

Lors de l’exposition de 1925, on voit se dessiner deux tendances chez les céramistes : d’une part ceux qui s’intéressent à l’émail et aux techniques de grand feu sur grès et sur porcelaine avec Émile Decœur, Henri Simmen ou Georges Serré, de l’autre ceux qui privilégient la polychromie et les émaux peints avec André Metthey, Jean Mayodon ou encore René Buthaud. Émile Lenoble se rattache clairement à la première catégorie. Au début du XXe siècle, il se familiarise avec les techniques de grand feu auprès d’Ernest Chaplet à Choisy-le-Roi et s’intéresse particulièrement au grès. Au tournant des années 1920, il est par ailleurs influencé par son ami Henri Rivière, peintre et collectionneur d’art oriental, qui lui fait découvrir la céramique chinoise de la dynastie Song (960-1279) et les productions coréennes. Lenoble délaisse alors les décors flammés aléatoires de la céramique japonaise pour tenter de réconcilier décor et grand feu. Sur des pièces d’une grande sobriété formelle, élégantes et intemporelles, il grave un décor dans l’épaisseur de l’engobe, laissant ainsi apparaître le grès mat en fond. On retrouve ici des motifs floraux et végétaux stylisés, similaires à ce que l’on peut observer dans les autres domaines des arts décoratifs, du mobilier au textile, en passant par la ferronnerie. Ce vase est exposé, avec d’autres créations, aux côtés des œuvres de Decœur, dans le vestibule de l’Hôtel du collectionneur. C.J.

Émile Lenoble, vase, vers 1925. Grès tourné, engobe gravé sous couverte transparente, H. 24 ; diam. 16,5 cm. Paris, musée des Arts décoratifs.

Émile Lenoble, vase, vers 1925. Grès tourné, engobe gravé sous couverte transparente, H. 24 ; diam. 16,5 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. Photo service de presse. © Les Arts décoratifs – J. Tholance

Le MAD conserve ainsi une collection Art déco de premier plan. La majorité des 1 200 œuvres réunies pour la présente exposition en est-elle issue ? 

B. G. : Oui, il était important pour nous de mettre en lumière la richesse de nos fonds. Tous les départements ont été mis à contribution pour réunir les pièces textiles, meubles, objets d’art, dessins, affiches ou bijoux, et nous avons mené pour l’occasion de nombreuses recherches et d’importantes restaurations. Mais nous avons également bénéficié de prêts exceptionnels de la part de collectionneurs privés et de grands musées, comme le Nationalmuseum de Stockholm, le musée des Beaux‑Arts de Reims ou les Manufactures nationales (le Mobilier national et Sèvres).

Jean-Michel Frank, Chanaux & Cie, table basse commandée par François Mauriac, avant 1930. Chêne, sycomore, parchemin, H. 45 ; L. 68 ; P. 43 cm. Paris, musée du Louvre, en dépôt au musée des Arts décoratifs.

Jean-Michel Frank, Chanaux & Cie, table basse commandée par François Mauriac, avant 1930. Chêne, sycomore, parchemin, H. 45 ; L. 68 ; P. 43 cm. Paris, musée du Louvre, en dépôt au musée des Arts décoratifs. © Les Arts décoratifs, Paris – J. Tholance / akg-images

Élégance des formes, raffinement des matériaux, excellence des savoir-faire : quels sont les critères qui permettent de rassembler des créateurs sous la bannière de l’Art déco ? 

B. G. : Il n’y en a pas. La problématique est assez semblable avec les notions de « baroque » et « classicisme » : l’Art déco n’a pas été conçu par un petit groupe de créateurs unis autour d’un manifeste, c’est avant tout l’esprit d’une période. Tous veulent réinventer un art décoratif qui soit en phase avec la vie moderne, avec la transformation des usages et des attentes, mais, si l’ambition est commune, les réponses sont différentes. Le pavillon de la Société des artistes décorateurs en 1925 réunissait toutes les tendances du moment. Dans un même esprit, notre exposition n’entend pas synthétiser l’essence de l’Art déco mais en montrer au contraire la foisonnante diversité en rassemblant les nombreux acteurs qui ont donné une coloration particulière à ce style.

M. J. : On qualifie en effet d’« Art déco » des artistes et des décorateurs aux esthétiques parfois très différentes. Il convient de mettre sur le même plan le décorateur Jean-Michel Frank et son goût de l’épure avec l’ensemblier Clément Mère, au style beaucoup plus ornementé et fouillé. L’exposition vise à témoigner et incarner les multiples facettes du mouvement. Les créateurs sont bien sûr à l’honneur tout au long du parcours, de Jean Dunand à René Lalique en passant par les décorateurs Ruhlmann et Paul Iribe, l’orfèvre Jean Puiforcat ou le peintre et verrier Maurice Marinot, mais l’on y croise aussi des industriels, des institutions et des collectionneurs comme Nelly de Rothschild et Jacques Doucet.

Clément Mère, paire de chaises, 1922. Palissandre, ivoire, soie, H. 90 ; L. 44 cm. Clément Rousseau, table, vers 1921. Bois d’amourette, galuchat, ivoire, galalithe, H. 52 ; L. 53 cm. Clément Mère, Chartier, table, 1922. Acajou, chêne, bois de rose et d’amarante, ivoire, bronze doré, H. 73 ; diam. 45 cm. Ensemble de meubles réalisés pour le boudoir de Nelly de Rothschild. Paris, musée des Arts décoratifs.

Clément Mère, paire de chaises, 1922. Palissandre, ivoire, soie, H. 90 ; L. 44 cm. Clément Rousseau, table, vers 1921. Bois d’amourette, galuchat, ivoire, galalithe, H. 52 ; L. 53 cm. Clément Mère, Chartier, table, 1922. Acajou, chêne, bois de rose et d’amarante, ivoire, bronze doré, H. 73 ; diam. 45 cm. Ensemble de meubles réalisés pour le boudoir de Nelly de Rothschild. Paris, musée des Arts décoratifs. Photo service de presse. © Les Arts décoratifs, Paris – C. Dellière

Selon le règlement de l’exposition de 1925, industriels, artistes et artisans sont tenus de « se montrer modernes ». S’agit-il de faire table rase du passé ? 

M. J. : Au contraire, à l’époque, nombre de critiques et de théoriciens de l’art estiment que le style Louis-Philippe (1830-1848) a été le dernier grand style français. On observe dès lors un rejet des pastiches des siècles passés et des excès de volutes de l’Art nouveau pour revenir à ce que l’on considère comme les sources du style national. Cela se traduit par la réinterprétation de typologies de meubles (chiffonnier), de motifs (lyre, corbeille de fruits) et de techniques traditionnelles (galuchat, marqueterie de paille). Mais il s’agit toujours d’innover dans une forme de tradition.

B. G. : Dans cette perspective, artistes et artisans élargissent le champ des sources en s’inspirant aussi bien de l’Antiquité que du Japon ou de l’Afrique. Nous consacrons une section éminemment visuelle à la grammaire de l’Art déco ainsi qu’aux principales techniques et aux matériaux caractéristiques, comme le galuchat ou l’ébène de Macassar.

Sous forme de focus, vous mettez en lumière des thèmes particulièrement évocateurs de modernité. Parmi eux, le voyage. Comment cela se présente-t-il ? 

M. J. : Nous mettons ici en regard deux grands symboles du luxe et de la modernité : une reconstitution de salle à manger du paquebot Normandie et une tablette dressée du Dewoitine D.338, l’un des premiers avions de ligne français. Sur un strict plan iconographique, les motifs associés au voyage (voiture, hélice, symboles liés à la vitesse…) sont par ailleurs très présents dans les arts décoratifs de l’époque. Entre autres exemples remarquables, nous présentons dans cette section un vitrail de Jacques Gruber figurant un train.

Jacques Gruber, vitrail Expédition des profilés par le chemin de fer, vers 1930. Verre imprimé et gravé, verre à l’or, plomb, 225 x 156 cm. Paris, musée des Arts décoratifs.

Jacques Gruber, vitrail Expédition des profilés par le chemin de fer, vers 1930. Verre imprimé et gravé, verre à l’or, plomb, 225 x 156 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts décoratifs, Paris – J. Tholance / akg-images

Dès 1925, la tendance moderniste éclot aux côtés de l’Art déco. Comment distinguer ces deux mouvements qui ont en commun de rechercher une synthèse entre les arts ? 

B. G. : Le Corbusier et Pierre Jeanneret heurtent le public de l’exposition de 1925 avec leur pavillon de l’Esprit nouveau, un logement type conçu à partir d’éléments standardisés qui s’écarte des savoir-faire traditionnels et du luxe défendus par la Société des artistes décorateurs. Les deux architectes créeront quatre ans plus tard l’UAM (Union des artistes modernes), avec Jean Prouvé, Charlotte Perriand et Robert Mallet-Stevens, afin de promouvoir une forme d’industrialisation et de démocratisation. L’Art déco, lui, s’est diffusé auprès du public plutôt par le biais du cinéma ou grâce à son emprise dans l’espace urbain, à travers les affiches et l’architecture (piscines, postes, logements…).

M. J. : L’Art déco a souvent été considéré comme trop élitiste, bien que certains artistes, à l’instar de Francis Jourdain, aient été sensibles à la question de l’art social. Les grands magasins – dont chacun avait un pavillon à l’exposition de 1925, comme Primavera pour Le Printemps ou Pomone pour Le Bon Marché – ont également tenté de faire entrer l’Art déco dans le quotidien, mais les pièces créées par Primavera et Pomone n’ont en réalité jamais été accessibles aux classes modestes. 

Robert Mallet-Stevens, Pavillon des renseignements et du tourisme à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925. Plume, encre noire, graphite, craie sur papier vélin, 100 x 73 cm. Paris, musée des Arts décoratifs.

Robert Mallet-Stevens, Pavillon des renseignements et du tourisme à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Paris, 1925. Plume, encre noire, graphite, craie sur papier vélin, 100 x 73 cm. Paris, musée des Arts décoratifs. © Les Arts décoratifs, Paris – L. Sully-Jaulmes / akg‑images

L’exposition de la démesure

L’exposition de 1925 est avant tout une manifestation de prestige. À ce titre, elle est le théâtre d’un certain nombre de tours de force techniques qui marquent l’esprit des visiteurs. Parmi ceux-ci, on compte la porte d’honneur de l’exposition, les arbres en béton de Robert Mallet-Stevens ou encore les huit vases monumentaux en grès cérame de la manufacture de Sèvres, qui culminent à plus d’une dizaine de mètres de hauteur. Ces derniers ornent le jardin qui relie les deux pavillons conçus par l’architecte Pierre Patout et le peintre-décorateur Henri Rapin pour la manufacture. Ils ont été dessinés par Patout et exécutés sous la direction du sculpteur Jean-Baptiste Gauvenet. Leur panse cylindrique est ornée du fameux décor gravé « à la rose » introduit dans les arts décoratifs par Paul Iribe, qui n’est pas sans rappeler le travail de gaufrage des tentures murales de cuir, tandis que des vagues stylisées partent à l’assaut de leur sommet, donnant ainsi à ces vases imposants un certain élan vertical. À travers ces pièces, la manufacture démontre sa capacité à produire des objets de belle qualité et d’une grande diversité. Ce ne sont plus seulement des services de table, des vases et des objets de décoration qui sortent de ses fours, mais aussi de la céramique « architecturale ». Cette version miniature des grands vases de 1925, transformée en pot à tabac, constitue un précieux témoignage de cet ensemble dispersé à l’issue de la manifestation. C.J.

Pierre Patout, Jean-Baptiste Gauvenet, Manufacture nationale de Sèvres, pot à tabac, 1925‑26. Faïence, H. 27 ; L. 16 cm. Sèvres, Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national.

Pierre Patout, Jean-Baptiste Gauvenet, Manufacture nationale de Sèvres, pot à tabac, 1925‑26. Faïence, H. 27 ; L. 16 cm. Sèvres, Manufactures nationales – Sèvres & Mobilier national. © RMN (Sèvres – Manufacture et musée nationaux) – T. Ollivier

Pavillons régionaux et internationaux révèlent l’étonnante malléabilité de l’Art déco. Comment abordez-vous cette dimension ? 

B. G. : Nous ne traitons pas de la dimension régionale, qui est mise en lumière dans les expositions organisées par les musées de Valence, Nancy et Limoges. En revanche, nous consacrons deux focus aux créations japonaises et suédoises. C’est en effet la Suède qui a décroché le plus grand nombre de prix à l’Exposition internationale, après la France. Ses créateurs ont développé une proposition singulière connue sous le nom de Swedish Grace, qui vise à démocratiser l’usage des objets décoratifs, promouvoir les produits industriels nationaux, et qui a recours à des matériaux durables comme l’étain.

M. J. : Le choix du Japon, quant à lui, s’imposait d’autant plus dans le parcours que le musée des Arts décoratifs a bénéficié dès 1932 du don, par les membres du commissariat japonais de l’exposition, d’une sélection des objets d’art présentés en 1925.

Nils Fougstedt, Svenskt Tenn AB, service à café, 1925. Étain, laiton, rotin, H. 8,7 ; diam. 13,5 ; H. 7 ; diam. 18,5 ; H. 8,5 ; diam. 13 cm. Stockholm, Nationalmuseum.

Nils Fougstedt, Svenskt Tenn AB, service à café, 1925. Étain, laiton, rotin, H. 8,7 ; diam. 13,5 ; H. 7 ; diam. 18,5 ; H. 8,5 ; diam. 13 cm. Stockholm, Nationalmuseum. Photo A. Danielsson / Nationalmuseum

L’Art déco semble faire l’objet d’un engouement nouveau depuis quelques années. 

B. G. : Cela fait plusieurs décennies qu’universitaires et conservateurs s’intéressent à l’Art déco. On peut citer Jean-Paul Bouillon qui a publié en 1988 Journal de l’Art déco 1903‑1940, et Emmanuel Bréon qui a consacré au sujet de nombreuses expositions au musée des Années 30, à la Cité de l’architecture ou à Saint-Quentin – il est d’ailleurs conseiller scientifique de notre exposition. Du côté des amateurs, l’Art déco souffre de ses prix élevés et tend à céder le pas aux productions des années 1950 à 1970, mais l’on observe en effet un regain d’intérêt pour la période. Le public est notamment sensible à l’importance accordée aux métiers d’art.

Carl Hörvik, Nordiska Kompaniets Verkstäder, armoire et paire de fauteuils, 1925. Chêne, palissandre, frêne, bouleau, dorure, H. 173 ; L. 131 ; P. 65 cm. Chêne, palissandre, frêne, bouleau, canage, H. 80 ; L. 60 ; P. 39,5 cm. Stockholm, Nationalmuseum.

Carl Hörvik, Nordiska Kompaniets Verkstäder, armoire et paire de fauteuils, 1925. Chêne, palissandre, frêne, bouleau, dorure, H. 173 ; L. 131 ; P. 65 cm. Chêne, palissandre, frêne, bouleau, canage, H. 80 ; L. 60 ; P. 39,5 cm. Stockholm, Nationalmuseum. Photo A. Danielsson / Nationalmuseum

Réunir l’art et l’artisanat

Edgar Brandt est reconnu comme le plus grand ferronnier de son temps, tant pour sa créativité que pour sa maîtrise technique. Lors de l’exposition de 1925, il présente de nombreuses œuvres, dont ce paravent à cinq feuilles représentant un jardin tropical stylisé. Au centre, une fontaine jaillissante s’épanouit, encadrée de part et d’autre d’une végétation luxuriante composée de larges feuillages dont les motifs de chevrons évoquent aussi les plumes d’un oiseau sur fond de volutes, et de fleurs stylisées. Brandt, qui considère son époque comme « le véritable âge du fer », maîtrise les techniques traditionnelles de la ferronnerie mais s’intéresse également aux possibilités ouvertes par de nouveaux matériaux et procédés. Il a en effet pour ambition de réunir la main de l’homme et la machine afin de produire des œuvres d’art grandioses. Ce paravent, réalisé au moyen de marteaux-pilons, de chalumeaux, de machines à créneler et à estamper et de soudure électrolytique, en est une belle démonstration. Brandt obtient ainsi des formes fluides, élégantes et délicates. L’influence de la modernité – machine, vitesse – se perçoit dans le dynamisme de la composition, mêlée à celles du cubisme et de l’art africain. Célébré par de nombreux critiques, ce paravent inspirera d’autres créations, du papier peint Leaves de Paul Follot pour la manufacture F. Schumacher and Co au premier flacon pour L’Heure bleue de la maison Guerlain, en passant par les portes du siège de la manufacture Cheney Brothers à New York, pour lesquelles Brandt lui-même reprendra ce décor. C.J.

Edgar Brandt, Henri Favier, paravent L’Oasis, présenté auSalon d’automne de 1924 et à l’Exposition internationale de Paris, 1925. Fer, fonte de fer, laiton, H. 181,5 ; L. 63,5 cm (chaque panneau). Collection particulière.

Edgar Brandt, Henri Favier, paravent L’Oasis, présenté auSalon d’automne de 1924 et à l’Exposition internationale de Paris, 1925. Fer, fonte de fer, laiton, H. 181,5 ; L. 63,5 cm (chaque panneau). Collection particulière. © Christie’s Images / Bridgeman Images © Adagp, Paris, 2025 © D.R.

Des créateurs continuent également à puiser leur inspiration dans l’Art déco. Évoquez-vous cette postérité ? 

B. G. : Nous ne pouvions pas retracer l’histoire de l’Art déco de 1925 à 2025, mais nous proposons deux focus contemporains. Dans la nef, le visiteur découvrira une spectaculaire confrontation entre une cabine historique de la Compagnie internationale des wagons-lits qui dormait dans nos réserves, entièrement restaurée et réassemblée pour l’occasion, et trois maquettes à échelle 1 du futur Orient-Express conçu par Maxime d’Angeac (le bar, le restaurant et une suite). À la manière d’un ingénieur-ensemblier du XXIe siècle, ce dernier s’intéresse à l’aspect esthétique mais surtout à la dimension industrielle du projet. Il faut que le sentiment de confort et de sécurité soit total. Cela représente 200 000 heures de conception ! À l’image d’un Ruhlmann ou d’un Jourdain, il ne se contente pas de puiser son inspiration dans les styles et les techniques du passé ; il renouvelle avec audace les arts décoratifs en les adaptant aux tendances et aux technologies modernes.

M. J. : Nous mettons en lumière les multiples sources d’inspiration de Maxime d’Angeac, à l’instar du motif rail qui avait été mis au point par Suzanne Lalique-Haviland à la fin des années 1920 pour les mythiques trains Pullman. L’autre focus consiste en une carte blanche donnée à Jacques Grange, le décorateur qui a remis l’Art déco au goût du jour dans les années 1970 en l’associant à du mobilier contemporain. Il a rassemblé pour l’occasion des pièces issues de ses collections ou de celles de ses clients, qu’il fait dialoguer avec des œuvres du fonds du MAD.

B. G. : Dans le parcours permanent du musée, la Boîte à Soleil en marqueterie de paille réalisée par l’artisane Lison de Caunes et l’ornemaniste Pierre Marie permet également d’illustrer cette postérité.

Maxime d’Angeac (architecte), wagon-bar du Nouvel Orient-Express, 2020‑2025. Maquette échelle 1.

Maxime d’Angeac (architecte), wagon-bar du Nouvel Orient-Express, 2020‑2025. Maquette échelle 1. Photo service de presse. © Orient-Express © Maxime d’Angeac

Silhouette Art déco

À l’aube du XXe siècle, la silhouette féminine change radicalement. La première révolution est due au couturier Paul Poiret qui, en 1905, supprime le corset et dessine des robes qui laissent entrevoir les formes du corps. Dès lors, les tenues féminines se font droites ; elles sont confectionnées dans des tissus légers et ne marquent plus la taille. Les jupes sont raccourcies, d’abord aux chevilles puis à mi-jambes, avant de dévoiler le genou, accentuant l’allure longiligne des corps. Cette robe portée par Marcelle Frantz-Jourdain, la fille de l’architecte, lors des soirées qui ponctuent l’exposition de 1925, correspond tout à fait à la nouvelle mode. Elle prend la forme d’une longue tunique sans manches, uniquement ponctuée d’un bandeau bien au-dessous de la taille naturelle. Contrairement aux robes de jour confectionnées dans des étoffes plus simples, cette robe du soir est cousue dans un crêpe de soie brodé de perles de verre grises. Faut-il voir dans le choix de cette couleur une volonté d’évoquer le métal des machines ? Cette évolution de la silhouette féminine témoigne également d’un changement sociétal plus profond. Elle illustre la soif d’émancipation et de liberté des femmes modernes, symbolisées par la garçonne. Néanmoins, force est de constater qu’en pratique cet affranchissement de la femme reste, au quotidien, relativement limité dès lors que l’on sort de l’univers du vêtement. C.J.

Frantz Jourdain, robe du soir portée par Mlle Marcelle Frantz-Jourdain, fille de l’artiste, à l’occasion des soirées données durant l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, 1925. Crêpe de soie, broderie de perles de verre grises translucides, H. 103 ; L. 34 cm. Paris, dépôt de l’UFAC au musée des Arts décoratifs.

Frantz Jourdain, robe du soir portée par Mlle Marcelle Frantz-Jourdain, fille de l’artiste, à l’occasion des soirées données durant l’Exposition des arts décoratifs et industriels modernes de 1925 à Paris, 1925. Crêpe de soie, broderie de perles de verre grises translucides, H. 103 ; L. 34 cm. Paris, dépôt de l’UFAC au musée des Arts décoratifs. Photo service de presse © Les Arts décoratifs – C. Dellière

« 1925-2025. Cent ans d’Art déco », du 22 octobre 2025 au 26 avril 2026 au musée des Arts décoratifs, 107 rue de Rivoli, 75001 Paris. Tél. 01 44 55 57 50. https://madparis.fr

Catalogue de l’exposition, éditions du MAD, 282 p., 49 €.