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Botticelli : la fabrique du génie au musée Jacquemart-André

Alessandro Filipepi dit Botticelli, Figure allégorique dite La Belle Simonetta (détal), vers 1485. Tempera et huile sur peuplier, 81,8 x 54 cm. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.

Alessandro Filipepi dit Botticelli, Figure allégorique dite La Belle Simonetta (détal), vers 1485. Tempera et huile sur peuplier, 81,8 x 54 cm. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum. Photo service de presse. © Städel Museum, Frankfurt am Main

On s’extasie volontiers devant la grâce mélancolique des figures de Sandro Botticelli (vers 1445–1510), mais que sait-on de l’atelier qui les a produites ? Aux côtés de l’artiste, officiait en effet toute une équipe de collaborateurs. Au musée Jacquemart-André, une exposition révèle le fonctionnement de cet atelier florissant et, à travers lui, met en lumière la polyvalence et la production en série des botteghe de la Renaissance italienne, grandes pourvoyeuses d’images saintes ou profanes. Entretien avec Ana Debenedetti, spécialiste de l’art florentin du XVe siècle et co-commissaire de l’exposition « Botticelli, artiste et designer ».

Propos recueillis par Eva Bensard

Vous montrez dans l’exposition que l’art de Botticelli était le fruit d’un travail collectif. L’image d’Épinal de l’artiste travaillant dans la solitude de son atelier est-elle un contresens complet à la Renaissance ?

Oui, c’est un mythe romantique, qui n’a pas lieu d’être à la Renaissance. Dans les ateliers, on travaillait de manière collaborative. Il y avait un échange important d’idées, de main d’œuvre, de spécialités. On ne créait pas librement, comme cela sera le cas plus tard et comme le véhicule l’image romantique de l’artiste en proie à la fureur créatrice. Les ateliers répondaient à des commandes précises, les œuvres avaient une finalité. Ce qui ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’y avait pas de création. Le maître d’atelier inventait, composait et dirigeait l’ensemble des travaux. Ce « contrôle qualité » faisait toute la différence.

Le Jugement de Pâris

L’atelier de Botticelli s’était fait une spécialité des grands panneaux ornant des cassoni (coffres de mariage) ou décorant, tel ce Jugement de Pâris, les intérieurs des demeures florentines. Dans ce type de commandes, le maître se réservait généralement les figures, tandis que le paysage était délégué à ses assistants.

Botticelli et atelier, Le Jugement de Pâris, vers 1482-1485. Tempera sur bois, 81 x 197 cm. Venise, Fondazione Giorgio Cini, Galleria di Palazzo Cini.

Botticelli et atelier, Le Jugement de Pâris, vers 1482-1485. Tempera sur bois, 81 x 197 cm. Venise, Fondazione Giorgio Cini, Galleria di Palazzo Cini. Photo service de presse. © Fondazione Giorgio Cini

A-t-on des représentations de ces grands ateliers florentins, sait-on à quoi ils ressemblaient ?

Il faut distinguer différents types d’ateliers. Certains, comme celui d’Andrea del Verrocchio, étaient polyvalents et réalisaient aussi bien des peintures, des sculptures que des pièces d’orfèvrerie. D’autres, comme celui de Botticelli, étaient spécialisés dans la peinture. Dans une gravure de Baccio Baldini, Les Enfants de Mercure, on peut voir représentée une rue commerçante de Florence, avec des échoppes d’artisans ouvertes sur l’extérieur. L’atelier de Botticelli, qui était installé au rez-de-chaussée de la demeure paternelle, devait être dans cet esprit. Il s’agissait sans doute d’une grande pièce ouverte sur la rue, par où entrait la lumière naturelle, avec une arrière-salle pour le stockage des œuvres et des matériaux.

Botticelli en dix dates

1445 Naissance à Florence d’Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, dit Botticelli.
1458 Débuts chez un orfèvre florentin.
Vers 1460 Apprentissage dans l’atelier de Fra Filippo Lippi.
Vers 1467 Ouverture de son propre atelier, au rez-de-chaussée de la demeure paternelle.
1469 Mort de son maître Filippo Lippi. Le fils de ce dernier, Filippino, rejoint son atelier.
1477 Commande du Printemps, sans doute par Lorenzo Pierfrancesco, petit cousin de Laurent le Magnifique.
1481 Voyage à Rome pour peindre la chapelle Sixtine (fresques illustrant les vies de Moïse et du Christ).
1482-1485 La Naissance de Vénus.
1498 Le moine Savonarole, qui dénonçait la vanité des Médicis et la corruption du clergé, est brûlé sur la place de la Seigneurie à Florence.
1510 Botticelli meurt ruiné.​​​​​

Dans le titre de l’exposition, vous qualifiez Botticelli de « designer ». N’est-ce pas anachronique ?

Non, au contraire ! Botticelli est un « designer », car il a fait du réemploi de ses motifs un véritable système créatif et économique. Ses compositions donnaient lieu à de multiples variantes, exécutées par l’atelier et sous sa supervision. Cet artiste était « designer » également au sens où il fournissait des modèles pour les arts appliqués : la broderie, la marqueterie, la tapisserie ou encore la gravure. Cette pratique est avérée, même si très peu d’objets ont survécu. Nous présentons notamment dans l’exposition une tapisserie tissée d’après un de ses cartons et une chasuble brodée de figures botticelliennes.

Minerve pacifique

Depuis le début des années 1470 et jusqu’à la fin du siècle, Botticelli fournit également des modèles pour les arts appliqués, ainsi qu’en témoigne cette rarissime tapisserie, la seule réalisée d’après un carton du peintre qui nous soit parvenue.

Manufacture française, d’après Botticelli, Minerve pacifique, vers 1491-1500. Laine et soie, 257 x 156 cm. Collection particulière.

Manufacture française, d’après Botticelli, Minerve pacifique, vers 1491-1500. Laine et soie, 257 x 156 cm. Collection particulière. Photo service de presse. © Studio Sébert, Paris

Le trait ciselé de Botticelli facilitait-il ces déclinaisons en différents matériaux ?

En effet. Botticelli était un dessinateur hors pair, cela lui venait de sa formation d’orfèvre. Avant d’entrer dans l’atelier de Fra Filippo Lippi, vers l’âge de 15 ans, il a débuté chez un orfèvre florentin, probablement Maso Finiguerra, l’inventeur du niello, une technique de gravure sur argent. Lorsque l’on grave le métal, on n’a pas droit à l’erreur, et Botticelli a pu développer grâce à cet apprentissage un trait ferme et précis, qui a ensuite facilité la déclinaison de ses motifs.

D’après vous, combien d’assistants secondaient Botticelli dans l’exécution des peintures, et comment s’organisait la division des tâches au sein de son atelier ?

Le maître devait être aidé par 5 à 8 personnes environ. Les plus jeunes étaient des apprentis d’une douzaine d’années, qui broyaient les pigments, préparaient les supports. À côté de ces petites mains, le maître pouvait compter sur des collaborateurs expérimentés, qui l’aidaient dans l’exécution de ses peintures. Et lorsque la charge de travail devenait trop importante, il faisait appel à des peintres indépendants, qui venaient lui prêter main forte.

La Belle Simonetta

Faut-il voir dans cette figure allégorique un portrait de la belle Simonetta Vespucci, noble florentine dont Julien de Médicis s’était follement épris ? Rien n’est moins sûr. Ce type de visage et cette coiffure nattée sont en effet récurrents dans l’œuvre de Botticelli, qui déclina à l’envi cette image féminine de la beauté idéale.

Alessandro Filipepi dit Botticelli, Figure allégorique dite La Belle Simonetta, vers 1485. Tempera et huile sur peuplier, 81,8 x 54 cm. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum.

Alessandro Filipepi dit Botticelli, Figure allégorique dite La Belle Simonetta, vers 1485. Tempera et huile sur peuplier, 81,8 x 54 cm. Francfort-sur-le-Main, Städel Museum. Photo service de presse. © Städel Museum, Frankfurt am Main

Quelles étaient les techniques employées dans l’atelier pour décliner sur différents tableaux les motifs du maître ?

Botticelli réalisait des cartons, des dessins à l’échelle réelle, que lui-même ou ses assistants reportaient, à la manière de calques, sur le bois ou la toile. Des modèles du maître étaient aussi copiés à l’œil, sans avoir recours à des systèmes de reports comme la mise au carreau. De même, l’atelier utilisait très peu les poncifs, ces feuilles de papier percées de petits trous qui permettaient de reproduire plusieurs fois un même motif. Cela explique que l’on n’ait jamais deux copies identiques. Le maître se recyclait lui-même, mais sans jamais faire deux fois la même chose.

« Toute œuvre de la Renaissance est une œuvre collaborative. »

Au moment d’appliquer les couleurs, Botticelli se réservait-il certaines parties ? Arrive-t-on à distinguer sa main de celle de ses assistants ?

Il est assez compliqué de distinguer des mains, car les peintres de l’atelier devaient précisément fondre leur style dans celui du maître. Botticelli se réservait probablement les parties les plus difficiles : les personnages, les carnations, certains drapés complexes. Lorsque les vêtements étaient plus simples, ils étaient laissés à ses assistants. C’était le cas aussi des paysages, qui étaient confiés à des collaborateurs spécialisés, comme le « Maître des Bâtiments gothiques », un peintre qui est resté plus de vingt ans dans l’atelier. Dans le cas de commandes particulièrement prestigieuses, le maître déléguait sans doute moins. Mais même dans La Naissance de Vénus, il a dû être un peu aidé, ne serait-ce que dans la préparation du support. Toute œuvre de la Renaissance est une œuvre collaborative.

La Vierge du Magnificat

Offerts aux jeunes mariées ou aux mères venant d’accoucher, les tondi (tableaux circulaires) représentant la Vierge à l’Enfant connurent une vogue considérable dans la Florence de la fin du Quattrocento. Botticelli contribua largement à cette mode, en proposant de multiples variations de ses Madones – comme ici celle du Magnificat – sur le marché florissant de la dévotion privée. 

Maître des Bâtiments gothiques (Jacopo Foschi ?, actif à Florence vers 1485–vers 1520) d’après Botticelli, La Vierge du Magnificat, années 1490. Tempera sur bois, D. 114,5 cm. Montpellier, musée Fabre.

Maître des Bâtiments gothiques (Jacopo Foschi ?, actif à Florence vers 1485–vers 1520) d’après Botticelli, La Vierge du Magnificat, années 1490. Tempera sur bois, D. 114,5 cm. Montpellier, musée Fabre. Photo service de presse. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole / photographie Frédéric Jaulmes

Ce travail d’équipe remet en question la notion d’œuvre originale telle que nous la concevons aujourd’hui…

En effet, mais à l’époque, on ne voyait pas les choses ainsi. Pour les commanditaires, un tableau qui sortait de l’atelier de Botticelli était, par définition, un Botticelli, car il avait été conçu selon son dessin et portait sa marque de fabrique. Le défi, pour le maître, consistait à produire en série – il a fait par exemple plus d’une centaine de tondi, ces peintures rondes figurant des Vierges à l’Enfant –, en proposant des variantes à chaque fois. C’est là aussi que résidait son génie créatif. Il avait le don de renouveler sans cesse le dialogue avec le spectateur.

« La Naissance de Vénus et Le Printemps sont des œuvres qui, par leur pluralité de sens, font toujours débat aujourd’hui ! »

Le considérez-vous comme l’un des plus grands représentants de la culture savante et humaniste qui se développe à Florence à l’époque des Médicis ?

Il est le plus grand traducteur de cette culture, celui qui, avec le plus de facilité et de génie, a réussi à mettre en image les grands mythes et les messages très complexes qu’ils véhiculaient. La Naissance de Vénus et Le Printemps sont des œuvres qui, par leur pluralité de sens, font toujours débat aujourd’hui ! Ces grandes scènes étaient conçues pour favoriser la conversation et les échanges d’idées.

Vénusmania

Achevée vers 1485 et aujourd’hui conservée aux Offices, La Naissance de Vénus remporta un immense succès, dont témoignent une série de tableaux reprenant, sur fond noir, la figure centrale de la composition. Selon les premiers biographes de l’artiste, les palais et villas de Florence étaient remplis de « belles femmes nues » de la main du peintre ! Génial « recycleur » de ses propres motifs, Botticelli s’adaptait à chacun de ses commanditaires. Celui-ci devait être fortuné, car la facture est de grande qualité et la chevelure de la déesse, irisée d’or. 

Botticelli, Venus pudica dit La Naissance de Vénus, vers 1485. Huile sur toile, 158,1 x 68,5 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie.

Botticelli, Venus pudica dit La Naissance de Vénus, vers 1485. Huile sur toile, 158,1 x 68,5 cm. Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Gemäldegalerie. Photo service de presse. © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Jörg P. Anders

L’exposition a-t-elle permis de nouvelles découvertes et attributions ?

Oui, tout à fait. Un tableau conservé dans une église, à Champigny-en-Beauce, considéré comme un pastiche du XIXe siècle, nous semblait particulièrement intéressant. En 2020, nous l’avons fait examiner en laboratoire. Notre intuition s’est révélée juste, cette Vierge à l’Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste est bien une œuvre de la Renaissance, que l’on peut attribuer à l’atelier de Botticelli, très actif dans le domaine de la dévotion privée.

Que pensez-vous du Christ de Douleur qui sera mis en vente par Sotheby’s en janvier 2022, présenté comme une œuvre majeure de la fin de sa carrière ?

Je n’ai vu pour l’instant que des reproductions, donc il est difficile de se prononcer. Mais l’œuvre est intrigante, elle se rattache à une série d’Ecce homo peints par l’artiste. L’invention des petits anges, qui volent autour de la tête du Christ en se cachant les yeux, semble digne du maître. En revanche, certaines parties montrent des faiblesses dans l’exécution, c’est le cas des mains. Il faudrait pouvoir examiner de près la matière picturale… Cette œuvre va sans aucun doute affoler les enchères, car les maîtres anciens sont de plus en plus rares sur le marché. La moindre parenté avec l’atelier de Botticelli est susceptible de créer un intérêt redoublé des acheteurs potentiels.

Botticelli, Christ de Douleur, 1500. Huile sur bois. Ce tableau sera mis en vente en janvier 2022 chez Sotheby's.

Botticelli, Christ de Douleur, 1500. Huile sur bois. Ce tableau sera mis en vente en janvier 2022 chez Sotheby's. Photo service de presse. © Courtesy Sotheby’s

Selon vous, des œuvres de l’artiste restent-elles encore à découvrir ?

Oui, certainement, car Botticelli a énormément produit : un très grand nombre de tableaux et d’innombrables des-sins : livres de modèles, cartons, feuilles de motifs qui ont malheureusement été perdus et sans doute détruits pour la plupart par le temps. On cherche par exemple toujours les huit dessins manquants de La Divine Comédie de Dante – on en conserve 92, alors qu’il y a 100 chants. J’espère que de belles découvertes sont encore à venir !

« Botticelli, artiste & designer », du 10 septembre 2021 au 24 janvier 2022 au musée Jacquemart-André, 158 boulevard Haussmann, 75008 Paris. Tél. 01 45 62 11 59. www.musee-jacquemart-andre.com

Catalogue, Culturespaces / Fonds Mercator, 240 p., 35 €.