En 1992, l’archéologue Paul Bahn et le palynologue John Flenley publient un ouvrage de synthèse sur l’histoire de Rapa Nui, l’île de Pâques. Ils y posent l’hypothèse d’un effondrement culturel de la société rapanuie à la suite du déboisement radical de l’île. Cette thèse est l’un des points de départ d’un autre ouvrage, Collapse, publié en 2005 par Jared Diamond. L’évidence des changements climatiques contemporains a donné une nouvelle ampleur à ces travaux : l’île de Pâques ne serait-elle pas l’exemple historique le plus spectaculaire des conséquences dramatiques des modifications environnementales ? Or les recherches se sont poursuivies à Rapa Nui, livrant de nouvelles données qui, contre toute attente, vont à l’encontre de l’éco-suicide de l’île. Une révision totale de la thèse d’un effondrement s’impose désormais au regard des éléments fournis par l’archéologie.
De prime abord, les monuments cultuels de Rapa Nui paraissent tous en ruine, particulièrement ceux supportant jadis de grandes statues, les fameux moai.
Intrigantes plates-formes à statues
Un peu plus de cent cinquante plates-formes, ou ahu-moai, ont été recensées, et aucune n’a échappé à cet aspect désolant. Le caractère systématique de la situation pose évidemment question. Pourtant, les témoignages des premiers visiteurs européens laissent penser qu’il existait encore des monuments intacts au XVIIIe siècle. En 1838, l’amiral français Abel du Petit-Thouars donne la dernière description connue de statues debout sur des ahu, les visiteurs suivants observant des monuments autour desquels étaient couchés ces géants de pierre. Cette dégradation des monuments, déjà en cours au XVIIIe siècle avant l’arrivée des Européens, atteint son paroxysme dans le premier tiers du XIXe siècle. Le processus semble donc être un peu long pour une crise ! Le caractère systématique du renversement et l’alignement régulier de certaines des statues (sagement parallèles) nous empêchent de supposer qu’elles aient subi les assauts du temps ou de la nature. Par ailleurs, ces statues ont majoritairement été sculptées dans du tuf, un conglomérat fragile de cendres et de débris volcaniques. Leur basculement désinvolte ne peut s’envisager sans d’importants dégâts : des dislocations et, au minimum, l’écrasement des nez et des fronts, ainsi que le détachement de multiples petits éléments. Or les statues sont soit intactes, soit fissurées mais non fragmentées. Seules quelques-unes montrent des bris plus conséquents. Sans l’ombre d’un doute, les deux premières situations (intactes ou fissurées) résultent d’un dépôt organisé. Il est ainsi manifeste que l’essentiel des monuments de l’île a été démonté selon un travail ordonné, plutôt que saccagé par des phénomènes naturels ou des actes violents ou iconoclastes.
Le rôle des structures funéraires
Les fouilles récentes alimentent ce dossier. Ainsi, devant l’Ahu te Niu, une plate-forme cultuelle de la côte ouest, une statue gît partiellement enfouie sous un amas de galets quelque peu désordonné qui donne une impression de ruines. Le dégagement de ce monticule a permis d’observer le caractère intact, non seulement du moai, mais aussi de son autel. De plus, cette statue était étendue au-dessus d’un caveau-funéraire. La situation n’est pas sans comparaison : à l’Ahu Tahira (secteur Vinapu, côte sud-ouest), trois grandes statues, couchées cul par-dessus tête et disposées en éventail, servent de voûte à un grand caveau ; devant l’Ahu Poukura (côte sud), le front d’un moai couché est intégré à la maçonnerie d’une tombe aménagée en petit appareil sous le géant de tuf ; près de la côte sud-est, une sépulture est abritée sous un grand moai, idem à Vai Mata au cap nord de l’île. Un inventaire exhaustif n’existe pas encore, des fouilles plus systématiques étant nécessaires pour observer l’importance de ce phénomène. Mais ce rapide tour d’horizon montre une récurrence suffisante pour qu’on puisse invoquer un fait exceptionnel.
Des transformations sur le temps long
Par ailleurs, quantité de caveaux funéraires sont aménagés dans les accumulations de pierres qui couvrent désormais les ahu sans être nécessairement fermés par une statue couchée. Les ahu ont toujours été associés aux morts, essentiellement incinérés, dont les cendres étaient dispersées en surface et sur les alentours. Ces monuments semblent être devenus le réceptacle de petites nécropoles à inhumations, tandis que les moai ont suivi le mouvement en rejoignant les morts dans une position horizontale et dans une sorte d’ensevelissement sous des amas de galets. Il n’y a donc aucune trace de destruction. On ne peut exclure que certains ahu-moai aient subi des dégâts, mais la grande majorité a été transformée en nécropole, avant le dépôt prudent de leurs moai au sol et le scellement du tout par des monticules de pierres. On en conclura que dès la fin du XVIIe siècle, ou plus tôt encore, les Rapanuis ont modifié leur comportement vis-à-vis des autels cultuels. Plutôt qu’à une crise « soudaine et violente », on est clairement face à une période de transformations qui s’est inscrite sur plusieurs générations.
Nouvelle perception de la carrière des moai
Près de 90 % des moai sont réalisés en tuf du Rano Raraku, volcan situé au sud-est de l’île. Tardivement découvert par les Européens (seconde moitié du XIXe siècle), ce dernier est couvert de statues, certaines dressées sur les pentes externes et internes, d’autres gisant au sol, d’autres inachevées, souvent encore partie prenante de la roche-mère. Au sol, on aperçoit également des centaines de pics (toki) en basalte, principal outil des artisans de jadis. Il n’en fallait pas plus pour estimer que le Rano Raraku fut au centre d’un drame et déserté en plein travail… Mais comme le remarquait déjà Alfred Métraux en 1940, les moai terminés mais restés au Rano Raraku n’ont ni la même physionomie ni les mêmes proportions que ceux dressés sur les ahu. Les premiers sont souvent démesurés (intransportables ?), avec un visage très allongé (un tiers de la hauteur totale des statues), les yeux seulement figurés par des biseaux dessinés par l’arrondi des joues qui remontent jusqu’au front. Les seconds, en revanche, ont des dimensions plus modestes, une tête plus trapue (un quart de la hauteur totale) et des yeux creusés pour recevoir des incrustations en corail et en scorie rouge, afin de leur donner un regard vivant. Il s’agirait donc de deux productions distinctes.
Nicolas Cauwe
Chef de département a.i. aux musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles
Chargé de cours à l’UCLouvain
À retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 629 (mars 2024)
Pour une archéologie de la forêt
81 p., 11 €.
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