Retracer la riche histoire des Normands au cœur du Moyen Âge, telle est la superbe ambition des musées des Antiquités et des Beaux-Arts à Rouen. Si le premier s’attarde sur la culture matérielle scandinave, le second explore le phénomène viking et la fondation du duché de Normandie, puis le rayonnement des Normands dans les îles britanniques, en Sicile et jusqu’en Terre sainte. Entretien avec Nicolas Hatot, commissaire de l’exposition et conservateur du patrimoine en charge des collections médiévales et Renaissance à la Réunion des Musées Métropolitains de Rouen.
Propos recueillis par Éléonore Fournié.
L’épopée normande commence avec l’épisode scandinave et viking. Comment abordez-vous cette période ?
Il y a eu plusieurs expositions dédiées aux Vikings ces dernières années – notamment à Nantes (2018), à Valenciennes (2016) ou encore au Grand Palais à Paris (1992). Nous abordons ce chapitre dans la partie présentée au musée des Beaux-Arts : quand et pourquoi les Vikings se sont installés en Normandie (qui fait à l’époque partie de la Neustrie mérovingienne), d’où ils venaient, comment se caractérise leur culture matérielle, etc. Nous précisons d’ailleurs que tous les Scandinaves n’étaient alors pas des Vikings ! La Normandie ne devient telle que lorsque ces derniers, désormais appelés « Normands » (du latin nortmannus, lui-même issu des langues nordiques et qui signifie « homme du Nord »), et leur chef Rollon, se voient confier le duché de Normandie par le roi de France, Charles le Simple, en 911. Nous suivons ensuite ces Normands en Angleterre, dans le domaine Plantagenêt, en Sicile et en Terre sainte. Tout au long des quatre siècles (IXe-XIIe siècle) d’histoire couverts par l’exposition, nous n’avons de cesse de nous interroger sur les phénomènes de migrations et de métissages, les dynamiques d’échanges, de syncrétisme et d’innovations.
Vous parlez de métissages et de syncrétisme. Comment, dans ce contexte, reconnaît-on la culture matérielle viking puis normande ?
Autant le retentissement des Vikings fut phénoménal dans les mémoires collectives, en raison de leurs raids, autant c’est une civilisation que l’archéologie a du mal à appréhender. Il n’en existe d’ailleurs pas de spécifique dédiée aux Vikings en France, et pendant des années nous avons manqué de formations pour identifier leur mobilier. Quoiqu’il en soit, s’ils disposent d’objets qui leur sont propres (plaque-boucle, épée ou hache caractéristiques, marteau de Thor, etc.) et que l’on peut retrouver en Normandie, ils sont toutefois difficiles à cerner car ils ont très souvent eu recours à la culture matérielle locale. Ainsi des monnaies, car ils ne les frappaient pas (certaines réutilisées sont parfois marquées de traits spécifiquement vikings), ou des armes, car bien qu’ils en aient des scandinaves, ils ont repris à leur compte des armes anglo-saxonnes ou mérovingiennes. On retrouve aussi, en contexte scandinave, des bijoux provenant d’Asie centrale ou un brûle-parfum abbaside (peut-être de Bagdad), etc. Il en sera de même pour les objets normands : il est difficile de définir des caractéristiques homogènes de cette culture ; il s’agit plutôt d’une perpétuelle porosité aux influences tierces. Pour citer un exemple : les ivoires de Salerne, commandés sans doute sous l’égide du normand Robert Guiscard en 1084 pour la cathédrale de cette ville du sud de l’Italie, attestent un immense syncrétisme culturel, mixant souvenirs byzantins, voire paléochrétiens, art lombard et caractéristiques musulmanes. Cela souligne que si le Moyen Âge n’est pas encore mondialisé, le monde est déjà fortement globalisé et la mobilité des élites, des guerriers, des savants, intense partout en Occident.
L’épopée normande met en effet en lumière la grande mobilité des hommes et des idées au Moyen Âge. Qu’est-ce qui a poussé les Vikings puis les Normands à partir à « la conquête du monde » ?
Les raisons de ces migrations sont multiples et diverses selon les époques. Soit les Vikings pratiquaient les pillages et les raids, soit ils s’installaient plus durablement, afin de commercer ou d’implanter des colonies, sur le continent et dans les îles britanniques. Mais le XIe siècle est, il est vrai, particulièrement marqué par la mobilité des Normands. De grandes familles s’établissent dans le sud de l’Italie, région située sur la route pour les croisades et offrant de belles opportunités commerciales. Parmi les comtes normands d’Hauteville, nommés comtes d’Apulie en 1042, Roger II devient roi de Sicile et d’Italie en 1130 et se retrouve alors à la tête d’un royaume au croisement des traditions méditerranéennes. Guillaume dit le Conquérant (1027-1087), lui, part à la conquête de l’Angleterre pour des questions dynastiques et politiques. À partir de 1066, il met en place de part et d’autre de la Manche un puissant conglomérat soutenu par une élite anglo-normande. De fortes dynamiques culturelles et artistiques irriguent ce vaste espace, consolidé par les territoires Plantagenêt avec l’union, en 1127, de Mathilde l’Emperesse (1102-1167), princesse anglo-normande et petite-fille de Guillaume, avec un comte angevin, Geoffroy Plantagenêt. Mais cela n’empêche pas pour autant la pérennité des traditions scandinaves comme en témoigne le fabuleux jeu d’échecs dit de Lewis, réalisé en ivoire de morse au XIIe siècle… Enfin, il ne faut pas oublier les motivations guerrières – certains Normands se vendant comme mercenaires aux empereurs byzantins ou dans tel ou tel camp au sein d’une Italie morcelée – ou religieuses, les Normands souhaitant, comme tous leurs contemporains, établir un royaume en Terre sainte. Ils fondent d’ailleurs en 1098 et en 1099 les principautés d’Antioche et de Galilée.
Entretien à retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 620 (mai 2023)
Phéniciens, dernières découvertes
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À lire :
L‘Objet d’Art hors-série n° 167
Normands. Migrants, conquérants, innovateurs
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