VIIIe siècle avant notre ère dans l’actuel Soudan : des souverains, longtemps placés sous domination pharaonique, prennent de l’importance et se lancent à la conquête de toute la vallée du Nil. Ce sera la fameuse 25e dynastie, dite « kouchite ». Ces siècles d’histoire, singuliers et brillants, sont pour la première fois mis en lumière au travers d’une magistrale exposition présentée au musée du Louvre.
Entretien avec Vincent Rondot, directeur du département des Antiquités égyptiennes et commissaire de l’événement. Propos recueillis par Éléonore Fournié.
Pourquoi avoir organisé cette exposition ?
Elle est le fruit de plusieurs facteurs. D’une part, elle fait suite à la très belle exposition Méroé, un empire sur le Nil, organisée au musée du Louvre en 2010 et qui avait rencontré un beau succès ; la présente manifestation se place chronologiquement avant le royaume de Méroé mais s’inscrit dans cet héritage de grandes expositions dédiées à l’Égypte. D’autre part, j’ai été amené pendant ma carrière à m’intéresser à l’archéologie du Soudan où se trouvent les principaux vestiges de cette civilisation kouchite et, depuis 2007, le musée du Louvre fouille au Soudan. C’est d’ailleurs grâce à ces fouilles et aux nombreuses recherches internationales menées sur cette civilisation qu’aujourd’hui nous la connaissons mieux ; nous souhaitons ainsi exposer les derniers résultats de la recherche en train de se faire. Enfin, notre présentation, riche en hiéroglyphes, se place dans le cadre des commémorations du bicentenaire de leur déchiffrement par Champollion.
Quelles sont les bornes chronologiques et géographiques de l’exposition ?
Racontant l’épopée de la conquête de la vallée du Nil par les souverains kouchites, l’exposition se concentre sur les VIIIe et VIIe siècles avant notre ère. Mais pour comprendre cette civilisation, nous devons aborder son contexte et sa genèse. Elle prend naissance dans la vallée du Nil Moyen, dans l’actuel Soudan, entre la 2e et la 6e cataracte, vers 1 000 avant notre ère. Ses siècles initiaux sont mal connus ; les premiers témoignages solides sont véritablement attestés peu avant la 25e dynastie préparée vers 720 avant notre ère par le roi kouchite Piânkhy. Succédant à Kachta, qui avait déjà installé une sorte de base arrière à Éléphantine, le souverain finit la conquête en lançant son armée depuis la ville de Napata jusqu’à Memphis, emportant les villes les unes après les autres. Les soldats kouchites ont en effet une excellente réputation, héritée d’une longue tradition guerrière ; l’armée de Pharaon a d’ailleurs toujours eu un contingent de soldats kouchites, connus pour leurs capacités belliqueuses, dans ses rangs. Piânkhy soumet alors les roitelets autoproclamés pharaons, mais sans parvenir toutefois à prendre le Delta, l’éternel talon d’Achille des rois de Napata. Les successeurs de Piânkhy créent le royaume des Deux Terres en unifiant l’Égypte et le pays de Kouch sur un immense territoire s’étalant du Delta jusqu’à la confluence du Nil Blanc et du Nil Bleu. Ils gouvernent alors depuis Memphis, port de l’Égypte, stratégiquement plus intéressant que Napata.
Qu’est-ce qui fait la singularité de cette période ?
Elle se distingue profondément de l’histoire traditionnelle égyptienne mais, dans le même temps, fait tout pour s’en rapprocher. Les Kouchites du royaume de Kerma ont été conquis par les Égyptiens (entre environ 1 520 et 1 000 avant notre ère), qui en ont fait un territoire sous domination pharaonique à la fois pour protéger leurs frontières et pour tirer économiquement profit de ses ressources (bétail, minéraux, esclaves et marchandises transitant par la région). Pendant cette période, les Kouchites sont complètement acculturés par les Égyptiens, adoptant certaines divinités, devenant des « pharaono-kouchites », parfois même plus pharaoniques que le pharaon ! Mais, quand le pouvoir égyptien cesse d’être fort, c’est-à-dire après les Ramsès, lors de la IIIe période intermédiaire (1 069-664 avant notre ère), les Kouchites reprennent leur indépendance et refondent un puissant royaume, au point de pouvoir profiter de la faiblesse de leur voisin pour les envahir et pour devenir à leur tour des pharaons.
À cette époque-là, la région du Levant est dominée par les Assyriens. Quelles relations les Kouchites entretiennent-ils avec leur puissant voisin ?
Nous le montrons tout au long de l’exposition car c’est aussi la grande particularité de ces siècles-là. En effet, pour les contemporains, il s’agit moins d’un duel entre Égypte et Kouch que de combats entre habitants de la vallée du Nil et Assyriens, les premiers devant sans cesse combattre cette perpétuelle menace. Ce n’est pas un fait nouveau puisque Piânkhy les avait déjà affrontés et que ses successeurs Chabataka, Chabaka, Taharqa et Tanouétamani ne vont avoir de cesse que de les repousser. D’ailleurs à chacun de ces quatre souverains correspond un roi assyrien (Sargon II, Sennachérib, Assarhaddon et Assourbanipal). Dans le même temps, les Kouchites de la 25e dynastie font aussi face, comme nous l’avons vu, à la résistance des chefs du Delta. Ces derniers, notamment autour de la ville de Saïs, jouent le jeu des Assyriens pour repousser les Kouchites et donner naissance à la 26e dynastie.
Est-ce que cette époque a donné naissance à un style particulier ?
Oui, en effet, la 25e dynastie, marquée par cette idée d’être « plus pharaon que les pharaons », a toujours eu la préoccupation de retourner aux modèles les plus anciens, les plus vénérables, les plus efficaces d’un point de vue magico-religieux. Cela définit ce que l’on appelle en histoire de l’art « l’archaïsme » – de même que le XIXe siècle a inventé le néo-gothique, les Kouchites ont inventé le Néo-Ancien et Moyen Empire. Ils renouent avec des traditions et des façons de faire que le Nouvel Empire avait abandonnées, par exemple dans le rendu des musculatures, plus puissantes. Ils sont également les seuls à avoir utilisé un granit particulier, celui de Tombos, qui provient d’une carrière de la 3e cataracte. L’exposition met en lumière ces très belles œuvres : stèles et statues monumentales, statuettes en bronze et en or, pour certaines découvertes très récemment.
Quel est le parcours de l’exposition ?
Il est chronologico-civilisationnel : on y raconte les grands jalons de l’épopée des rois de Napata et des faits de civilisation contemporains, voire antérieurs en remontant au Nouvel Empire, qui permettent de comprendre les phénomènes d’acculturation. Nous y déroulons le fil de ce grand jeu diplomatique de l’époque, ce qui fait intervenir de nombreuses civilisations, des territoires et États historiques. Nous ne voulions pas opposer deux cultures (pour savoir qui a la plus grande pyramide, ou la plus ancienne, qui est plus pharaonique que l’autre…) ou entrer dans une sorte de rivalité, mais montrer comment ces dernières sont profondément imbriquées l’une dans l’autre et se sont construites conjointement. Cette démarche nous oblige à relativiser le poids et l’importance de chacune d’elles, et à aller à l’encontre de certaines idées reçues historiques à leur sujet. Nous nous sommes appuyés sur les belles collections du musée du Louvre. Certaines œuvres ont déjà été exposées, notamment en 2010 ou en 1997 lors de l’exposition sur le Soudan à l’Institut du monde arabe ; mais nous les avons reprises car elles éclairent d’un jour nouveau les dernières avancées historiques sur cette dynastie.
Quelle est la place de l’archéologie, notamment des fouilles du Louvre, au Soudan ?
L’archéologie a toujours joué un grand rôle dans notre connaissance de l’histoire du Soudan et des différentes civilisations qui s’y sont succédé. Mais le pays étant plus difficile d’accès, il fut parfois plus compliqué d’y organiser des fouilles internationales comme en Égypte. Il faut aussi se rappeler que les sources écrites se trouvent majoritairement en Égypte et que les archéologues recherchaient d’abord les informations où elles étaient… Aujourd’hui les progrès de ’archéologie au Soudan sont exponentiels car on fouille plus et mieux qu’auparavant. La France y a un centre de recherche permanent depuis 1969 et, depuis 2007, le musée du Louvre s’est ajouté aux musées et équipes internationales investis dans ce pays. Deux secteurs sont au cœur des études : d’une part la Nubie soudanaise, au nord du pays, avec l’île de Saï, le site de Sedeinga et celui de Doukki Gel, et d’autre part, au nord de Khartoum, le site de El-Hassa, non loin des pyramides de Méroé. Le pays est riche de vestiges, qui vont du Néolithique à l’ère chrétienne.
Pour aller plus loin :
Dossiers d’Archéologie hors-série n° 42
Pharaon des Deux Terres
73 p., 10 €.
À commander sur : www.dossiers-archeologie.com
« Pharaon des Deux Terres. L’épopée africaine des rois de Napata »
Jusqu’au 25 juillet 2022 au musée du Louvre, Hall Napoléon
99 rue de Rivoli, 75001 Paris
Tél. 01 40 20 50 50
www.louvre.fr
Catalogue, coédition musée du Louvre / El Viso, 448 p., 39 €.
Album de l’exposition, coédition musée du Louvre / El Viso, 48 p., 8 €.