Si le squelette d’Anne d’Alègre a été découvert en fouille dès 1988 et son squelette bien étudié dès 2007, l’étude de sa dentition ne s’est faite que ces dernières années, à la faveur d’outils d’analyses des plus performants. Une équipe pluridisciplinaire vient d’en publier les résultats, dont l’interprétation souligne les exigences de la société d’une époque.
Aristocrate provinciale huguenote, Anne d’Alègre est née vers 1565. Après un bref premier mariage avec Paul de Coligny, dernier comte de Laval, elle est veuve à 21 ans et mère d’un tout jeune François de Coligny, dit Guy XX de Laval. Le pays est alors plongé dans sa huitième guerre de religion et les ultra-catholiques, menés par la famille des Guise et soutenus par le roi Henri III, sont populaires, anti-Huguenots et, plus prosaïquement, intéressés par les possessions du comte de Laval. Anne cache alors son fils mais ses biens et sa tutelle lui sont confisqués par le roi de France. Treize années plus tard, alors qu’elle retrouve la jouissance de sa fortune, elle se remarie avec Guillaume IV d’Hautemer, gouverneur de Normandie de plus de 30 ans son aîné. Son fils s’est entre-temps converti au catholicisme, part en croisade mais décède prématurément en Hongrie en 1605, à l’âge de 20 ans. De nouveau veuve à 43 ans, elle divertit le Tout-Paris par les bruits d’un troisième mariage… Organisatrice de réunions mondaines et à l’affût des modes nouvelles et luxueuses, elle est décrite comme l’une des premières « à rouler carrosse » pour se rendre au prêche le dimanche. À 54 ans, malade, elle décède à Paris. Elle est inhumée dans la chapelle du château de Laval dans un cercueil en plomb. Son squelette et celui de son fils sont aujourd’hui conservés au musée des Sciences de Laval.
La beauté des apparences
Les recherches conduites par les archéologues, médecins et dentistes montrent, à partir de l’étude des dents, les conséquences fonctionnelles de l’important stress qu’elle a subi au cours de sa vie – les longues périodes de veuvage, sa présence au cœur des dangereux conflits politiques ou encore la perte prématurée de son fils unique. On sait aussi qu’elle fut touchée par la parodontite, une maladie qui concerne actuellement une personne sur cinq dans le monde, et qui se caractérise notamment par la destruction des tissus soutenant les dents. Ainsi des fils d’or ont été installés dans sa bouche pour soutenir ses dents. Par ailleurs, elle portait une prothèse dentaire, en remplacement d’une incisive supérieure manquante. En ivoire, comme l’ont montré les analyses, cet ajout était soutenu sur les dents voisines par des fils d’or. Or les images radiologiques par Cone Beam, une technique radiographique en 3D, soulignent que ces traitements pour thérapeutiques et fonctionnels qu’ils soient, s’avèrent aussi inappropriés que dévastateurs… En effet, leur localisation contre la gencive favorisant des inflammations et les multiples resserrages nécessaires ont probablement entraîné l’instabilité des dents voisines porteuses, voire leur perte définitive. Les chercheurs pensent ainsi, qu’au-delà d’une prise en charge médicale, l’objectif fut aussi esthétique et surtout sociétal. Il était important, pour les femmes aristocrates, de garder une apparence soignée, signe de leur bonne santé mentale et physique. Médecin du Roi et contemporain d’Anne d’Alègre, Ambroise Paré note d’ailleurs que si le malade est édenté et défiguré, son discours devient également dépravé. Ou pourquoi le corps subit des diktats aux conséquences dévastatrices pour se conformer aux attentes d’une société donnée.
Éléonore Fournié