L’archéologie a, depuis longtemps, aiguisé ses compétences pour faire parler les artefacts du passé, qu’il s’agisse des galets aménagés de l’Oldowayen en Tanzanie ou des statues en bronze de la Grèce ancienne. Elle se retrouve moins outillée lorsqu’il s’agit d’analyser des objets non manufacturés n’ayant subi que des altérations liées au transport, à la manipulation ou à l’utilisation. Difficiles à distinguer de celles causées par des phénomènes naturels, ces altérations peuvent pourtant constituer le seul témoignage tangible d’innovations culturelles majeures. C’est à cette tâche difficile que s’est attachée une équipe de chercheurs français et anglais en analysant plusieurs centaines de petits galets polis.
Mis au jour sur cinq sites paléolithiques du sud-ouest de la France datés entre 29 000 et 20 000 avant notre ère, ces galets à l’aspect très brillant ont intrigué les chercheurs dès les années 1930. Selon Denis Peyrony, le premier découvreur, ils étaient fixés avec une résine les uns à côté des autres sur des pièces en cuir. D’autres chercheurs se sont contentés de les signaler sans chercher à déterminer si leur présence dans les couches archéologiques et leur éclat étaient dus à des processus naturels ou à l’activité humaine. Une équipe de chercheurs français et anglais vient de percer en partie le mystère. Ils ont été aidés par les trouvailles faites à Landry, un site récemment fouillé en Dordogne grâce à des techniques modernes. En comparant la distribution spatiale des graviers polis et non polis sur ce site, ils ont pu montrer que les polis ne se rencontrent que dans la zone d’habitat.
Des cailloux, des usages
Par ailleurs, ils ont soumis à des analyses morphométriques, colorimétriques, microscopiques et rugosimétriques, les graviers archéologiques des quatre autres sites fouillés anciennement, ceux collectés dans plusieurs formations naturelles et ceux polis expérimentalement selon diverses techniques. Les résultats indiquent clairement que les graviers polis issus des sites paléolithiques ne sont pas présents dans les milieux naturels ; il est clair qu’ils ont été délibérément sélectionnés. Leur aspect lustré semble être le résultat à la fois d’un polissage intentionnel, produisant des stries parallèles, probablement destinées à rendre les graviers plus brillants, et de leur transport. L’analyse transculturelle qui accompagne l’étude indique que dans des sociétés connues ethnographiquement, de tels graviers étaient surtout utilisés à des fins rituelles magico-religieuses (charmes, sorcellerie, divination, etc.), dans des jeux, comme éléments d’instruments de musique et comme des systèmes de comptage. Bien qu’il soit difficile d’identifier la fonction précise de ces graviers, ils reflètent une innovation culturelle apparue pendant la culture gravettienne dès 29 000 ans qui perdure au cours de la culture solutréenne, entre 26 000 et 20 000 ans.
Lila Geis, Francesco d’Errico et Alain Queffelec,
Université de Bordeaux, UMR 5199 PACEA et Centre for Early Sapiens Behaviour, université de Bergen
Pour aller plus loin : Geis L., D’errico F., Jordan F. M., Brenet M., Queffelec A., 2023, « Multiproxy analysis of Upper Palaeolithic lustrous gravels supports their anthropogenic use », PLOS One, 18, 11, e0291552. Doi : 10.1371/journal.pone.0291552