À l’écart de la vallée de la Charente, dans un vallon baigné d’un ruisseau modeste, sur la commune de Saint-Brice, se cache l’abbaye Notre-Dame de l’Assomption de Châtres. Joyau de l’art roman saintongeais, elle conserve dans le chœur de son église un décor polychrome d’une grande rareté, récemment mis en évidence et étudié par les chercheurs. La portée héraldique des motifs peints invite à y voir le geste bienfaiteur de puissants seigneurs des années 1300, dont celui des Lusignan, comtes d’Angoulême, dans une Saintonge partagée entre autorité du royaume de France et attachement au duché d’Aquitaine, sous domination anglaise.
Les origines de l’abbaye sont, hélas, peu précises ; aucune archive ne vient conforter les énoncés issus de la tradition (Gallia Christiana, t. II, col. 1133). On évoque une fondation ancienne placée sous la protection des Taillefer, comtes d’Angoulême (fin du Xe siècle). Le seigneur de Bourg-Charente est également invoqué comme initiateur de ces premiers temps (début du XIe siècle). Toutefois, l’architecture visible ne révèle rien de ces époques. Et si des mentions existent bel et bien, elles perdent de leur poids du fait d’une confusion fréquente avec une autre abbaye portant le même nom, Notre-Dame de Châtres (de Castris), située en Guyenne. Quoiqu’il en soit, le monastère était placé sous la houlette de chanoines réguliers de saint Augustin. De cet ensemble monastique, seules demeurent l’église abbatiale et une chapelle isolée. Des sondages menés par l’Inrap en 2017 ont confirmé le fort potentiel des lieux : rythme claustral au sud de l’église, bâtiments de communs à l’ouest, cimetière au nord…
Un joyau de l’art roman saintongeais
L’abbaye de Châtres est avant tout fameuse pour son architecture romane. L’ensemble de l’édifice est bâti en blocs calcaires de la région, offrant une belle uniformité. Longtemps, on a imaginé qu’il y avait eu deux campagnes successives au cours du XIIe siècle ; on s’accorde désormais sur le fait qu’en cours de construction, seul un changement de mode de couverture a été opéré. La nef à vaisseau unique est couverte d’une file de trois coupoles sur pendentif, d’un style pur et uniforme. Le transept développait deux ailes couvertes d’un berceau brisé, chaque bras disposant d’une abside ouvrant à l’est, couverte d’une voûte en cul de four. La croisée du transept porte une autre coupole, percée à l’est d’un oculus ; un clocher roman dominait le tout. Le chœur d’origine devait comprendre une abside orientale, comme il est de règle, remplacée ultérieurement par un chevet plat. L’émouvante façade occidentale est l’une des plus typiques de l’art roman saintongeais. Elle superpose trois registres, surmontés d’un fronton triangulaire. La base présente un portail à voussures dont la porte monumentale est ornée d’une arcature polylobée ; deux portails aveugles l’encadrent. Au deuxième niveau, se trouvent cinq arcades au berceau brisé ; celle du centre, plus haute et en plein cintre, est percée d’une ouverture éclairant l’ouest de la nef. Au dernier niveau, neuf arcatures rythment l’architecture et offrent un jeu subtil d’ombre et de lumière. Seul un décor géométrique ou végétal orne les supports architecturaux. Cette sobriété est une marque caractéristique des édifices augustiniens ; ils suivent les préceptes d’un de leurs maîtres à penser, l’abbé Geoffroy du Loroux. Seule entorse, la présence de protomés sur l’un des chapiteaux sommant les colonnes monumentales qui encadrent la composition générale et qui rattrapent les trois niveaux d’élévation. On date le style de ces sculptures des années 1160-1170.
Un chevet plat, héritier du premier gothique charentais
Jusqu’alors, il était de coutume d’affirmer que le chevet roman à abside avait été détruit au cours de la guerre de Cent Ans (1337-1453) et reconstruit après coup. Mais c’est sans doute plus tôt et par goût de la modernité (et peut-être sous l’influence du chantier exceptionnel de l’abbaye de Saint-Jean-d’Angély), que ce changement radical a été opéré à Châtres. Le chevet plat a dû être adopté durant le troisième quart du XIIIe siècle et couvert d’une voûte d’ogives. Une verrière imposante fut ouverte dans le mur oriental, offrant une plus grande luminosité au sanctuaire. On imaginerait volontiers quatre grandes lancettes de plus de 0, 90 mètre de large sur près de 6 mètres de haut, portant un réseau de quadrilobes dans un remplage de pierre, allégé d’ajours dans les écoinçons, et d’une rose polylobée. Les conflits de la guerre de Cent Ans (dévastations du Prince Noir, vers 1360) ont ensuite pu abattre ce remplage fragilisé par ses dimensions importantes. Comblée en partie, l’ouverture est dotée d’une seconde verrière de taille plus modeste (3 x 5 mètres) comprenant un remplage de style gothique flamboyant (vers 1470) – réalisé peut-être grâce aux dons de Jean d’Orléans, comte d’Angoulême (acte au profit de l’abbaye, établi en son château de Cognac et daté de 1466). Durant les guerres de Religion (vers 1562 ?), le chevet est à nouveau ruiné, l’ouverture comblée à la hâte puis le lieu abandonné. L’activité liturgique reprend au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce doit être vers 1750 que l’on perce une fenêtre modeste (1,20 x 3,10 mètres) au milieu du mur oriental du chœur, surmontée d’une arcature en plein cintre. Enfin, durant la période de fonctionnement de la faïencerie qui s’implante dans les lieux (vers 1795-1823), un plancher partage l’élévation du chœur et des fenêtres sont percées dans la maçonnerie (deux au sud et deux à l’est). Elles sont bouchées vers le milieu du XIXe siècle alors qu’une famille de fermiers entretient les terres environnantes.
Christian Vernou, conservateur général du patrimoine, UMR6298, ARTéHIS
Philippe Birolleau, archéologue bénévole, artiste plasticien
Article à retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 623 (septembre 2023)
Mari, joyau des cités mésopotamiennes
81 p., 11 €.
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