L’état des connaissances sur un thème majeur de l’archéologie

Les routes de la soie : des siècles d’échanges entre l’Asie et l’Europe

Fort de Jiayuguan (province du Gansu), marquant traditionnellement l’extrémité ouest de la Grande Muraille de Chine, face au désert. © Adobe Stock / Wongyutom
Fort de Jiayuguan (province du Gansu), marquant traditionnellement l’extrémité ouest de la Grande Muraille de Chine, face au désert. © Adobe Stock / Wongyutom

À partir du IIe siècle avant J.-C., entre l’Asie et l’Europe, se développe un vaste réseau d’échanges connu sous le nom de «  routes de la soie  ». Jusqu’au XVIe siècle vont transiter par voies terrestres et maritimes de très nombreux produits. Ces échanges au long cours favoriseront également la diffusion des idées, des religions, de l’art et des techniques.

Le géographe allemand Ferdinand von Richthofen (1833-1905) fut l’un des premiers à désigner par l’expression « routes de la soie » (Seidenstrassen) le vaste réseau d’échanges commerciaux qui se développa dès le IIe siècle avant J.-C. à travers le continent eurasiatique, permettant de relier la Chine au monde méditerranéen. Même s’il restait encore largement enveloppé de mystère, le « pays des Sères » était connu par les Romains et distingué pour sa production de soie (serica), qui leur apparaissait presque miraculeuse et témoignait d’un savoir-faire inégalé. Les soieries chinoises (tissus de soie, dont les gazes particulièrement appréciées pour leur légèreté et leur transparence inouïes, mais aussi les taffetas, brocarts ou satins) parvenaient jusqu’à Rome en transitant par l’Empire parthe (247 avant J.-C.-224 après J.-C.), qui dominait alors l’Iran. Elles passaient par les mains de nombreux intermédiaires, qui taisaient l’identité de leurs fournisseurs et gardaient jalousement le secret commercial de leurs sources d’approvisionnement, afin de conserver le monopole de leur commerce. Ces produits de luxe atteignaient des prix très élevés et leur consommation par les grandes dames romaines était tellement dispendieuse pour l’Empire qu’elle fut notamment dénoncée par Pline l’Ancien, et dut faire l’objet de lois somptuaires au Ier siècle après J.-C. Il fallut ensuite plusieurs siècles pour que les secrets de la sériciculture soient divulgués et que la production de soie se répande peu à peu dans le reste de l’Asie, d’abord au Moyen-Orient et dans l’Empire byzantin, avant de se développer en Europe occidentale, en Italie, puis en France au XVIe siècle.

Dames de la cour impériale apprêtant la soie. La soie est aplanie à l’aide d’un battoir, trempée dans une solution de glucose chaude ; du talc, ou de l’amidon, est répandu à sa surface jusqu’à ce qu’elle devienne brillante, puis elle est repassée. Peinture sur soie, détail d’un rouleau à main attribué à l’empereur Song Huizong (règne 1100-1125), d’après un original de Zhang Xuan (713-755). Boston, Museum of Fine Arts.
Dames de la cour impériale apprêtant la soie. La soie est aplanie à l’aide d’un battoir, trempée dans une solution de glucose chaude ; du talc, ou de l’amidon, est répandu à sa surface jusqu’à ce qu’elle devienne brillante, puis elle est repassée. Peinture sur soie, détail d’un rouleau à main attribué à l’empereur Song Huizong (règne 1100-1125), d’après un original de Zhang Xuan (713-755). Boston, Museum of Fine Arts. © Boston Globe

Le point de vue des Chinois

Vue depuis la Chine, où régnait au début de notre ère la dynastie des Han (206 avant J.-C. -220 après J.-C.), l’exportation de la soie fut d’abord un moyen de pacifier les relations avec les peuples voisins. Les Chinois, agriculteurs sédentaires, entretenaient des relations difficiles avec les populations de pasteurs et de cavaliers qui nomadisaient dans les steppes au nord et à l’ouest des plaines où ils étaient installés. Pour se prémunir contre les fréquentes razzias et les menaces d’invasion de leur territoire, des dispositifs défensifs, tels que la Grande Muraille, s’avéraient peu efficaces. Une politique d’échanges apparaissait comme une alternative, un moyen de pacifier ces relations par la diplomatie, impliquant différentes formes de négoce, tributs ou cadeaux. Dès le IIe siècle avant J.-C., les empereurs Han tentaient d’amadouer les Xiongnu, qui avaient formé sur leur frontière du nord et de l’ouest une puissante confédération de peuples nomades. Ils leur envoyaient régulièrement du grain, et de grandes quantités de soie qui servaient de monnaie d’échange contre les chevaux dont ils avaient besoin pour leurs armées. Plusieurs échecs diplomatiques les conduisirent ensuite à chercher à étendre leur influence vers l’ouest, et mieux contrôler les voies de communication et d’approvisionnement en direction des royaumes d’Asie centrale, où ils espéraient se procurer les fameux « chevaux célestes », indispensables à leur défense. Il s’agissait donc de prendre les Xiongnu en tenaille par des jeux d’alliances avec les peuples situés au-delà. Ils passèrent ensuite à la colonisation progressive des territoires dont ils prenaient le contrôle en y installant des paysans soldats, qui vivaient le plus souvent comme un dur exil cette situation dans des contrées aussi inhospitalières. Au-delà du fort de Jiayuguan, à l’extrémité ouest de la Grande Muraille, l’Empire chinois veillait ainsi à tenir le long corridor du Hexi (dans l’actuelle province du Gansu), reliant la capitale impériale, Chang’an, à l’oasis de Dunhuang. De là, en passant par un chapelet d’oasis, on pouvait contourner par le nord ou le sud le bassin du Tarim (dans l’actuel Xinjiang) et l’effroyable désert de sable du Taklamakan, pour rejoindre Kashgar ; puis, en franchissant le Pamir par des cols et des passes de haute altitude, accéder aux autres régions de l’Asie centrale. La Chine se trouvait ainsi reliée par voie terrestre à la fois au Moyen-Orient et aux mondes indien et méditerranéen.

Marchand sogdien monté sur un chameau de Bactriane. Figurine en terre cuite revêtue d’une glaçure « trois couleurs », provenant d’une tombe chinoise de l’époque des Tang (618-907). Musée de Shanghai. © Images & Stories / Alamy
Marchand sogdien monté sur un chameau de Bactriane. Figurine en terre cuite revêtue d’une glaçure « trois couleurs », provenant d’une tombe chinoise de l’époque des Tang (618-907). Musée de Shanghai. © Images & Stories / Alamy

Un vaste réseau d’itinéraires à travers l’Eurasie

Au fil des siècles, l’extension de ce réseau aux multiples ramifications a varié, en fonction non seulement des saisons et des conditions climatiques (assèchement progressif de ces régions), mais surtout des circonstances politiques, de l’ouverture ou de la fermeture des frontières. Selon les époques, le commerce fut aux mains de marchands appartenant à divers groupes, communautés ou ethnies (tels les Sogdiens, les Tokhariens ou les Ouïghours) parlant et écrivant diverses langues. Pour mieux se protéger et s’entraider lors des voyages périlleux qu’ils entreprenaient, ils s’associaient et formaient des caravanes. Plus performant que les petits chevaux mongols ou les mules, le « véhicule » privilégié était le chameau de Bactriane, à deux bosses et couvert de longs poils, résistant au froid comme à la chaleur, et capable de porter sur de longues distances des charges allant jusqu’à 250 kg, sans s’abreuver pendant plusieurs jours d’affilée. Rallier des points d’eau sûrs et réguliers demeurait toutefois indispensable. Les oasis, de Dunhuang à Kashgar, de même que celles qui étaient situées plus à l’ouest en Asie centrale, telles que Samarcande et Boukhara, offraient autant d’étapes où l’on se ravitaillait et où les denrées se négociaient. Les marchands s’y retrouvaient et se passaient le relais. Le flux des marchandises ne se faisait donc pas de façon continue, mais par tronçons et par reventes successives, et leur acheminement prenait des mois, voire des années.

Princes ouïghours. Détail d’une fresque du VIIIe-IXe siècle, sanctuaire rupestre de Bezeklik, à l’est du bassin du Tarim. Berlin, Staatliche Museen. © Heritage Image / Alamy
Princes ouïghours. Détail d’une fresque du VIIIe-IXe siècle, sanctuaire rupestre de Bezeklik, à l’est du bassin du Tarim. Berlin, Staatliche Museen. © Heritage Image / Alamy

Des denrées transportées et échangées

Le catalogue des produits transportés et échangés tout au long cette chaîne qui relie la Chine à l’Occident ne cessa de varier au cours du temps, selon les conditions locales de production et de circulation des biens. Outre ses fameuses soieries, la Chine exportait des objets sculptés, en jade ou d’autres matériaux précieux, des miroirs de bronze, des laques (objets protégés par une sorte de vernis produit à partir de la résine de l’arbre à laque), des céramiques de grand feu (d’abord des grès, dont les fameux céladons, puis les porcelaines, obtenus grâce à la maîtrise de cycles de cuisson à très haute température), diverses denrées alimentaires, parmi lesquelles des épices (poivre du Sichuan, anis étoilé, dont le nom chinois, bajiao [à huit pointes], a donné en français le mot « badiane »), ou médicinales, dont le thé, qui occupa, à partir des environs de l’an mille, une place de plus en plus importante dans les échanges avec l’Asie centrale. En revanche, les peintures et calligraphies, et les biens intimement liés à la culture intellectuelle chinoise et à la langue écrite, ne s’exportèrent guère en dehors du monde sinisé (les pays ayant adopté le système d’écriture chinois, dont la Corée, le Vietnam et le Japon). La Chine importait chevaux et chameaux, pierres précieuses ou matières rares, et toutes sortes de produits artisanaux, tapis, orfèvrerie, émaux, verre, ivoires, qui pouvaient être acheminés d’aussi loin que l’Inde, l’Afrique ou la Méditerranée. Les produits les plus luxueux servaient de cadeaux diplomatiques.

L’avènement de la concurrence

Les productions elles-mêmes pouvaient évoluer, et les sources, se tarir. Ou bien les produits étaient remplacés ou concurrencés par d’autres, désormais produits localement. Ainsi, une denrée chinoise particulièrement appréciée par les Grecs de l’Antiquité et les Européens était la rhubarbe médicinale, ou rhubarbe de Chine. Sa racine découpée en morceaux, puis séchée, était utilisée comme panacée dans la pharmacopée. Elle fut pendant des siècles importée à prix d’or, jusqu’à son introduction et sa mise en culture en Europe, qui permit sa large diffusion au XVIIIe siècle. D’autres productions furent transformées, et parfois imitées dans les pays qui les recevaient. Ce fut le cas des émaux cloisonnés, dont la technique fut adoptée par la Chine, des laques et des porcelaines, qui furent imités au Moyen-Orient, puis en Europe.

Antoine Gournay

Article à retrouver en intégralité dans :
Dossiers d’Archéologie n° 415
Révélations de l’archéologie des routes

80 p., 12 €.
À commander sur : www.dossiers-archeologie.com

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