En 2011, l’Unesco inscrivait 111 des sites palafittiques se trouvant dans les pays de l’arc alpin sur la Liste du patrimoine mondial de l’humanité : datés d’environ 5000 à 500 avant notre ère, situés sur les bords des lacs et des terres marécageuses, et caractérisés par leurs maisons sur pilotis, ils témoignent d’un mode d’habitat en milieu humide. En Suisse, le service archéologique du canton de Genève livre pour Archéologia les premiers résultats d’une campagne d’exploration qui s’est tenue en février et mars 2022.
En 1854, l’archéologue Ferdinand Keller publiait le premier ouvrage sur les stations palafittiques des lacs suisses. Archéologues et simples particuliers se lancèrent alors dans une véritable chasse aux objets préhistoriques. Elle céda progressivement le pas à des recherches scientifiques facilitées par le développement, depuis quelques décennies, des moyens de plongée.
D’encombrants vestiges
Dans le courant du Ier millénaire avant notre ère, les sites, que les sociétés du Néolithique et de l’âge du Bronze avaient occupés en bordure des lacs alpins, furent recouverts par la montée des eaux. Beaucoup de pilotis utilisés pour la construction des villages préhistoriques restaient cependant debout et très tôt, les pêcheurs durent apprendre à composer avec ces encombrants vestiges, qui pouvaient endommager leurs embarcations et leurs filets ; les sources écrites en font mention dès le XVe siècle. De temps à autre, une période de basses eaux révélait le mobilier abandonné sur le sol de ces villages préhistoriques, suscitant la curiosité des amateurs d’antiquités qui, dans la première moitié du XIXe siècle, commençaient à se faire nombreux en Europe. En janvier 1854, une sécheresse exceptionnelle frappa le continent : à Obermeilen, le retrait des eaux du lac de Zurich révéla un champ de pilotis associé à quantité de céramiques et d’outils en pierre, en os ou encore en bois de cerf. Si la découverte de ces vestiges ne constituait pas une première, l’archéologue Ferdinand Keller les attribua à une « civilisation lacustre » dont la principale caractéristique aurait tenu à sa forme d’habitat : chaque village aurait occupé une plateforme de rondins construite directement sur l’eau, pour des raisons défensives notamment.
De fouille en fouille : la fin d’un mythe
Les travaux de Keller marquèrent le coup d’envoi de recherches systématiques sur les rivages des lacs de l’arc alpin. La première fouille subaquatique de l’histoire de l’archéologie eut lieu le 24 août 1854 au large de Morges, dans le Léman : campés sur une barque, l’archéologue Frédéric Troyon et l’historien François Forel se chargèrent d’actionner la pompe à bras qui alimentait en air le géologue Adolf von Morlot, équipé d’un scaphandre de son invention, mais aussi d’un râteau et d’une épuisette destinés à recueillir les objets qui affleuraient au fond du lac. Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, le genevois Hippolyte-Jean Gosse se joignit au vaudois Frédéric Troyon pour explorer les rivages du Léman : en 1860, 26 stations avaient déjà été identifiées. Entre 1869 et 1883, la première correction des eaux du Jura fit apparaître quantité de nouveaux vestiges dans les lacs de Neuchâtel, de Bienne et de Morat, provoquant ainsi une nouvelle poussée de « fièvre lacustre », qui épargna le Léman, où les progrès de la recherche se traduisirent surtout dans la cartographie. En 1870, H.-J. Gosse dressa ainsi le plan des sites préhistoriques de la rade de Genève, dont il proposa une première périodisation graphique. En 1904, l’inventeur de la limnologie (science ayant pour objet l’étude biologique et physique des eaux stagnantes), François-Alphonse Forel – qui avait vu son père fouiller au large de Morges un demi-siècle plus tôt –, publia une carte des stations préhistoriques du Léman. En 1921, assisté d’Alexandre Le Royer, Louis Blondel profita d’une nouvelle vague de sécheresse pour établir le « plan général des cités lacustres de Genève ». S’ensuivit une nouvelle période d’accalmie, pendant laquelle la recherche progressa néanmoins. Sur le plan historiographique, le mythe d’une « civilisation lacustre » s’effondra enfin : il apparut que les stations palafittiques n’avaient pas été construites sur l’eau, mais au bord de l’eau, et que ce choix ne tenait pas à des raisons défensives, mais à la nécessité de réserver à l’agriculture les étroites bandes de terre gagnées sur la forêt. Sur le plan technique, l’introduction du scaphandre autonome révolutionna la pratique de l’archéologie, en permettant à des équipes entières de travailler sous l’eau de manière coordonnée. Menacée par le projet de construction d’un port de plaisance, la station de Corsier fut, dans le canton de Genève, la première à faire l’objet d’une fouille extensive, qui dura de 1978 à 1981. Les travaux furent conduits par Pierre Corboud, qui dirigea jusqu’en 2020 les recherches sur lesquelles se fonde notre connaissance actuelle des palafittes du canton de Genève. Si les occasions de fouilles demeurèrent rares, les relevés topographiques et les analyses dendrochronologiques (fondées sur l’étude des cernes du bois) permirent d’ancrer solidement les stations dans l’espace et dans le temps.
Nathan Badoud
Archéologue cantonal à Genève
Avec la participation de Christophe Goumand, archéologue réalisateur, université de Genève
Article à retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 616 (janvier 2023)
La cuisine gauloise à la lumière de l’archéologie
81 p., 11 €.
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