
La collection d’objets égyptiens acquis par Rodin durant les vingt dernières années de sa vie influença profondément son œuvre. Inventoriée sous la houlette du célèbre égyptologue Georges Bénédite en 1913, elle témoigne d’un pan révolu de l’histoire de l’égyptologie. Le musée Rodin met pour la première fois en valeur ce fonds méconnu du sculpteur.
À la mort de Rodin, en 1917, la prodigieuse collection qu’il lègue à l’État français compte 6 400 œuvres, dont 1 124 objets égyptiens. Rodin s’intéresse naturellement aux sculptures : il n’acquit pas moins de 288 statues et statuettes, 30 modèles de sculpteur, 14 stèles funéraires et 87 reliefs provenant d’éléments d’architecture, de parois de tombe ou de temple. Mais il achète aussi 32 éléments de sarcophages, de cercueils et masques funéraires, 143 vases en pierre et en terre cuite, 283 plaquettes et réalisations en os, 103 tissus coptes, et une multitude d’« objets divers », ouchebtis (serviteurs funéraires), vases canopes et autres amulettes… D’où un fonds d’une immense richesse qui s’étend de l’époque pré-pharaonique jusqu’à l’époque arabe et présente des matériaux d’une grande variété : pierres variées, bois, bronze, faïence, os et textiles. L’exposition « Rêve d’Égypte », aboutissement de nombreuses années de recherches sur ses collections, présente, au fil du parcours, plus de 400 œuvres, mêlant, comme c’était le cas dans les différents ateliers de Rodin, pièces antiques (restaurées pour l’occasion) et ses propres sculptures et dessins, sans oublier des lettres, des documents d’archives et des photographies.

Une Égypte réelle et fantasmée
C’est seulement à partir de la fin des années 1870 que Rodin commence à s’intéresser à l’art égyptien. Comme pour beaucoup de ses contemporains, sa connaissance de l’antique est jusqu’alors exclusivement centrée sur l’art gréco-romain. La seconde moitié du XIXe siècle voit le développement de l’égyptologie et d’un nouveau regard porté sur les œuvres. La mode de l’orientalisme et de l’égyptomanie, que l’on peut faire remonter à la campagne de Bonaparte, cède progressivement la place à une approche plus scientifique avec les premières grandes fouilles archéologiques. Pourtant, la vision de la vallée du Nil demeure encore très fantasmée. Les écrivains comme Théophile Gautier, Pierre Louÿs et Anatole France, les compositeurs comme Verdi, qui crée son opéra Aïda pour l’inauguration du canal de Suez, ou encore les actrices comme Sarah Bernhardt ou même Colette, qui se produisent dans des pièces inspirées par une Égypte de fantaisie, développent encore tout un imaginaire autour du pays des pharaons. L’intérêt de Rodin pour cette civilisation s’inscrit alors dans cette double approche, scientifique et rêvée, démarche partagée par de nombreux artistes, tels Brancusi, Bourdelle, Maillol, Matisse ou encore Picasso, qui s’intéressent à l’art égyptien, l’étudient ou le collectionnent.
Rodin fréquente beaucoup le musée égyptien du Louvre pour lequel il obtient une permission spéciale de dessin à la fin des années 1870. Afin de rendre service au peintre d’histoire Modeste Carlier, qui a reçu commande en 1877 de quatre tableaux pour le Palais des Académies à Bruxelles, il réalise des croquis à partir du grand Sphinx de Tanis. Les prêts consentis par l’institution parisienne pour l’exposition soulignent l’importance de ces collections pour Rodin – et notamment les statues-cubes, qui entrent en résonance avec sa célèbre Pensée, tête qui jaillit d’un bloc de pierre semblant procéder du même élan et de la même force créatrice.
En 1881, Rodin visite le British Museum et y découvre les collections égyptiennes et assyriennes. Il réalise quelques années plus tard des œuvres qui font explicitement référence à l’Égypte : une Sphinge et un Sphinx (connues aujourd’hui sous les appellations de Sphinge et de Succube) ; mais elles sont surtout inspirées par une estampe de Félicien Rops : l’art égyptien n’y transparaît que par le prisme du symbolisme.

Constituer une collection muséale
Rodin commence en 1893 à acheter de petits objets égyptiens, en salle des ventes et auprès d’antiquaires réputés, installés à Paris ou au Caire, en particulier Marius Tano, Ferdinand Farah et Léon Paul Philip. Pour compléter sa collection d’antiques, il choisit de nombreuses pièces dans divers matériaux, pierre, bronze, os. Il les expose alors dans les différents espaces de la villa des Brillants à Meudon, en les plaçant à côté de ses propres œuvres et d’autres, grecques et romaines. Les factures d’achat ne permettent pas toujours de les identifier avec certitude. Mais certains documents plus précis prouvent par exemple que Rodin achète en 1904 à Léon Paul Philip une tête d’homme en granit noir et une statuette de Neith en bronze.
À partir de 1910, le projet de créer un musée à l’hôtel Biron entraîne une véritable évolution dans les acquisitions de Rodin. Le sculpteur envisageait depuis longtemps de donner à l’État français « toute (s)on œuvre en plâtre, marbre, bronze, pierre, et (s)es dessins ainsi que la collection d’antiques qu’(il a) été heureux de réunir pour l’apprentissage et l’éducation des artistes et des travailleurs ». Pour constituer une vision plus encyclopédique de l’histoire de l’art, le sculpteur effectue alors un rééquilibrage entre les différentes périodes. Alors que les pièces grecques et romaines dominent nettement dans sa collection de Meudon, il augmente le nombre d’œuvres égyptiennes, mais aussi asiatiques et médiévales dans son nouveau musée.

Mathilde Dillmann

Article à retrouver en intégralité dans :
Archéologia n° 614 (novembre 2022)
La civilisation de l’Indus. Les 100 ans de Mohenjo-daro
81 p., 11 €.
À commander sur : www.archeologia-magazine.com
« Rêve d’Égypte »
Jusqu’au 5 mars 2023 au musée Rodin
77 rue de Varenne, 75007 Paris
Tél. 01 44 18 61 10
www.musee-rodin.fr
Catalogue, In Fine/musée Rodin, 192 p., 35 €.
L’ensemble de la collection égyptienne de Rodin est désormais disponible sur un site dédié : www.egypte.musee-rodin.fr