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Redécouvrir le mythique site de Delphes (5/5). La colonne d’acanthe « omphalophore » : un mystère élucidé ?

Couronnement de la colonne d’acanthe omphalophore.

Couronnement de la colonne d’acanthe omphalophore. © Eirini Miari, ÉFA, 2020

Delphes ! Ce lieu mythique fait surgir de la mémoire l’image de la prophétesse d’Apollon, la Pythie, et celle d’un sanctuaire dévolu au dieu, serti, au pied des monts du Parnasse, dans un majestueux paysage de montagne et de verdure. Sa particularité était aussi l’organisation des Pythia, concours comportant des épreuves gymniques, hippiques et musicales. 2022 marque le 130e anniversaire de la Grande Fouille de 1892, avec laquelle commença véritablement la mise au jour des vestiges de ce haut lieu du monde grec. Depuis la recherche archéologique n’a cessé de contribuer à une meilleure connaissance du site, avec, aujourd’hui, la reconstitution extraordinaire du décor de certains monuments et offrandes. Ce dossier d’Archéologia présente 130 années de découvertes.

Les auteurs de ce dossier sont : Anne Jacquemin, professeur émérite d’archéologie grecque, université de Strasbourg, UMR 7044 Archimède ; Didier Laroche, maître de conférence à l’École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg, UMR CNRS 7044 Archimède ; Hélène Aurigny, maître de conférence d’histoire grecque, université d’Aix-Marseille, UMR 7299 Centre Camille Jullien ; Philippe Jockey, professeur d’histoire de l’art et d’archéologie du monde grec à l’université Paris Nanterre ; Jean-Luc Martinez, président-directeur honoraire du musée du Louvre. Tous les auteurs sont des anciens membres de l’École française d’Athènes.

Théâtre antique de Delphes.

Théâtre antique de Delphes. © Paul Williams / Alamy banque d’images

Bénéficiant de l’aide de la Fondation Électricité de France, le monument dit jusqu’alors des « Danseuses » de Delphes, qui culminait à 13,70 m, a bénéficié en 2008 de la restitution la plus exacte jamais imaginée. Mais reste à expliquer l’essentiel : quels sont les commanditaires et le sens d’une telle offrande ? Quels répertoires et traditions d’atelier ont permis de répondre à cette commande exceptionnelle ?

Le monument des « Danseuses de Delphes », appelé aussi « Colonne d’acanthe », est admiré depuis sa redécouverte entre 1894 et 1896 à l’occasion de la Grande Fouille. Son inventeur, Théophile Homolle, le fit connaître par de magnifiques aquarelles dues à Albert Tournaire et par des tirages en plâtre montrés à l’Exposition universelle de Paris de 1900 puis au Louvre, qui frappèrent Rodin et inspirèrent à Claude Debussy son prélude des « Danseuses de Delphes » (1909). Pour autant, ces désignations traditionnelles traduisent l’embarras des spécialistes à interpréter une œuvre qui mêle architecture et sculpture. Ce n’est en effet que très récemment que l’inventaire précis des fragments conservés a révélé une offrande surprenante – affirmant avec force, à un emplacement stratégique, la présence de l’Apollon Pythien : surgissant d’un bouquet de feuilles d’acanthe, une colonne d’acanthe supportait un trépied à omphalos soutenu par des caryatides.

Quand Athènes veut réaffirmer son prestige

L’emplacement du monument dans l’angle nord-est du sanctuaire permet de préciser le contexte de sa création : près de l’enclos de Néoptolème, il se situe dans un secteur qui fut objet de rivalités et d’un réaménagement complet dans les années 330 avant notre ère. Placée dans l’axe de la voie montant vers l’autel d’Apollon, la « Colonne des Danseuses » marque la reconquête d’une zone que les Thessaliens, alliés des Macédoniens, cherchaient à s’approprier. L’Amphictionie et le clergé apollinien voulurent à l’évidence y réaffirmer la primauté du culte d’Apollon en reprenant en main la vieille sacralité qui entourait les fêtes d’expiation commémorant le meurtre de Néoptolème au pied de l’autel du Dieu. Une partie de l’inscription dédicatoire conservée permettrait de préciser les circonstances exactes de l’offrande. Le texte en deux fragments pourrait évoquer en première ligne « l’Assemblée des Amphictions a dédié à Apollon » et en dernière ligne la mention « avec l’aide du Peuple athénien ». Or, on sait que vers 330-325 avant notre ère, une Pythaïde, procession solennelle des Athéniens à Delphes, a été conduite par un collège de dix hiéropes qui comptait des hommes politiques aussi célèbres que Lycurgue ou Démade. Après la défaite de 338 à Chéronée et sous l’impulsion de Lycurgue, Athènes voulait retrouver son prestige. Cette participation athénienne a sans doute été rendue possible parce que cette commande exceptionnelle avait été confiée à un atelier attique.

Lexique

Dans l’Antiquité classique, l’omphalos est un symbole du centre du monde. Il était généralement matérialisé sous l’apparence d’une pierre sacrée, un bétyle. Le plus célèbre est celui de Delphes, situé dans l’adyton du temple oraculaire d’Apollon.

Un répertoire venu de l’attique

La forme même de la colonne révèle en effet l’emprunt au répertoire athénien des monuments chorégiques des Dionysies. Sculptée en marbre pentélique importé d’Athènes, elle était constituée de trois feuilles d’applique accolées à un fût composé de huit tambours. Ces grandes feuilles de la base appartiennent à la tradition athénienne des acrotères faîtiers du Parthénon. Les cinq premiers tambours, animés par vingt-quatre cannelures constituant les articulations de la plante, reprennent le schéma de monuments chorégiques athéniens et peuvent être attribués précisément à l’atelier du monument de Lysicrate, chorège lors des Dionysies de 335-334 avant notre ère. Les sixième et septième tambours de la colonne, formant une sorte de chapiteau, s’inscrivent quant à eux dans la tradition des bases de trépied triangulaires de ces mêmes monuments. Contemporain de notre colonne, le fleuron d’acanthe au sommet du toit du monument de Lysicrate se termine également par trois volutes supportant un trépied, comme les deux chapiteaux triangulaires des deux colonnes se dressant au-dessus du monument de Thrasyllos. Quant au huitième tambour, interprété improprement comme figurant des « Danseuses », il appartient à la tradition des trépieds à caryatides et est issu d’un atelier attique connu pour des sculptures funéraires. Les trois figures féminines adossées à une tige de 2,18 m de hauteur composée de six grandes feuilles d’acanthe sur deux niveaux sont traitées en haut-relief. Leur bras droit levé se plie vers l’avant. Leur main droite haut placée et fléchie semble soutenir la cuve du chaudron. Leur bras gauche, abaissé, s’écarte légèrement du corps. L’une soulève un pan de la tunique. Elles semblent être en apesanteur et ne se dressent pas sur la pointe des pieds comme on a pu le penser. Elles sont revêtues d’une même tunique courte, maintenue par une cordelette, agrafée sur les manches par des fibules rondes. Selon la figure féminine, ces manches ont deux, trois ou quatre fibules, détails pourtant invisibles en contrebas, comme le sont leurs boucles d’oreille annelées ou de section lisse. Un gros bracelet pare les poignets des deux bras gauches suffisamment conservés.

Des caryatides et non des danseuses

Depuis la place du pronaos, le pèlerin apercevait à la base de la colonne deux feuilles d’applique, puis les deux grandes volutes du septième tambour surmontées par une figure féminine. Au nord, depuis la terrasse de la Leschè des Cnidiens, située 16 mètres plus haut, les deux figures féminines de trois quarts étaient vues à hauteur d’homme. Cette disposition jouant avec les différents niveaux des terrasses évoque la situation de la Sphinge des Naxiens, visible en contrebas depuis le carrefour des trésors et à hauteur d’homme depuis la terrasse du temple. La description de ce huitième tambour et le rétablissement de son orientation précise permettent de repenser des questions d’identification et de style. Le terme de triade paraît en effet abusif : quel que soit le point de vue, de face, au sud, comme depuis les terrasses supérieures au nord-ouest, le pèlerin n’apercevait toujours qu’une seule « Danseuse » à la fois, et jamais un groupe de trois femmes qu’on a donc, souvent, de manière hasardeuse, chercher à identifier à une triade féminine connue, les trois filles de Triopas pleurant Apollon, les Aglaurides, les Charites, etc. Il ne peut pas non plus s’agir de danseuses, car elles n’en ont ni l’attitude, ni la coiffe, ni les parures : elles ne portent pas le panier tressé des danseuses au calathos, ni leur jupe à bretelles laissant leur poitrine nue, ni encore le chiton remonté par un colpos des autres images connues de danseuses. Leur coiffure est, de fait, plus proche du polos des caryatides – élément à la fonction architectonique – à l’image de celui des caryatides de l’Érechthéion ; leur vêtement, un chitoniscos court, serait celui des « Laconiennes dansant » (Pline, HN, XXXIV 92) ; enfin, leurs boucles d’oreille et bracelets ronds rappellent les riches ornements des caryatides de Delphes d’époque archaïque. Il est donc plus cohérent de voir en ces figures du huitième tambour des caryatides participant à une tripodophorie : une procession apportant un trépied votif. Ces trépieds votifs étaient connus à Delphes, à l’exemple des trépieds des Deinomènides ou ceux des Crotoniates avec ses statues en bronze doré supportant la cuve d’un chaudron.

Qui est l’auteur des « danseuses » ?

Le tambour sculpté en haut-relief des « Danseuses » de Delphes s’inscrit dans la tradition des ateliers attiques du IVe siècle, renouvelés par les grands chantiers d’Asie Mineure, à l’instar de l’Artémision d’Éphèse et des grands monuments des satrapes perses multipliant les statues d’entrecolonnement ou d’ornement de toiture comme Xanthos et Halicarnasse, avec des techniques de levage et de mise en place virtuoses. On a voulu y reconnaître le style d’un des grands maîtres athéniens cités par la littérature antique. Praxitèle vint peut-être à Delphes puisqu’on lui attribue (Athénée, Le Banquet des Sophistes XIII 591b) la statue en bronze doré de Phrynè. Le visage ovale aux joues pleines, les yeux lourds aux paupières inférieures épaisses, le traitement de la chevelure ont été comparés aux visages des différentes répliques de l’Aphrodite de Cnide. On a également prononcé le nom de Léocharès, autre sculpteur athénien attesté à Delphes avec l’Offrande de Cratèros, connu pour un enlèvement de Ganymède, témoin de la même recherche du renouvellement de la pondération, et, de manière moins pertinente, celui de Chairestratos, attesté à Delphes par une signature et auteur de la Thémis de Rhamnonte. On trouvera, en revanche, des parallèles précis aux « Danseuses » dans toute une série de statues et de stèles funéraires attiques des années 330, en particulier la statue du Pirée (inv. 5935), aux hanches larges et dont le drapé du buste présente une facture identique à celle des « Danseuses ». C’est donc sans doute à l’un de ces ateliers de sculpture architecturale funéraire en activité en Attique avant les lois somptuaires de Démétrios de Phalère de 317 avant notre ère que fut confiée la réalisation du tambour sculpté de cette colonne.

Le couronnement du monument

Le couronnement du monument, enfin, formé d’un trépied et d’un omphalos, permet de comprendre le sens donné à cette commande exceptionnelle conçue pour renouveler l’iconographie de l’Apollon Pythien. L’existence de ce trépied disparu se devine à quelques indices matériels : des traces d’oxydation entre deux figures féminines attribuables à la présence d’un chaudron de métal disparu ; la forme triangulaire du « chapiteau » et la mortaise rectangulaire taillée dans l’une des grandes volutes au moins du septième tambour, destinés à la fixation des trois pieds. La hauteur du huitième tambour en donne la hauteur – 2,20 m a minima – et par analogie avec des images de trépieds attestées sur des monuments contemporains (celui de Lysicrate ou la base signée par Bryaxis), sa hauteur totale devait être de 3,20/3,30 m. Les représentations gravées, sculptées et peintes, nous renseignent également sur les proportions et la forme vraisemblables de la cuve, des pieds et des anses : une cuve étroite et des pieds légèrement inclinés en bas, vers l’intérieur, des grandes anses circulaires placées au-dessus. Enfin, de la cuve, semblait émerger l’omphalos en marbre, creux et composé de deux morceaux, afin de faciliter son installation à 12,50 m de hauteur. La cuve du trépied a pu être en métal ou en marbre recouvert d’une feuille de métal pour, peut-être, isoler le marbre, une pratique dont témoignent les lions et chevaux du mausolée d’Halicarnasse. On ignore si un autre élément sommait l’omphalos. L’hypothèse d’une statuette, de deux aigles en or mentionnés par des textes a été évoquée, ainsi que celle d’une statue d’Apollon, dont le type est attesté par les monnaies amphictioniques du IVe siècle avant notre ère, mais qui n’a laissé aucune trace. La pointe tronquée de l’omphalos, présentant un lit d’attente percé au centre d’une mortaise profonde décalée de 3 cm vers la droite par rapport au centre du monument, s’explique vraisemblablement par des raisons techniques pour faciliter sa mise en place à une telle hauteur. 

La colonne d’acanthe omphalophore.

La colonne d’acanthe omphalophore. © Eirini Miari, ÉFA, 2020

L’Apollon Pythien en majesté

Pour comprendre ce monument ainsi recomposé, une image célèbre – le meurtre de Néoptolème figuré sur le cratère de Ruvo vers 370 avant notre ère par le Peintre de l’Ilioupersis – donne sans doute la clef de cette association d’une colonne, d’un trépied et de l’omphalos : devant le temple, entre un palmier et un trépied, Néoptolème poursuivi par Oreste tente de se réfugier près d’un autel à côté d’un omphalos ovoïde, sortant d’un bouquet d’acanthe et recouvert d’un filet de laine. L’imagier a juxtaposé ici différentes manières de représenter le culte d’Apollon. Une génération plus tard, l’atelier de la « colonne des Danseuses » à Delphes a multiplié les mêmes références : dans un secteur stratégique du sanctuaire que les Athéniens voulaient reconquérir, cette colonne, que nous pouvons rebaptiser la colonne d’acanthe omphalophore, marquait la présence dédoublée et pérenne de l’Apollon Pythien et illustrait aussi l’intention du clergé apollinien, perceptible dans le décor du temple, de récupérer toutes les formes nouvelles de la religiosité grecque. L’Apollon Pythien emprunte à Dionysos l’aspect héroïque et funéraire de son culte. Les sculpteurs ont ainsi détourné le motif de la danseuse au calathos pour renouveler le type du trépied à caryatide et représenter une tripodophorie. Ils mobilisent également le répertoire de l’acanthe, depuis longtemps associé aux monuments funéraires et surtout imposé par l’omphalos émergeant d’un bouquet d’acanthe, lui-même lié aux différents rites expiatoires delphiens. Ce n’est donc pas un hasard si l’atelier athénien, incité par le milieu politique d’un Lycurgue qui, à Athènes même, renouvelait le culte de Dionysos, protecteur du théâtre, puisa également dans le répertoire des monuments chorégiques dédiés à Dionysos pour y trouver le modèle de la colonne d’acanthe et du trépied, dont l’association avec l’omphalos est inventée ici peut-être pour la première fois.

Détail de la tête d’un des personnages de la colonne d’acanthe omphalophore.

Détail de la tête d’un des personnages de la colonne d’acanthe omphalophore. © Eirini Miari, ÉFA, 2020

Pour aller plus loin :
MARTINEZ J.-L. (dir.), 2021, Un âge d’or du marbre. La sculpture en pierre à Delphes dans l’Antiquité. Fouilles de Delphes, IV, 8, pp. 521-52.

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