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Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton : les Nabis réinventent l’estampe à la BnF

Félix Vallotton (1865-1925), La Paresse, 1896. Gravure sur bois, 17,7 x 22 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie.

Félix Vallotton (1865-1925), La Paresse, 1896. Gravure sur bois, 17,7 x 22 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie. Photo service de presse. © BnF

Après « L’art est dans la rue », la rétrospective du musée d’Orsay consacrée à l’affiche du Second Empire à la Belle Époque, la Bibliothèque nationale de France poursuit l’exploration de l’art graphique de la fin du XIXe siècle, en réglant cette fois la focale sur l’aventure nabie. Près de 200 œuvres provenant du fonds de l’institution et de collections internationales illustrent à travers cette exposition la diversité des créations graphiques de Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton : estampes artistiques, affiches, illustrations, programmes de spectacle et objets décoratifs.

La lithographie, une technique révolutionnaire

Lorsqu’en 1796, l’Allemand Aloys Senefelder mit au point la lithographie, en perçut-il aussitôt toutes les potentialités ? Sans doute pas, car celles-ci furent pleinement exploitées bien des décennies plus tard, mais il comprit d’emblée qu’il avait apporté une amélioration substantielle à l’impression et à la diffusion des images. Basée sur le principe de répulsion réciproque de l’eau et des corps gras, la technique qui consiste, comme son étymologie l’indique, à dessiner sur une pierre calcaire à l’encre ou au crayon gras, allait en effet révolutionner le domaine de l’estampe en simplifiant et en démultipliant sa production, mais également jouer un rôle essentiel dans le développement de l’affiche et du papier peint.

« Épris de symbolisme et fortement marqués par l’exemple de Paul Gauguin comme par les gravures japonaises, [les nabis] aspirent à renouveler l’art par un langage plastique qui réduit le motif à l’essentiel […]. »

Il n’est donc pas surprenant que les Nabis s’en saisissent dans la dernière décennie du XIXe siècle, eux qui veulent précisément abolir les frontières entre les beaux-arts et les arts décoratifs, ainsi que l’expliquera dans les années 1920 Pierre Bonnard au critique Claude Roger-Marx : « À cette époque, j’avais personnellement l’idée d’une production populaire et d’application usuelle : gravures, meubles, éventails, paravents, etc.1 ». Dès 1891, le jeune homme répond ainsi à la commande d’un négociant en vins en réalisant la réclame France-Champagne, dont le beau succès, notamment critique, le conforte dans sa décision de se consacrer tout entier à sa vocation artistique. Au même moment, dans des expositions annuelles, la galerie Le Barc de Bouteville présente, au milieu de leurs tableaux, les essais des Nabis en art graphique. Et lors de l’édition de 1893, chacun d’eux annonce la liste de ses œuvres en vente par une lithographie.

Paul-Élie Ranson (1861-1909), Tigre dans les jungles, planche publiée dans L’Estampe originale, 1893. Lithographie en couleurs, 55,4 x 41,5 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie.

Paul-Élie Ranson (1861-1909), Tigre dans les jungles, planche publiée dans L’Estampe originale, 1893. Lithographie en couleurs, 55,4 x 41,5 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie. Photo service de presse. © BnF

Des revues à l’affiche…

Cette année-là marque justement l’essor de la pratique lithographique au sein du groupe. Épris de symbolisme et fortement marqués par l’exemple de Paul Gauguin comme par les gravures japonaises, ses membres aspirent à renouveler l’art par un langage plastique qui réduit le motif à l’essentiel, en usant de tons purs et en proposant une synthèse des formes. Ils trouvent en la personne d’André Marty, qui vient de racheter L’Estampe originale, leur premier allié. C’est dans cette revue que sont effectivement publiées des œuvres notables telles que La Sieste d’Édouard Vuillard, Tendresse de Maurice Denis, ou encore Tigre dans les jungles de Paul-Élie Ranson et L’Éducation du chien de Ker-Xavier-Roussel, toutes deux nettement influencées par les xylographies nippones. La gravure sur bois n’est d’ailleurs pas absente du périodique, puisque Félix Vallotton y publie son estampe contestataire La Manifestation. Si le tirage offert par Marty est confidentiel (cent exemplaires), il suffit néanmoins à faire connaître les jeunes artistes des amateurs et des professionnels du milieu : L’Estampe originale fait des émules et plusieurs directeurs de revue les sollicitent. C’est le cas de Léon Deschamps, qui consacre plusieurs numéros de La Plume aux lithographies, affiches et livres illustrés. En 1894, il lance le « Salon des Cent », un événement dédié à l’estampe qui connaît une cinquantaine d’éditions en six ans, chacune donnant lieu à une affiche lithographiée. Bonnard en signe deux, tout comme Henri-Gabriel Ibels.

La Revue Blanche

Mais c’est bien La Revue blanche qui procure aux Nabis leur meilleure tribune. Créé en 1889 par les frères Natanson, qui furent leurs condisciples au lycée Fontanes (aujourd’hui lycée Condorcet), le périodique publie d’eux une dizaine de planches, qui leur assurent une nouvelle visibilité. En 1894, un album rassemble plusieurs de ces lithographies remarquables : La Couturière de Vuillard, Noli me tangere de Roussel, Marché breton de Sérusier, Femme lisant sous la lampe de Rippl-Rónai, La Liseuse étendue de Ranson, La Visitation de Denis, Femme au parapluie de Bonnard, ou encore Les Trois Baigneuses de Vallotton. De ce dernier, la même Revue blanche édite en 1898, à trente exemplaires numérotés, le chef-d’œuvre graphique Intimités, une suite de dix bois sur les tensions conjugales dont l’épure et l’audace impressionnent encore aujourd’hui.

… en passant par les albums et les livres illustrés

Un autre acteur joue un rôle capital dans la diffusion de l’« impression nabie » : Ambroise Vollard. Fraîchement établi rue Laffitte, le marchand de tableaux entend aussi vendre des estampes, un choix rare à une époque où celles-ci font encore très largement l’objet d’un marché à part. Désireux de « demander des gravures à des artistes qui n’étaient pas des graveurs de profession2 », il se lance dans l’édition et publie deux albums collectifs en 1896 et 1897. Son association avec l’excellent Auguste Clot (l’imprimeur le plus réputé avec Edward Ancourt, qui travaille notamment pour Gauguin et Toulouse-Lautrec) convertit définitivement les Nabis à la lithographie en couleurs et leur donne l’occasion de produire quelques-unes de leurs meilleures œuvres graphiques.

« Ouverts à toutes les formes d’expression artistique, les Nabis sont naturellement amenés à fréquenter les hommes de théâtre et à collaborer avec eux. »

Deux ans plus tard, en 1899, Vollard fait à nouveau paraître quatre albums monographiques : Amour de Maurice Denis, Quelques aspects de la vie de Paris de Bonnard, Paysages et intérieurs de Vuillard et Paysages de Roussel – ce dernier ouvrage étant toutefois abandonné en cours de route devant l’échec commercial des trois premiers. Peu importe, Vollard, qui croit en cette jeune garde, puise dans ses deniers personnels pour financer l’édition de beaux livres illustrés et Bonnard se voit confier les illustrations du recueil de Paul Verlaine Parallèlement (1900), mais aussi de l’Almanach du Père Ubu d’Alfred Jarry (1901) et de Daphnis et Chloé de Longus (1902). Denis – qui avait été le premier à ouvrir la voie avec Le Voyage d’Urien (1893) de son ami André Gide – est également sollicité par le galeriste pour L’Imitation de Jésus-Christ (1903) et Sagesse (1911) de Verlaine. Mais ce sont cette fois des gravures sur bois qui sont commandées, en raison de l’accueil mitigé réservé aux lithographies de Bonnard par les bibliophiles qui les estimaient inadaptées à un « beau livre ».

Pierre Bonnard, illustration pour Parallèlement de Paul Verlaine, 1900. Lithographie en couleurs. Paris, BnF, Bibliothèque de l’Arsenal.

Pierre Bonnard, illustration pour Parallèlement de Paul Verlaine, 1900. Lithographie en couleurs. Paris, BnF, Bibliothèque de l’Arsenal. Photo service de presse. © BnF

Le théâtre

Ouverts à toutes les formes d’expression artistique, les Nabis sont naturellement amenés à fréquenter les hommes de théâtre et à collaborer avec eux. C’est ainsi qu’André Antoine, fondateur du Théâtre libre qui promeut le réalisme sur scène, fait appel à Ibels, lui permettant de s’affirmer grâce à la réalisation des programmes illustrés de la saison 1892-1893. L’esthétique symboliste défendue par Lugné-Poe dans son Théâtre de l’Œuvre correspond toutefois davantage aux affinités du groupe, et Vuillard, Denis, Sérusier, Bonnard, Ranson et Vallotton livrent chacun des programmes fort originaux et appréciés. L’éphémère Théâtre des Pantins, enfin, créé par Bonnard, son beau-frère le compositeur Claude Terrasse et les écrivains Jarry et Franc-Nohain, profite des marionnettes du premier, mais aussi des décors de Vuillard, Roussel et Vallotton.

Henri-Gabriel Ibels (1867-1936), Les Fossiles, programme pour le Théâtre Libre, 1892. Lithographie en couleurs, 23 x 30,5 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie.

Henri-Gabriel Ibels (1867-1936), Les Fossiles, programme pour le Théâtre Libre, 1892. Lithographie en couleurs, 23 x 30,5 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie. Photo service de presse. © BnF

La vie

Malgré leur souhait de lier étroitement l’art à la vie, les tentatives des Nabis dans le domaine du quotidien furent malheureusement moins fécondes. Ainsi que le laisse entrevoir la dernière section de l’exposition, la plupart restèrent à l’état de projet ou n’aboutirent qu’à des artefacts uniques, et non pas à des éditions. Denis et Vallotton dessinèrent certes des abat-jours, Ibels réalisa bien un éventail à partir de sa lithographie Au cirque, mais ces objets ne devinrent jamais des multiples. Quoique dotés d’un sens profond de la décoration, les Nabis ne concrétisèrent pas davantage leurs essais de papier peint, à l’exception de Denis qui fit éditer par Marty Les Bateaux roses (1893). Quant à Bonnard, sans doute l’un des plus préoccupés par la question du beau utile, sa seule réussite fut de convaincre en 1897 Molines, le directeur de la galerie Laffitte, d’imprimer en lithographies, à 110 exemplaires, le paravent La Promenade des nourrices, frise de fiacre, qu’il avait peint trois ans plus tôt à la détrempe.

Pierre Bonnard (1867-1947), La Petite Blanchisseuse, planche publiée dans l’Album des peintres-graveurs, 1896. Lithographie en couleurs, 43,7 x 32,2 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie.

Pierre Bonnard (1867-1947), La Petite Blanchisseuse, planche publiée dans l’Album des peintres-graveurs, 1896. Lithographie en couleurs, 43,7 x 32,2 cm. Paris, BnF, département des Estampes et de la Photographie. Photo service de presse. © BnF

1 Courrier à Claude Roger-Marx, 1923, cité dans le catalogue de l’exposition « Impressions nabies », Paris, BnF éditions, 2025, p. 18.

2 Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, Paris, Albin Michel, 2007 (1re édition en 1937), p. 298.

« Impressions nabies. Bonnard, Vuillard, Denis, Vallotton », du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026 à la Bibliothèque nationale de France – site Richelieu, 5 rue Vivienne, 75002 Paris. Tél. 01 53 79 59 59. www.bnf.fr
Catalogue, BnF éditions, 224 p., 42 €.

À lire : L’Objet d’Art hors-série n° 180, éditions Faton, 64 p., 11 €. À commander sur www.faton.fr