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Cezanne à Aix, la revanche d’un maître

Paul Cezanne (1839-1906), La Montagne Sainte-Victoire, (détail), 1904-1905. Huile sur toile, 73 x 91,9 cm. Philadelphia, Museum of Art.

Paul Cezanne (1839-1906), La Montagne Sainte-Victoire, (détail), 1904-1905. Huile sur toile, 73 x 91,9 cm. Philadelphia, Museum of Art. © Philadelphia Museum of Art

Avec l’ouverture au public de deux sites cezanniens majeurs, une demi-douzaine d’expositions à travers la ville et un florilège d’événements, l’été 2025 est résolument placé sous le patronage de Cezanne à Aix-en-Provence. Longtemps mal compris par ses compatriotes, le « père de l’art moderne » s’impose désormais comme l’artiste emblématique de la ville.

Un lent retour en grâce

Lorsque Cezanne voit le jour à Aix en 1839, cette paisible cité évoluant en marge de la modernité n’est pas préparée aux audaces de ce fils prodigue. Si c’est logiquement à Paris que le jeune homme part tenter sa chance et se faire un nom, il ne cessera pourtant de revenir en Provence, comme aimanté par sa lumière, ses paysages et ses habitants. Mais ni son décès en 1906 ni la reconnaissance de l’avant-garde ne mettent un terme à l’incompréhension : Cezanne demeure persona non grata au musée (le directeur est alors l’un de ses plus farouches détracteurs), et son marchand Ambroise Vollard peut venir acheter à vil prix ses tableaux aux Aixois… Il faut attendre le tournant des années 1960 pour que deux importantes expositions lui soient consacrées au Pavillon Vendôme.

« Quand j’étais à Aix, il me semblait que je serais mieux autre part, maintenant que je suis ici, je regrette Aix. »

Lettre de Paul Cezanne à son ami le sculpteur Philippe Solari, 23 juillet 1896.

Grâce à l’engagement des édiles et à l’inlassable travail de spécialistes réunis au sein de la dynamique Société Cezanne1, il s’est peu à peu imposé comme « le maître d’Aix ». La Ville a choisi de lui rendre cette année un vibrant hommage en organisant une foisonnante programmation. Depuis le 28 juin dernier, le public peut découvrir la bastide du Jas de Bouffan ainsi que la maison atelier des Lauves où le maître a passé les dernières années de sa vie ; deux sites majeurs dont la restauration se poursuivra jusqu’en 2026 et qui permettent d’appréhender mieux que jamais l’homme et son œuvre.

Paul Cezanne, Gardanne (vue horizontale), vers 1885. Huile sur toile, 65 x 100,3 cm.

Paul Cezanne, Gardanne (vue horizontale), vers 1885. Huile sur toile, 65 x 100,3 cm. Philadelphie, Barnes Foundation. © Barnes Foundation

Provençal dans l’âme

Arpenter le centre historique d’Aix, c’est aussi parcourir des pans entiers de la vie de Cezanne, une vie qui débute dans une institution charitable de la rue de l’Opéra et s’achève au cimetière Saint-Pierre voisin. À quelques centaines de mètres seulement se trouvent l’appartement familial (au 55 du fameux cours Mirabeau où son père avait fondé sa chapellerie), les établissements scolaires et l’école de dessin qu’il a fréquentés, l’église où il s’est marié, la célèbre brasserie des Deux Garçons où il aimait retrouver ses amis… Cezanne n’a pourtant que très rarement représenté les ruelles pittoresques de sa chère ville, ses monuments emblématiques, ses places et ses innombrables fontaines. Ce sont les environs qui l’attirent. À pied ou en calèche, il n’a en effet cessé jusqu’à son dernier souffle d’emprunter les chemins de terre menant aux villages de Gardanne et du Tholonet pour aller poser son chevalet à l’abri des curieux. Parmi ses motifs de prédilection figurent la Sainte-Victoire bien sûr, mais aussi Château Noir où il a longtemps loué une pièce afin d’entreposer du matériel, et les carrières de Bibémus récemment réaménagées. L’on se rapproche singulièrement du maître au cœur de ce site prodigieux, exploité depuis l’Antiquité et aujourd’hui préservé par la Ville. Au pied des imposants rochers ocres envahis de végétation, le père de l’art moderne a brossé une trentaine d’œuvres annonciatrices du cubisme.

Le Jas de Bouffan s’invite au musée Granet

Au sein de l’institution aixoise, la salle dédiée à Cezanne rassemble habituellement dix peintures qui sont pour la plupart des dépôts du musée d’Orsay. C’est donc une gageure que d’avoir réuni 130 toiles, aquarelles et esquisses pour mettre en lumière le Jas de Bouffan, au fil d’une remarquable exposition en sept sections permettant d’évoquer toute la carrière du maître.

Un port d’attache

Partageant sa vie entre Paris et la Provence, Cezanne a changé près d’une quarantaine de fois de domicile et n’a occupé que par intermittence le Jas. Celui-ci a pourtant été son centre de gravité. Acquise par Louis-Auguste en 1859, l’élégante bâtisse du XVIIIe siècle fut en effet durant 40 ans un havre de paix pour l’artiste et le berceau de sa création. Flanquée par les bâtiments hétéroclites de la ferme qui accueilleront bientôt le Centre cezannien de recherche et de documentation, la demeure se trouvait à l’époque dans la campagne aixoise et avait tout pour séduire le jeune artiste. Avant même que son père ne fasse aménager un petit atelier sous les combles (reconstruit grâce aux travaux en cours), Paul s’empare avec bonheur des murs du grand salon.

Le Jas de Bouffan.

Le Jas de Bouffan. © Michel Fraisset

Le grand salon, un work in progress

Une importante section est tout entière consacrée aux fresques et tableaux peints dans cette vaste pièce de réception, transposés sur toiles dès 1912, proposés en vain au musée du Luxembourg et aujourd’hui dispersés dans divers musées et collections à travers le monde. S’inspirant des programmes décoratifs du siècle des Lumières, Cezanne orne les huisseries et le soubassement d’un trompe-l’œil imitant l’acajou, met en couleurs les stucs du XVIIIe siècle, figure les quatre saisons dans l’alcôve, autour d’un portrait de son père, et peint sur les parois de vastes paysages (la restauration effectuée par l’entreprise Sinopia a révélé les vestiges d’une fresque représentant l’entrée d’un port). Mais loin de s’en tenir à un programme strict, le peintre recouvre de manière anarchique ses premières compositions. Le musée Granet réunit exceptionnellement divers fragments de ces paysages conservés en mains privées, les quatre saisons (musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris), le Baigneur au rocher d’esprit « couillard » (Chrysler Museum of Art, Norfolk), ou encore le Jeu de cache-cache d’après Nicolas Lancret (musée Nakata, Hiroshima).

Restitution du grand salon du Jas de Bouffan.

Restitution du grand salon du Jas de Bouffan. © Société Cezanne / François Chédeville

Des motifs à foison

Nous invitant à parcourir l’ensemble de l’œuvre de Cezanne depuis ses premières académies d’homme, l’exposition dresse également un portrait vivant de l’artiste. Un florilège de captivants autoportraits dialogue ainsi avec des effigies de membres de sa famille (père, mère, sœur), de sa compagne Hortense Fiquet, et de ses amis (Achille Emperaire, Émile Zola, Antoine-Fortuné Marion, Antony Valabrègue). On découvre aussi les autres habitants du Jas de Bouffan, servantes ou ouvriers agricoles qui lui servent de modèle pour une célèbre série de Joueurs de cartes dans les années 1890.

Et lorsqu’il n’impose pas de longues séances de pose à ses proches, Cezanne peut s’adonner à la peinture de natures mortes ou à sa série de baigneurs et baigneuses, à moins qu’il n’installe son chevalet dans le parc. De là, il peut observer l’imposante bâtisse de pierre, la majestueuse allée des marronniers et le bassin agrémenté de fontaines, ou porter son regard vers les bosquets, les champs alentour, et jusqu’à la Sainte-Victoire. On comprend dès lors combien l’artiste est affecté de devoir se séparer du Jas en 1899, suite à la mort de sa mère…

« Cezanne au Jas de Bouffan », jusqu’au 12 octobre 2025 au musée Granet, place Saint-Jean-de-Malten 13100 Aix-en-Provence. Tél. 04 42 52 88 32. www.museegranet-aixenprovence.fr

Catalogue de l’exposition, RMN éditions, 292 p., 39 €.

Les Lauves, un atelier sur-mesure

Cezanne est privé de son antre. Qu’à cela ne tienne, il fera construire sa maison-atelier ! Le site sur lequel il jette son dévolu en 1901 est situé sur la colline des Lauves au nord d’Aix, un quartier paisible bien que la ville ait aujourd’hui gagné du terrain. Durant les dernières années de sa vie, le maître brosse d’éblouissantes natures mortes où les pommes et les poteries vernissées répondent aux crânes, nappes et statuettes de plâtre. C’est aussi dans le secret de ce vaste atelier baigné de lumière, volontiers ouvert aux jeunes peintres d’avant-garde (parmi lesquels Maurice Denis, Émile Bernard ou Charles Camoin), que Cezanne poursuit sa série de grandes baigneuses qui comptent parmi ses chefs-d’œuvre. Contrairement au Jas quelque peu dénaturé par les propriétaires qui l’occupent à compter de 1899, l’atelier des Lauves a pu être admirablement préservé. En 1921, Cezanne fils choisit en effet de céder les lieux et tous les objets personnels qu’il renferme (vêtements, palettes, mobiliers, céramiques) à l’écrivain Marcel Provence qui s’érige en gardien du temple. À sa suite, de fervents défenseurs de Cezanne comme l’écrivain américain James Lord et l’historien de l’art allemand John Rewald contribuent à sauver les Lauves. Finalement acheté par la Ville, le site qui attire quelque 80 000 visiteurs par an bénéficie actuellement d’une vaste campagne de restauration pour en assurer la pérennité.

L’atelier des Lauves.

L’atelier des Lauves. © Sophie Spiteri

La Sainte-Victoire pour ultime obsession

Depuis le parc du Jas de Bouffan ou le chemin des Lauves, depuis la route du Tholonet, la colline de Bellevue, le village de Gardanne, Château Noir ou Bibémus, un motif revient inlassablement dans les paysages de Cezanne : la montagne Sainte-Victoire. Entre 1870 et sa mort, il l’érige même en symbole de la Provence au gré de près de quatre-vingt-dix toiles et aquarelles. Reconnaissable à ses vastes falaises calcaires, ce massif dominant la région aixoise du haut de ses 1 011 mètres est parfois cantonné à un simple élément de « décor » avant de devenir un motif central et obsessionnel. Durant les dernières années de sa vie, l’artiste réalise une quarantaine de vues remarquablement harmonieuses de la montagne, évoluant à la lisière de l’abstraction. C’est d’ailleurs en allant peindre la Sainte-Victoire que, surpris par un orage, Cezanne attrape une pneumonie dont il ne réchappera pas, s’éteignant presque le pinceau à la main, comme il l’avait prophétisé.

Paul Cezanne, La montagne Sainte-Victoire vue de la carrière de Bibémus, vers 1895-1899. Huile sur toile, 65 x 83,1 cm. Baltimore Museum of Art.

Paul Cezanne, La montagne Sainte-Victoire vue de la carrière de Bibémus, vers 1895-1899. Huile sur toile, 65 x 83,1 cm. Baltimore Museum of Art. Photo CC0 Baltimore Museum of Art

En quelques dates

1839 : Paul Cezanne naît le 19 janvier.

1848 : Son père Louis-Auguste Cezanne se lance avec succès dans la banque.

1857 : Paul suit les cours de dessin à l’école de la Ville.

1859 : Louis-Auguste acquiert le Jas de Bouffan.

1861 : Délaissant ses études de droit, Paul tente en vain d’entrer aux Beaux-Arts de Paris. Il ne cessera de vivre entre la Provence et la capitale.

1869 : Il rencontre Hortense Fiquet qui devient sa compagne, leur fils Paul naît trois ans plus tard.

1886 : Son père décède, lui laissant de quoi vivre simplement.

1895 : Le marchand Ambroise Vollard lui consacre sa première rétrospective.

1899 : Après le décès de sa mère (1897), il est contraint de vendre le Jas. 

1901 : Il fait construire la maison-atelier des Lauves.

1906 : Il s’éteint d’une pneumonie le 23 octobre, sans avoir cessé de peindre. Le Salon d’Automne lui consacre l’année suivante une importante rétrospective.

Paul Cezanne, Le Père de l’artiste lisant L’Événement, 1866. Huile sur toile, 198,5 x 119,3 cm. Washington, National Gallery of Art.

Paul Cezanne, Le Père de l’artiste lisant L’Événement, 1866. Huile sur toile, 198,5 x 119,3 cm. Washington, National Gallery of Art. © CC0 / NGA, Washington

« L’exposition du Pavillon Vendôme a eu l’effet curieux de provoquer dans le milieu aixois une sorte de résurrection. Il aura fallu 50 ans pour que Cezanne devienne véritablement un grand homme dans sa ville natale. »

Le Méridional, 15 août 1956

Aix célèbre son peintre

La ville tout entière vibre cet été pour l’enfant du pays au gré de manifestations, de concerts, de balades et de lectures. Si l’exposition du musée Granet, centrée sur le Jas de Bouffan, est sans conteste le point d’orgue de l’année, le musée du Vieil Aix nous invite à explorer le contexte artistique auquel le maître se confronte. Pour mieux comprendre la réception contrastée dont il a fait l’objet, l’exposition « Cezanne vu d’Aix. Entre légende et mémoire collective » convoque à la fois ses émules (le peintre Joseph Ravaisou, le folkloriste Marcel Provence) et ses détracteurs (le peintre et poète Henri Dobler, le paysagiste Louis Gautier).

La progressive reconnaissance du Provençal par ses compatriotes s’opère au tournant des années 1960, comme le rappelle judicieusement « L’expo des expos – Cezanne au Pavillon Vendôme en 1956 et 1961 », qui réunit coupures de journaux, programmes, affiches et reconstitutions de salles en photographies à l’échelle. Ce parcours s’appuie notamment sur l’exceptionnel fonds du photographe Henry Ely, installé au cœur d’Aix en 1903. C’est d’ailleurs parmi les 2 millions de clichés réalisés par le studio Ely qu’une centaine de photographies a été sélectionnée pour dresser un fascinant portrait de la ville en noir et blanc, à l’hôtel Boadès. Gardienne de ce précieux fonds, l’association CEPPIA a été fondée en 2023 par Jean-Éric Ely, quatrième génération de cette dynastie de photographes.

Le maître d’Aix se découvre aussi à hauteur d’enfant, puisqu’une ludique « Petite galerie Cezanne » a investi la Manufacture pour proposer des manipulations, jeux et ateliers variés aux amateurs en herbe, de 3 à 12 ans !

Paul Cezanne, Portrait de l’artiste au chapeau de paille, 1875-1876. Huile sur toile, 34,9 x 29,9 cm. New York, Museum of Modern Art.

Paul Cezanne, Portrait de l’artiste au chapeau de paille, 1875-1876. Huile sur toile, 34,9 x 29,9 cm. New York, Museum of Modern Art. © ARTGEN / Alamy / Hemis

Toutes les informations concernant l’année Cezanne 2025 sur cezanne2025.com

À lire :
L’album Cezanne à Aix, éditions Faton, 64 p., 12,50 €.
Jeanne Faton et Bergamote Trottemenu, Avec Cezanne au Jas de Bouffan, Avec Cezanne à l’atelier des Lauves, 4-7 ans, 16 p., 8 €.
Jeanne Faton et Bergamote Trottemenu, La peinture de Cezanne expliquée aux enfants, 8-12 ans, 32 p., 14 €. À commander sur www.faton.fr

Paul Cezanne, Nature morte aux cerises et aux pêches, 1885-1887. Huile sur toile, 50 × 61 cm. Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art.

Paul Cezanne, Nature morte aux cerises et aux pêches, 1885-1887. Huile sur toile, 50 × 61 cm. Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art. Photo CC0 © LACMA

1 Parmi les membres de la société fondée en 1998 en hommage à l’historien de l’art américain John Rewald, premier spécialiste de Cezanne, mentionnons l’arrière-petit-fils du peintre, Philippe Cezanne, Denis Coutagne, Mary Tompkins Lewis, Bruno Ely et Michel Fraysset.