Le musée du Luxembourg consacre une exposition à l’amitié et au fécond dialogue qu’ont entretenus Pablo Picasso et la poète américaine Gertrude Stein. Elle offre l’occasion de revenir sur la rencontre de ces deux figures d’avant-garde et d’explorer comment, l’un en peinture, l’autre par l’écriture, ils ont travaillé parallèlement à l’élaboration d’un langage nouveau, fondateur du cubisme.
Grande collectionneuse d’art moderne, la poète américaine Gertrude Stein (1874-1946), née à Pittsburgh, s’est très vite imposée dans le cercle des avant-gardes parisiennes au point de devenir une icône du Paris Moment, immortalisée par l’objectif de Man Ray ou de Cecil Beaton. Après des études de psychologie à Radcliffe (Cambridge) auprès de William James, grâce auquel elle découvre la notion de « courant de conscience1 », elle rejoint en 1903 son frère Leo à Paris, avec qui elle s’installe au 27 rue de Fleurus (VIe arrondissement), non loin du musée du Luxembourg. Leur salon ainsi que celui de leur frère Michael et de son épouse Sarah, rue Madame, deviennent les plus courus du Tout-Paris artistique d’avant-guerre.
Mécène de l’art moderne
Les Stein ont en effet constitué l’une des plus importantes collections d’art moderne du XXe siècle et contribué ainsi à l’apparition d’une nouvelle norme en matière de goût. Dans les années 1920-1930, l’appartement que Gertrude partage désormais avec sa compagne Alice B. Toklas est le lieu de passage obligé des écrivains américains de la Lost Generation comme Ernest Hemingway ou Ezra Pound. Si l’important rôle de mécène de Gertrude est pleinement établi, notamment depuis l’exposition de 2011 au Grand Palais, « Matisse, Cézanne, Picasso… L’aventure des Stein », sa position majeure dans le panthéon de la littérature américaine demeure largement méconnue en France. Elle a pourtant inventé une écriture radicale en lien étroit avec les arts de son temps comme d’aujourd’hui.
Une rencontre
La vocation d’écrivaine de Stein est intrinsèquement liée à la découverte de Paul Cézanne. En 1904, elle acquiert avec Leo Mme Cézanne à l’éventail (1878-1888) chez Vollard. L’observation assidue de ce portrait la conduit à s’affranchir du naturalisme et à commencer la rédaction de Three Lives : « Cézanne avait conçu l’idée que dans une composition une chose compte autant qu’une autre et cette idée m’a énormément frappée, tellement frappée que j’ai commencé à écrire Three Lives sous cette influence, à partir de cette conception de la composition2. » Stein retrouve chez Cézanne, puis chez Henri Matisse, les préoccupations qui l’animent autour de la perception, d’une création libérée de l’imitation et fondée sur l’instinct et les sensations – lesquelles sont au principe d’une recherche qu’il s’agit ensuite de traduire sur la toile ou sur la page selon sa propre conception. Ces réflexions font écho aux courants vitalistes contemporains (William James, Henri Bergson, Georg Simmel, Nietzsche) dont Stein est familière. Toutefois, c’est la rencontre de Pablo Picasso en 1905 puis leur amitié, cristallisée autour de leurs travaux respectifs, qui ont été déterminantes pour la genèse et le développement de la poésie steinienne comme du cubisme. Découvert par Leo à la galerie Sagot, Picasso fait rapidement la connaissance des Stein : Gertrude est immédiatement séduite, et réciproquement. La jeune femme, immigrée juive américaine, issue de la moyenne bourgeoisie et homosexuelle, se reconnaît dans la bohème et la liberté artistique incarnées par Picasso, jeune artiste espagnol, anarchiste, arrivé à Paris deux ans auparavant. Leur statut d’étranger, maîtrisant approximativement le français, leur marginalité et leur sens de l’humour contribuent à leur rapprochement.
Une fascination partagée pour Cézanne
Peu de temps après, il lui propose de peindre son portrait (Gertrude Stein, 1905-1906, The Metropolitan Museum, New York). Les nombreuses séances de pose – qui relèvent de la légende associée à la genèse du tableau – tissent des liens entre la poète et l’artiste autour d’une fascination partagée pour Cézanne. Si l’on ne sait rien des propos échangés, il ne fait aucun doute que quelque chose de décisif s’y est joué. C’est durant cette période que Stein achève Three Lives, incluant le récit « Melanchta » qui annonce l’écriture steinienne, et entreprend son œuvre monumentale, The Making of Americans, tandis que Picasso, stimulé par son voyage à Gósol, amorce un tournant vers une stylisation radicale qui aboutira au cubisme.
Une recherche esthétique commune
Préoccupés par la question du réel et de la représentation (linguistique ou picturale), Stein et Picasso partagent la volonté de ramener l’attention aux choses vues et à rien d’autre, selon une vision directe et immédiate, vierge de toute mémoire et de tout savoir. Les registres du portrait et de la nature morte sont au centre de l’écriture de Stein et du cubisme de Picasso, qui trouvent leur source, l’un et l’autre, chez Cézanne. Les portraits de Stein sont des portraits de choses, comme dans son recueil de poèmes Tender Buttons (1914), ou d’êtres qui peuplent son environnement. Ainsi, elle écrit de Picasso, sans jamais le nommer : « L’homme que certains suivaient certainement était un homme complètement charmant. L’homme que certains suivaient certainement était un homme charmant. L’homme que certains suivaient était un homme complètement charmant. L’homme que certains suivaient était un homme certainement complètement charmant3. » Stein comme Picasso procèdent d’une même décomposition analytique des éléments simples de leur quotidien, du langage et de la peinture, qu’ils déclinent selon un processus de sérialité. Chacun élabore une écriture expérimentale relativement hermétique suivant un principe de juxtaposition non hiérarchisant – l’une, littéraire, fondée sur la répétition, et l’autre, picturale, sur la décomposition des volumes, autant de caractéristiques formelles fondatrices des avant-gardes picturales et littéraires du XXe siècle.
Assia Quesnel
Commissaire associée de l’exposition
1 Née dans le contexte des théories psychologiques du début du XXe siècle, cette notion devient très vite un thème central de la littérature moderniste.
2 Stein G., « A Transatlantic Interview 1946 », entretien avec Robert Bartlett Haas, cité dans cat. exp. Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 2011.
3 Publié en anglais dans la revue de Stieglitz, Camera Work, en août 1912 avec un poème sur Matisse en diptyque.
À retrouver en intégralité dans :
Dossiers de l’Art n° 307
Picasso, 50 ans après. Toutes les expositions
82 p., 11 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com
« Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage »
Jusqu’au 28 janvier 2024 au musée du Luxembourg
19 rue de Vaugirard, 75006 Paris
Tél. 01 40 13 62 00
www.museeduluxembourg.fr
Catalogue, RMN, 200 p., 40 €.