les monographies essentielles de l’histoire de l’art

Le musée des Beaux-Arts de Caen sous le signe de Méduse

Peter Paul Rubens (1577-1640), avec Frans Snyders (1579-1657) et atelier, Tête de Méduse, vers 1613. Huile sur toile, 68,5 x 118 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum. Photo service de presse. © Kunsthistorisches Museum, Vienne
Peter Paul Rubens (1577-1640), avec Frans Snyders (1579-1657) et atelier, Tête de Méduse, vers 1613. Huile sur toile, 68,5 x 118 cm. Vienne, Kunsthistorisches Museum. Photo service de presse. © Kunsthistorisches Museum, Vienne

À Caen, une exposition à la fois spectaculaire et scientifiquement ambitieuse propose de parcourir en soixante-cinq œuvres plusieurs millénaires de représentation de Méduse, figure effrayante à la chevelure de serpents et au regard pétrifiant. Cas unique dans l’histoire des arts, ce personnage, parfois réduit à un simple masque, a prouvé une rare adaptabilité à travers les âges, s’associant par vertu polysémique à la sensibilité de chaque époque pour en tirer, réciproquement, des forces nouvelles. Alexis Merle du Bourg, qui assure avec Emmanuelle Delapierre le commissariat de cet événement proprement fascinant, a répondu à nos questions.

Propos recueillis par Armelle Fayol.

On connaît de Méduse, outre la tête emblématique, le récit canonique qui l’oppose à Persée. Le catalogue de l’exposition, qui inclut une anthologie des textes anciens s’y rapportant, rappelle que, si elle s’insère dans un récit, ce récit lui-même a évolué très tôt. Cette évolution préfigure-t-elle en quelque façon la plasticité de sa représentation ?

Exactement. Méduse-Gorgô est tout à la fois un principe chez Homère (elle incarne la terreur portée à son paroxysme) et une figure liminaire : elle est une redoutable gardienne du monde infernal dans l’Odyssée. Mais elle est aussi un signe caractéristique. On parle d’épisème quand son visage est reproduit sur la surface du bouclier d’Achille ou d’Agamemnon. Dans le même registre, le visage terrifiant de Gorgô orne, dès le récit homérique, l’égide. Arme offensive et défensive fabuleuse, symbole du pouvoir irrésistible de Zeus, l’égide
est transmise à sa fille Athéna dont elle devient l’emblème. Ce n’est qu’ensuite que Méduse est inscrite dans le mythe de Persée. Elle en vient, au cours de l’Antiquité, à incarner des valeurs opposées. Créature fondamentalement funeste dont la vision est insoutenable, sa représentation est toutefois susceptible de protéger son porteur. On parle alors de fonction apotropaïque. Au cours de la période classique qui s’ouvre au Ve siècle avant J.-C., le sang de Méduse est réputé pouvoir provoquer une mort immédiate et ressusciter les défunts. De même, Athéna pourvue de l’égide est, pour les Anciens, une déesse bienveillante, civilisatrice. Cette réversibilité, le fait que la tête de Gorgô ait, d’emblée, présenté un caractère autonome, contribue à expliquer une adaptabilité garante de la longévité de Méduse, tout à la fois emblème et protagoniste, dans l’art.

Parmi les pièces antiques exposées, une céramique du British Museum présente la scène de la décapitation de Méduse avec un sens du tragique étonnant. Le corps du monstre paraît piteusement y chercher sa tête. Quelle place prend ici cette représentation ?

Cette céramique à figures rouges du Ve siècle avant J.-C. est l’un des irréfutables chefs-d’œuvre de l’exposition. Le « Peintre de Pan », auteur de la scène qui orne cette hydrie (un récipient contenant de l’eau), est un artiste de haut vol qui donne à voir le mythe « classique » de manière saisissante, tout en conférant à l’épisode de la décapitation de Méduse une grâce paradoxale. On ne se lasse pas de considérer Persée qui prend la fuite, à pas de loup, après avoir mis la terrible tête dans une besace magique (kybisis), et sa complice et demi-sœur, Athéna, qui tient délicatement un pan de son chiton du bout des doigts.

Comme le rappelle l’introduction, Méduse, si elle ne peut être regardée, peut être représentée. Est-ce l’une des raisons de son immense fortune figurative, fait assez unique ?

La longévité et l’ampleur de la fortune figurative de Méduse (le personnage et le signe) jusqu’à nos jours constituent, en effet, un cas unique, surtout rap- porté à une figure dont l’apparition est concomitante à l’essor de la civilisation grecque elle-même. Méduse irregardable, mais pas irreprésentable intéresse les historiens de l’art car on touche là à une dimension métaphorique très puissante : Méduse sainte patronne des arts figuratifs en quelque sorte. Mais cet aspect,très élitiste somme toute,n’a probablement joué qu’un rôle marginal dans la pérennité du sujet.

Franz von Stuck (1863-1928), Medusa, vers 1892. Peinture sur carton, 37 x 37 cm. Aschaffenburg, Museen der Stadt (Gentil-Haus). Photo service de presse. © Museen der Stadt, Aschaffenburg – I. Otschik
Franz von Stuck (1863-1928), Medusa, vers 1892. Peinture sur carton, 37 x 37 cm. Aschaffenburg, Museen der Stadt (Gentil-Haus). Photo service de presse. © Museen der Stadt, Aschaffenburg – I. Otschik

La Renaissance est l’une des périodes les plus riches dans l’histoire que vous retracez. L’exposition en réunit des exemples éblouissants. Pouvez- vous évoquer le petit bronze de Cellini représentant Persée triomphant ?

Nous étions très désireux d’évoquer le bronze de Benvenuto Cellini ornant la place de la Seigneurie, la Loggia dei Lanzi pour être précis, à Florence. Le prêt splendide du Bargello et la présentation d’une belle copie de la grande statue florentine due à Clemente Papi nous permettent de donner à voir une sculpture monumentale, évidemment impossible à déplacer, de manière satisfaisante. Au milieu du XVIe siècle, Cellini produisit cette œuvre clef de l’histoire de la statuaire occidentale, qui est aussi sans doute la première restitution « exacte » de Persée décapitant Méduse réalisée depuis l’Antiquité. Si l’on ajoute la dimension éminemment politique de la sculpture, sorte d’allégorie du triomphe des Médicis sur la république florentine et les anciennes libertés communales, on a là une incarnation presque idéale de Méduse polysémique et perpétuellement « renaissante ». Soulignons, en outre, que le Persée maniériste de Cellini inspira nombre d’artistes interprètes de Méduse réunis dans l’exposition.

Vasari rapporte dans ses Vies que Léonard de Vinci aurait peint « à l’huile une tête de Méduse coiffée de nœuds de serpents ». Qu’a apporté ce récit légendaire au destin iconographique de Méduse ?

Vasari mentionne, en vérité, deux représentations de Méduse par Léonard. L’évocation de ces œuvres, perdues dès la Renaissance, a captivé historiens et artistes pendant des siècles. L’émulation avec ces œuvres d’autant plus obsédantes qu’elles étaient « fantômes » a eu une importance singulière, notamment, parce que l’une d’entre elles produisait, selon Vasari, un effet de saisissement horrifié qui faisait se superposer le représenté et la représentation, le sujet figuré et son simulacre. On a vu, non sans raison, dans le récit vasarien un paradigme, un topos de l’art lui-même et de sa puissance de suggestion (et de sujétion) sur le spectateur.

Au XVIIe, l’exposition en donne un aperçu, les meilleurs se confrontent au thème (Caravage, Rubens, Bernin…). Méduse est-elle devenue une épreuve par où l’on prouve sa valeur ?

Sujet extrême, Méduse permet de pousser l’art de la représentation jusqu’aux limites de ses possibilités, jusqu’aux limites de ce que peut supporter le spectateur, le cas échéant, comme dans l’œuvre de Rubens. Au-delà de cet aspect de « théâtre de l’horreur » manipulant les affects, la Renaissance, relayée par l’âge baroque, va en effet élaborer un thème poétique fécond faisant entrer le pouvoir de pétrification de la créature en compétition avec le saisissement que provoque l’œuvre d’art portée à son point de perfection. Au-delà de ce caractère de tour de force de la représentation, il y a ici potentiellement une rencontre entre Méduse et l’esthétique du Sublime qu’il était intéressant d’interroger.

Anonyme, d’après Gian Lorenzo Bernini, dit Bernin (1598-1680), Buste de Méduse, XVIIIe siècle (?). Marbre. Paris, département des Sculptures du musée du Louvre. © OPM
Anonyme, d’après Gian Lorenzo Bernini, dit Bernin (1598-1680), Buste de Méduse, XVIIIe siècle (?). Marbre. Paris, département des Sculptures du musée du Louvre. © OPM

Au seuil du XIXe siècle, vous pointez l’importance du poème de Shelley, « On the Medusa of Leonardo da Vinci in the Florentine Gallery », planant sur l’évolution du motif tout au long de ce siècle. Pouvez-vous revenir sur ce texte ?

Grand historien de la culture et du fait littéraire, l’Italien Mario Praz (1896-1982) voyait dans le poème fiévreux de Shelley une sorte de manifeste de la perception névrotique de la beauté par l’époque romantique. Dans l’exposition, nous utilisons, à ce propos, le terme d’ « horrible beauté ». Cet oxymore permet de rendre compte d’une beauté méduséenne subversive qui transcende les notions traditionnellement opposées de beau et de laid. Méduse comble, dans un élan compulsif, un sentiment passablement trouble chez l’esthète romantique. Horrifié et languissant, ce dernier contemple une figure de femme qui le fascine, mais porte en elle la promesse de son anéantissement moral et physique. C’est une véritable chance de pouvoir montrer au visiteur le tableau anonyme du XVIIe siècle (Florence, galerie des Offices), jadis réputé être de Léonard de Vinci, qui a inspiré son poème à l’écrivain anglais. Les erreurs d’attribution peuvent être fécondes !

Grâce aux nombreux exemples présentés, de styles différents, on perçoit qu’au XIXe siècle l’opposition du héros Persée à son antagoniste Méduse s’impose largement. Pourquoi ?

La section XIXe siècle de l’exposition correspond effectivement à un apex de la représentation du thème. Ce dernier attire alors les peintres académiques qui y voient l’occasion de produire des œuvres spectaculaires associant, notamment, un paroxysme de l’horreur et un climat érotique ambigu. Éros et Thanatos, pour aller vite. Les maîtres qui cherchent un renouvellement esthétique et poétique s’intéressent aussi beaucoup à Méduse, associée ou non à son vainqueur. Citons les préraphaélites F. Sandys ou E. Burne-Jones – lequel donne à voir le thème, rare, de la naissance de la progéniture de Méduse et de Poséidon, le cheval ailé Pégase et Chrysaor. Mentionnons aussi des artistes évoluant à la frontière entre le symbolisme et cette posture de rupture radicale avec la tradition académique que les pays de langue allemande désignent par le terme de Sécession. Un saisissant ensemble de têtes de Méduse des Allemands Von Stuck et Trübner et du Suisse Böcklin oblige le visiteur à expérimenter un face-à-face risqué avec une figure cristallisant le pouvoir de séduction morbide qui est au cœur de l’art du temps et de son exploration inlassable du thème de la femme fatale (dont Méduse est l’un des plus anciens prototypes). Ce faisant, la perception de cette figure tragique punie horriblement alors même qu’elle est d’abord la victime d’un viol sacrilège commis par Poséidon/Neptune – c’est du moins le cas dans le récit que fait Ovide dans ses Métamorphoses – tend à s’infléchir, au bénéfice de Méduse évidemment.

Edward Coley Burne-Jones (1833-1898), La Mort de Méduse I (The Perseus Series), vers 1882. Gouache sur papier, 124,5 x 116,9 cm. Southampton City Art Gallery. Photo service de presse. © Southampton City Art Gallery
Edward Coley Burne-Jones (1833-1898), La Mort de Méduse I (The Perseus Series), vers 1882. Gouache sur papier, 124,5 x 116,9 cm. Southampton City Art Gallery. Photo service de presse. © Southampton City Art Gallery

Le théoricien Siegfried Kracauer, dans sa Théorie du film (1960), compare le cinéma à Méduse. Séduisante, cette comparaison trouve-t-elle confirmation dans des exemples précis ?

Cette comparaison confirme l’intérêt de Méduse comme métaphore plurielle, totale de l’art, et ce dans la durée. Lorsque nous avons songé au thème rapporté au cinéma, c’était plutôt la figure de la « vamp » au regard fatal, Bette Davis ou Marlene Dietrich et, éventuellement, l’idée du public pétrifié, le temps de la projection, par le faisceau lumineux du projecteur, qui nous avaient arrêtés. C’est Éric Dufour, l’auteur de l’article du catalogue intitulé « Monstre sacré : Méduse et le cinéma », qui évoque l’essai de Kracauer. La vision du cinéma comme « miroir de la nature » assimilé au bouclier de Persée qui rend Méduse « regardable » est très pertinente parce qu’elle prolonge la théorie classique de la représentation peinte ou sculptée dont le caractère est fondamentalement d’être mimétique.

L’art contemporain ne délaisse pas Méduse. De Damien Hirst à Dominique Gonzalez-Foerster, le catalogue en témoigne. « Signe de ralliement de ceux qui ont été discriminés, le sont ou se figurent l’être, Méduse a entamé le XXIe siècle dans la position la plus favorable », écrivez-vous. Comment, précisément, espérer quelque chose de bon pour les arts dans un tel contexte ?

Il en va un peu de l’histoire de l’art comme de la balistique. Il faut du recul pour viser juste. La postérité fera le tri entre des manifestations post-modernes plus ou moins engagées, parfois très puissantes plastiquement. Elles attestent, du moins, l’actualité, heureusement paradoxale, de cette figure plurimillénaire dans la contemporanéité, jusque dans la pop culture. Il est remarquable que Méduse ait conservé sa fonction apotropaïque (pour résumer : je porte ou du moins je revendique une image dont le caractère funeste est retourné contre mes adversaires) en plein XXIe siècle. Aucune revendication de Méduse – par les néo-féministes, la cause LGBTQ+ ou les mouvements africanistes ou afro-descendants – n’est illégitime. Dans le dernier cas, nos visiteurs et nos lecteurs seront peut-être surpris de constater que le personnage possède effectivement une identité africaine dès la Grèce antique. Figure séductrice ou/et terrifiante, avatar ludique, emblème de la révolte, Méduse est toujours disposée à servir ceux qui la choisissent. Mais si elle se prête à toutes les métamorphoses, elle ne cesse jamais d’être elle-même.

Entretien à retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 310
Ingres et ses princes

82 p., 11 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com


« Sous le regard de Méduse. De la Grèce antique aux arts numériques »
Jusqu’au 17 septembre 2023 au musée des Beaux‐Arts de Caen

Le Château 14000 Caen
Tél. 02 31 30 47 70
www.mba.caen.fr

Catalogue, In Fine, 344 p., 39 €.

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