Puissante évocation artistique de la vie sensible, prenant racine jusque dans la Préhistoire, la « nature morte » porte bien mal son nom français, fixé tardivement au XVIIe siècle. C’est pour montrer au contraire combien la représentation des choses est vivante et porteuse, à chaque époque, des liens complexes tissés entre les hommes et le monde qu’a été imaginée cette grande exposition. Rendant hommage à celle de 1952 qui, sous la houlette de Charles Sterling, avait sorti de l’ombre ce genre pictural alors déconsidéré, elle réunit 170 œuvres en traversant tous les âges et tous les médiums, dans une mise en scène jubilatoire. Entretien avec Laurence Bertrand Dorléac, commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Armelle Fayol.
L’exposition se place sous le signe des travaux de Charles Sterling, qui au début des années 1950 a œuvré, par le biais d’une exposition historique et des publications qui l’ont suivie, pour la reconnaissance du genre encore peu considéré de la nature morte. Qu’est-ce qui constitue, à vos yeux, l’apport ou les apports les plus incontestables de Sterling à l’histoire de la nature morte ?
Charles Sterling est un historien de l’art admirable. Il est réputé pour avoir publié plusieurs ouvrages et plus de 150 articles qui témoignent de sa puissante érudition, de son connoisseurship, mais aussi de son audace à faire dialoguer les œuvres dans le cadre d’expositions importantes comme celle qu’il consacre à la nature morte de l’Antiquité à nos jours en 1952 à l’Orangerie des Tuileries. Nous en savons davantage par le témoignage oral que j’ai pu recueillir auprès de Michel Laclotte, en particulier, qui a dirigé le Louvre ; et par la thèse de Marie Tchernia, qui nous apprend que son histoire longue de la nature morte est le seul projet d’exposition dont il a vraiment eu l’ « entière » initiative. Au moment où Charles Sterling monte son exposition, il lui faut imposer un genre encore minoré. Il doit et va montrer la liberté dont les artistes ont fait preuve à toutes les époques sur un sujet apparemment trivial et codé dont les objets sont peu ou prou les mêmes. C’est dans ce cadre contraint que l’invention formelle peut d’autant mieux se déployer. Sterling établit des catégories voire des écoles et des filiations en allant contre le présupposé qui fait renaître la nature morte indépendante en pays flamands. Il veut prouver qu’elle revit en Italie dans la tradition antique de la Renaissance humaniste. Enfin, il isole trois grands moments de la nature morte : l’Antiquité, le XVIIe et le XXe siècle, qu’il intègre aussi largement que possible. Il pense aussi son ample accrochage comme une matière à réflexion pour les artistes contemporains qui pourront admirer les œuvres des temps anciens. Il a conscience que la nature morte est ce qu’il appelle un « fragment du monde qu’on peut ordonner par deux fois » : avant de le peindre et en le peignant. Il sait que le monde qui est le sien et celui des artistes est saturé de choses à voir, à représenter, à aimer mais aussi à combattre.
Qu’avez-vous retenu de son approche dans la conception du parcours même de l’exposition et de ses différentes sections ?
L’hommage est sincère mais forcément, nous ne prenons pas les choses de la même manière que Charles Sterling. Dans notre exposition, il y a une dizaine d’œuvres qu’il avait déjà présentées en 1952 : la Nature morte aux bouteilles et aux livres du début du XVIe siècle, les intarsia de Vacche, de la même époque, la Nature morte aux homards de Delacroix (1827), Pipes et vases à boire de Chardin (vers 1737), la Nature morte à la tête de mouton de Goya (entre 1808 et 1812), le Bœuf écorché de Rembrandt (1655), Corbeille avec oranges de Matisse (1912), Still life with Asparagus de Coorte (1697), Botte d’asperges de Manet (1880). Ces deux dernières œuvres dialoguent d’ailleurs comme Sterling les faisait déjà dialoguer. Nous divergeons car nos problèmes et nos sensibilités ont forcément changé. Nous voulons montrer qu’il existe déjà des représentations de choses bien avant l’Antiquité et ailleurs qu’en Occident – y compris au moment de ce que Sterling nomme une « éclipse » de « près » de mille ans. Cette éclipse, elle n’est jamais traitée par les expositions sur la nature morte. Or, nous voulons montrer ce qui se passe en matière de « choses » représentées de la chute de l’Empire romain au début du XVIe siècle, surtout si l’on change de focale et que l’on regarde hors de l’Occident chrétien. En outre, notre époque a entériné le déferlement d’objets dans une société bien différente de ce qu’elle était en 1952. Nous ne voulons pas nous limiter à la peinture mais nous présentons des sculptures, des photographies, des extraits de films, des vidéos, de l’art électronique. Les dialogues entre l’art ancien et l’art contemporain sont beaucoup plus nombreux qu’en 1952. Les arts contemporains mais aussi les connaissances nouvelles nous obligent à envisager le sujet à nouveaux frais en renonçant à une histoire de l’art internaliste ainsi qu’à l’expression fâcheuse de « nature morte » imposée en France au XVIIe siècle. Nous parlons de « choses » et de leur vie active, de leur action sur nous autant que de notre action sur elles. Enfin, la question des œuvres d’artistes femmes ne se posait pas au temps de Sterling ; nous en avons cherché et nous en montrons de magnifiques. En tout cela, il ne s’agit pas de contredire Sterling mais d’acter la différence d’approche et de mentalité entre son époque et la nôtre.
« D’une certaine façon, les artistes ont été les premiers à prendre les choses au sérieux », écrivez-vous en introduction au catalogue. Qu’ont-ils perçu, au juste, et comment l’expliquer ?
Depuis la Préhistoire, depuis des milliers d’années, bien avant que l’histoire de l’art n’existe, les choses ordinaires ou moins ordinaires ont été appréciées par les artistes pour leur utilité, pour leur valeur d’échange mais aussi pour leur signification religieuse, sacrée, métaphysique, voire pour leur simple joliesse. En effet, la forme même des choses a pu retenir l’attention des artistes sans préjugé. C’est l’histoire et la critique d’art qui ont voulu instaurer des hiérarchies et qui, très longtemps, ont considéré la nature morte comme moins importante, moins « noble » que la mythologie, les scènes historiques ou le portrait. Jusqu’au XVIIe siècle au moins.
Au-delà du fait que l’expression « nature morte » soit largement inappropriée pour rendre compte de la diversité et des enjeux de ce genre pictural, il paraît important de recentrer la question autour du terme de « choses » (c’est du moins ce qui ressort du catalogue). Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
« Nature morte » ne rend pas compte de la puissance des choses que les artistes représentent et rendent vivantes. « Chose » ouvre sur un imaginaire plus riche et plus fidèle à notre propos. L’expression ne renvoie pas seulement à l’art mais à la philosophie, à la littérature, à la poésie, à l’anthropologie. Nous savons l’importance des choses chez Husserl, Heidegger ou récemment chez Tristan Garcia. Elles renvoient forcément à Ponge et à son Parti pris mais aussi à Perec dont les Choses nous inspirent largement. Bruno Latour a bien montré à quel point les choses agissent sur nous autant que le contraire. Elles sont des agents majeurs de notre époque. Les forêts sont en train d’acquérir des droits. C’est une révolution. De cela, les artistes semblent avoir eu l’intuition depuis toujours en leur ayant accordé une attention et une place de choix.
Vous évoquez les clichés qui ont été paresseusement repris à propos de la nature morte. Quels sont selon vous les plus grands contresens faits à son sujet ?
Parmi les principaux clichés (ou paresses) : elle serait née avec l’Antiquité grecque comme bien d’autres phénomènes. Or, les choses sont représentées dès la Préhistoire, et elles n’attendent pas qu’on les nomme ou qu’on en témoigne par des textes. L’attention des artistes connus ou non aux choses est très, très ancienne. L’autre cliché, c’est qu’il y a une éclipse des choses entre le VIe siècle et le XVIe. Or, les choses sont encore représentées pendant ces mille ans même si, à quelques exceptions près qu’il faut montrer pour comprendre, elles sont rivées aux personnages religieux, comme pour mieux imposer ces derniers par leur force symbolique. Si l’on change de focale, si l’on ne reste pas en Occident, on trouve des représentations de choses traversées de sacré mais représentées en soi.
Films, vidéo, photographies étaient absents de l’exposition de 1952. Cela leur donne-t-il une place à part dans le parcours, et comment, dans ces conditions, avez-vous choisi les œuvres représentant ces médiums ?
En effet, et c’est d’autant plus curieux que Charles Sterling aimait et connaissait très bien le cinéma. Les musées n’étaient pas habitués à reconnaître l’importance de ces différentes techniques artistiques. Nous avions, nous, l’embarras du choix et pas d’œillères. Prenons la séquence consacrée à Arcimboldo : nous présentons deux de ses peintures du XVIe siècle, L’Hiver et L’Automne, où il brouille les frontières entre les espèces et les règnes en mélangeant les fleurs, les légumes, les fruits, les animaux et les humains. Mais nous les faisons dialoguer avec la photographie en noir et blanc de Witkin, Harvest, Philadelphia, de 1983. Lui et sa femme ont minutieusement recomposé une tête humaine avec des fruits et des légumes façon L’Hiver d’Arcimboldo, mais encore plus inquiétante que son modèle. Ils se sont servis d’un fragment anatomique en cire, trouvé dans une collection de curiosités médicales, pour donner une forme à ce visage mortuaire aux yeux clos. La fusion de l’humain et du végétal est représentée ici sur le mode du tragique. Un an avant, le cinéaste né à Prague, Jan Švankmajer, avait lui aussi dialogué avec Arcimboldo dans son court métrage en s’amusant à tout mélanger dans un combat cocasse entre les éléments où chacun, tour à tour, va perdre et se faire avaler par l’autre. Ces trois artistes dialoguent au-delà du temps et de la géographie à travers leurs œuvres de techniques différentes et, disons, complémentaires.
La sculpture s’est assez peu emparée des « objets », comparativement à la peinture (ce qui renforce d’autant plus l’effet produit par exemple par La Grive morte de Houdon). Est-ce que c’est significatif par rapport au projet fondamental de la nature morte ?
Votre observation est juste, et la représentation massive des choses sur une surface plane ou presque écrase le reste, et la sculpture en particulier. La discussion autour de la « nature morte » a lieu surtout dans cet univers de la peinture, puis du cinéma et de la vidéo sans que l’on puisse s’expliquer cette tendance majeure. Malgré tout, il y a un grand nombre de choses en relief, y compris dans l’exposition, au-delà de La Grive morte de Houdon qui dialogue avec la Nature morte avec trois oiseaux morts de Oudry. Il y a la sculpture monumentale de Toguo, sous la pyramide, la hache néolithique de Duprat, le flacon en forme de grenade chypriote, la cloche cérémonielle ancienne du royaume du Bénin, le chauffe-mains en forme de livre, les intarsia du XVIe siècle, le trompe-l’œil aux pièces de monnaie de Boilly, le crâne des frères Chapman, le reliquaire de Champion, la figure féminine romaine ancienne, les marionnettes de Schütte, la poupée de Burke, la jambe de Gober, le Porte-bouteilles de Duchamp, le Développement d’une bouteille dans l’espace de Boccioni, l’Oiseau de paradis de Raysse…
Le moment où Marcel Duchamp, en 1914, appose sa signature sur son porte-bouteilles fait partie de ceux qui ont bousculé l’histoire de la nature morte. Comment le décririez-vous ?
La valeur d’un objet dépend de l’offre et de la demande mais aussi de ce qu’on lui prête en termes d’unicité. Dans le cas de Marcel Duchamp, il joue avec la notion d’objet standard industrialisé qu’il extrait du champ économique traditionnel pour le faire entrer au Musée. Il le signe et l’impose comme objet symbolique majeur. L’opération ne s’est pas faite sans contestation de son geste mais, au bout du compte, il a réussi. Le marchand de Duchamp, quant à lui, est parvenu à lui faire accepter la reproduction en quelques exemplaires de cette œuvre manifeste. Il n’est pas anodin de penser que ce porte-bouteilles date de 1914. L’anartiste présente avec humour un readymade trouvé tel quel dans le monde industriel qui s’apprête à nourrir la machine de la plus grande guerre depuis les débuts de l’humanité. Il signe son porte-bouteilles comme une œuvre en le sauvant de son monde technique anonyme, mais il impose du même coup le symbole de l’industrie dans le champ de l’art.
L’exposition confronte largement des œuvres tirées d’époques très éloignées. Prenons l’exemple de la Nature morte vivante de Dalí, présentée aux côtés des natures mortes de Jacques Linard et de Lubin Baugin. Que permet cette confrontation ?
Je suis heureuse que vous remarquiez ce dialogue, en particulier, entre la Nature morte vivante de Dalí de 1956 et Les Cinq Sens et les Quatre Éléments de Linard de 1627. Ce que je voudrais montrer, c’est que la composition se pratique sur le mode durable de l’étagement de choses très diverses, et pas forcément compatibles entre elles, dès le XVIIe. Surtout, que la fantaisie surréaliste d’un Dalí n’est pas si différente de celle d’un Linard qui, bien que traitant très sérieusement du sujet des sens et des éléments, introduit des éléments étranges. Je pense en particulier à son oiseau de paradis qui s’envole sur la gauche du tableau… On retrouve des objets volants dans la peinture de Dalí qui, lui, nie la gravité au profit d’une poésie de la lévitation ; puis il y a ces objets exotiques, chez Linard, la coupe chinoise, chez Dalí, la bouteille d’anis de Mono.
Pouvez-vous évoquer une autre confrontation de ce type dont vous attendez beaucoup ?
J’attends beaucoup de ces dialogues, mais je ne voudrais pas lasser vos lecteurs et lectrices. Je prendrai un seul exemple qui montre, au contraire, ce qui sépare notre époque du XVIIe siècle. Dans l’œuvre peinte attribuée à Ribera, Nature morte à la tête de bouc, l’artiste, dans le genre du Caravage et des bodegones espagnoles, présente, dans un intérieur en clair-obscur, une tête de bouc ensanglantée, disposée sur une table entourée d’un panier d’œufs et d’un morceau de fromage sur une serviette blanche. Cette tête de profil, par l’œil encore ouvert, par la douceur générale, attire notre compassion. Au contraire, celle de Serrano, Cabeza de vaca, photographiée en 1984, également ensanglantée, posée de profil sur un bloc de marbre classique sur fond rougeoyant, nous atteint par son regard. Son œil n’attire plus la compassion, il nous accuse. La bête nous a désormais à l’œil. À l’heure des élevages intensifs, de la vache folle et des abattoirs industriels, l’artiste recycle le genre bien connu de la tête d’animal mort posée, mais il parle de son époque, du souci du monde qui a changé.
Diriez-vous qu’au fond, la nature morte est le genre dans lequel se posent avec le plus d’acuité certaines des questions fondamentales touchant la peinture (son statut, ses enjeux, ses possibilités et limites) ?
C’est en tout cas l’un des genres où se posent ces questions fondamentales. Un genre qui peut aller jusqu’à montrer la vanité de la peinture même. Je pense à l’œuvre de l’artiste flamand Sébastien Bonnecroy intitulée Vanité, Nature morte, qui date du deuxième quart du XVIIe siècle. Bonnecroy présente les ingrédients traditionnels du genre : le crâne humain, les pages dont le texte est plus ou moins lisible, le chandelier avec bougie presque entièrement consumée, la pipe avec tabac, la monnaie et le couteau. Mais il ajoute un élément essentiel qui est une palette de peintre coupée, sous une canne qui traverse la surface en diagonale et qui la met en valeur. L’artiste est un puritain, et il ne fait pas que profiter de ce que Victor Stoichita nomme « l’instauration du tableau ». Tout comme Gisbrechts, Le Motte, German Llorente ou Fort-Bras, il remet en question le tableau de chevalet au moment où celui-ci s’impose sur un marché de l’art bourgeois qui se développe considérablement, alors que la peinture devient un objet prestigieux de distinction sociale. Au fond, c’est la première critique de la peinture de chevalet, critique que l’on verra resurgir dans les années 1960, au moment où s’imposera la société de consommation et quand l’art sera pris comme tout le reste dans le tourbillon consumériste.
À retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 302
Les choses. Une histoire de la nature morte
82 p., 9,90 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com
« Les choses. Une histoire de la nature morte »
Jusqu’au 23 janvier 2023 au musée du Louvre
99 rue de Rivoli, 75001 Paris
Tél. 01 40 20 53 17
www.louvre.fr