
« Les Arpenteurs de rêve ». C’est le nom de la somptueuse exposition accueillie jusqu’au 1er novembre au Palais Lumière d’Évian. Cette sélection de 200 dessins provenant du musée d’Orsay suit le fil du rêve pour dévoiler de véritables trésors, en partie méconnus.
Saluons d’emblée le choix du musée d’Orsay de présenter un nouvel ensemble issu de son inestimable fonds d’arts graphiques, et la prouesse de la commissaire scientifique de l’exposition, Leïla Jarbouai, qui a effectué parmi ces 50 000 feuilles une sélection éblouissante. Il fallait pour cela une grande intelligence sensible ; c’est elle qui permet au visiteur de glisser peu à peu de l’observation fascinée des œuvres à la compréhension, ou au pressentiment, de la nature profonde du dessin.
Fermer les yeux
Une figure tutélaire ouvre le parcours ; c’est l’éblouissant Giotto de Gustave Moreau, qui vaut comme un emblème de la réflexion menée ici à travers les œuvres. Le maître du Trecento y apparaît en jeune homme assis dans la campagne de Toscane, traçant rêveusement au sol de son bâton une esquisse que l’on ne peut qu’imaginer. Aquarelle, graphite, gouache, peinture dorée : Moreau fait œuvre de virtuose pour faire sortir (d’où, au juste ?) cette image où le dessin et le songe s’apparient. On suit dès lors le fil du rêve. Un guide habilement choisi, qui fait se rejoindre l’artiste (rêveur, sans doute, arpenteur, à n’en pas douter) et le modeste regardeur de dessins (acceptant de bonne grâce la rêverie, quitte à devoir emprunter le chemin à rebours). Du rêve à la rêverie se déploie l’éventail d’une faculté qui permet à l’artiste de produire le dessin, au regardeur de l’apprécier : l’imagination. Admettons qu’elle commence au moment où l’on ferme les yeux. La première section réunit des artistes qui ont exploré ce motif, attirés par ce qui se passe derrière les yeux clos. L’artiste Françoise Pétrovitch voit dans les paupières baissées « une manière de rediriger le regard ». On observe en effet les figures endormies avec une singulière curiosité, presque plus librement. L’attention se porte sur la façon dont elles émergent de l’ombre, sous l’effet d’un fusain ou d’un crayon patient, celui de Charles Angrand par exemple, au grain vaporeux (Ma mère, 1899), celui d’Eugène Carrière, que l’on suit comme un œil s’habituant peu à peu à la pénombre (Femme en buste, de face, 1895-1900). Notons que Carrière, avec plusieurs feuilles (des paysages également), est l’une des redécouvertes de l’exposition ; à juste titre, le catalogue s’attarde sur ce dessinateur inlassable, pour qui la lumière était « messagère de vérité visible ». Pour nombre d’entre nous, d’autres artistes sont de véritables découvertes, tel Simeon Solomon, dessinateur anglais de la fin du XIXe siècle qui fréquentait les cercles préraphaélites. Deux feuilles illustrent sa virtuosité, manifestement venue d’un autre monde que le nôtre : dans La Nuit implorant le Rêve de descendre sur la Terre (1892), la sanguine effleure à peine le papier, tel un dessin sur le sable prêt à s’envoler au moindre souffle. Edward Burne-Jones, figure de proue des préraphaélites, disait : « [Solomon] était le meilleur de nous tous ». L’occasion était donc belle de présenter non loin la hiératique Tête de jeune femme endormie de BurneJones, l’un des trois dessins offerts par l’artiste à la France.

Rêves arpentés
Il nous faut passer sur des merveilles – la monumentale Jeune femme cousant de Virginie Demont-Breton (1875), Le Sommeil, dessin au noir précoce d’Odilon Redon (1860-70), etc. – pour aborder la section dédiée au paysage, peut-être la plus réussie. L’Explorateur perdu de Lévy Dhurmer (1896) ménage un passage entre le regard tourné vers l’intérieur et la question du paysage. C’est une image indécidable, saisissante, où le visage caractérisé d’un homme âgé, ses mains s’accrochant à des bambous comme à des barreaux, laissent entrevoir que le paysage – a fortiori la forêt, qui est lieu et symbole – n’est pas pour l’artiste, pas seulement du moins, l’expérience de l’extériorité abordée de front. L’imagination y déploie son lent travail. « Dans le dessin, écrit Leïla Jarbouai, est rendu visible le mouvement par lequel l’apparence est possible. » Cette magnifique définition du dessin paraît atteindre une grande vérité ici. Peut-être parce que faire apparaître – l’acte de dessiner en somme, au moins en son commencement –, c’est dégager sur la page blanche, par la magie du crayon qu’on déplace, simultanément l’espace et ce qui s’y montre, l’éloignement par lequel la chose est vue. Ce qui est un peu aussi une définition du paysage… Le choix des œuvres est particulièrement convaincant : par la variété des techniques, des cadrages, des styles, des sensibilités, il révèle en quels points s’exerce la liberté et peut se glisser le génie. Le contraste est fascinant, par exemple, entre la grandiloquence des reliefs montagneux de Gustave Doré (avec ce magistral mélange de plume, gouache et lavis), les ciels aux nuages fuyants troués de lumière dont Eugène Boudin, exceptionnel pastelliste, retient l’essentiel, ou un clair de lune tombant sur la mer en couches de lavis noir sous le pinceau de Manet. Il faut mentionner la belle sélection faite parmi vingt-quatre dessins de González conservés au musée d’Orsay, feuilles pleines de masses sombres traversées de visions. Au milieu de tout ceci, Degas nous cueille, lui qui pratiqua si rarement le paysage – on apprend cependant qu’il en fit le thème de sa première exposition personnelle en 1892 chez Durand-Ruel… Séjournant à Beuzeval en Normandie, il laissa des paysages côtiers une quarantaine de pastels économes et brumeux, au grain indéfinissable. Quant au stupéfiant monotype qu’il réalisa en Bourgogne en 1890, c’est le paysage réduit à presque rien.

Visible, invisible, imaginaire
De quelle imagination sont nées les créatures de la troisième section ? Est-ce la même ? Oui, et non. Bien sûr, la fin du siècle est au symbolisme, et son iconographie paraît entièrement neuve, nourrie des découvertes et progrès du siècle, de leur rejet aussi, et de l’accès rendu possible aux lointaines cultures. Mais si elles portent en elles des mondes et laissent le réel parfois loin derrière, ces chimères parlent aussi des artistes qui les ont vues en rêve. C’est que, dans les plus réussies du moins, l’imagination qui travaille semble s’être conservée, et même en grande partie. Le dessin que l’on regarde n’est pas seulement le résultat de l’acte de dessiner, il peut en être le précipité, la marque encore vive. Odilon Redon règne ici en maître, juste hommage à la donation Arï et Suzanne Redon reçue par le musée en 1982. Ce « prince du rêve », ainsi qu’on le nomma, a lutté inlassablement pour donner forme à ses visions, convaincu qu’il ne pouvait emprunter d’autre chemin. Aussi, dans les dessins présentés – un masque osseux aux yeux démesurés, un petit Caliban pensif sur sa branche, des animalcules extraits du tréfonds du vivant –, il est tout entier. Redon semble avoir lié pour toujours le dessin au rêve parce qu’il affronte le monde invisible et qu’il en tire des bribes. Autre démiurge, parmi les plus puissants, on trouve sans surprise Gustave Moreau non loin de Redon. Associant comme aucun autre la gouache et l’aquarelle, il donne au dessin un caractère achevé, précieux, très rare. Projet pour un plafond, sa Chute de Phaéton (1878) est un pur chef-d’œuvre d’imagination, qui contient comme un ressort l’acte créateur, son mouvement même ; de l’attelage en pleine chute semblent jaillir les chevaux au galop et le fils du Soleil, qui projette ses rayons croisant en sens inverse l’ascension du serpent Python. Carlos Schwabe lui aussi possède une étourdissante maîtrise des techniques graphiques et repousse les limites de la perfection. La Mort et le Fossoyeur (1895-1900) est un dessin dont il est difficile de s’extraire : par le génie du cadrage, par les contrastes et le rythme des lignes, on est saisi comme le fossoyeur par la Mort belle comme un ange aux immenses ailes tranchantes, accroupie et pourtant dressée au bord de la tombe.

Dessin, texte, musique
Les deux dernières sections examinent les liens tissés entre dessin et textes littéraires pour l’une, dessin et musique pour l’autre. Bien des feuilles de Redon ont pour origine des textes (Flaubert, Poe, pour ne citer qu’eux) ; évocateurs par excellence, ils tendent à s’approcher d’un effet musical du fait même, disait le peintre, qu’ils « ne déterminent rien ». Siècle de l’illustration, le XIXe a confronté comme jamais l’image au texte, le symbolisme y ajoutant son goût pour la correspondance entre les arts. Au-delà de l’exercice, on sent que bien des artistes du temps rêvent de s’exprimer par d’autres moyens, plus directement spirituels. Les mots, la musique deviennent des horizons. Luc Olivier Merson fut, entre autres choses, un merveilleux illustrateur. Les œuvres présentées en témoignent, sous deux aspects très différents : la fantaisie drôle et fougueuse des scènes de sorcellerie de Macbeth ; les monumentales allégories inspirées des Trophées de Heredia. Schwabe, là encore, est extraordinaire : pour Le Rêve de Zola, qui paraît en édition complète illustrée en 1892, ses illustrations, composées dans un esprit japonisant, combinent on ne sait trop comment naturalisme et synthèse décorative. À quelques pas, une autre découverte : les dessins de Marie-Louise Amiet autour de La Légende de saint Julien l’Hospitalier de Flaubert, nourris des fantaisies macabres médiévales. En particulier, sa scène de la barque glissant sur le fleuve est d’une poésie inouïe. Faute de place, nous ne ferons qu’évoquer ici le dialogue avec la musique. Cet art libéré de tout poids ne saurait se transposer en deux dimensions, mais en rêverie peut-être. Certains prennent le biais de la danse, d’autres celui de la salle de concert. Maurice Denis, lui, compose un admirable petit décor d’abat-jour sur le thème du Roi des Aulnes de Goethe, mis en musique par Schubert en 1813, quand le pastel d’Odilon Redon fait retentir la couleur au milieu des ombres.

Armelle Fayol
« Les arpenteurs de rêves. Dessins du musée d’Orsay »
Jusqu’au 1er novembre 2022 au Palais Lumière d’Évian
Quai Charles Albert Besson, 74500 Évian-les-Bains
Tél. 04 50 83 15 90
www.palaislumiere.fr
L’exposition sera accueillie dans un second temps au musée des Beaux-Arts de Quimper, du 15 décembre 2022 au 13 mars 2023.