
Célèbre et méconnu, tel est finalement Edvard Munch, écrasé par la renommée d’un seul tableau : Le Cri. Ce constat fait, l’exposition du musée d’Orsay s’attache à montrer, comme l’artiste n’eut de cesse de le faire lui-même, la profonde unité qui relie ses œuvres entre elles, unité au sein de laquelle Le Cri n’est qu’une image parmi d’autres. Cette admirable cohérence dans laquelle s’ancrent non seulement son puissant symbolisme mais sa méthode de travail elle‑même, avec ses répétitions, ses transpositions, ses motifs inlassablement et cycliquement explorés, est mise en scène dans un parcours de plus de 150 œuvres couvrant l’ensemble de sa carrière. Entretien avec Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie et commissaire de l’exposition.
Propos recueillis par Armelle Fayol.
L’exposition que le musée d’Orsay dédie à Edvard Munch possède une dimension rétrospective, mais n’adopte pas un parcours chronologique. Pour quelle raison ?
Il ne s’agit pas à proprement parler d’une rétrospective. L’ambition y est cependant, car nous envisageons toute la carrière de Munch, qui représente soixante ans de création. Le propos s’arrime dans le XIXe siècle qui est celui de la chronologie du musée d’Orsay, et consiste à mettre en évidence la remarquable cohérence de l’œuvre de Munch, qualité étonnante pour une carrière si longue et surtout pour un artiste dont on a fait tour à tour une figure majeure du symbolisme et le père de l’expressionnisme. On a en effet eu tendance à séparer sa carrière en deux moments, souvent au détriment de la seconde période, comme l’avait très bien montré en 2011 l’exposition du Centre Pompidou. Ici, nous n’avons pas retenu un point de vue chronologique, car, bien que Munch ait évolué dans sa façon de peindre et de se représenter ce qu’est la peinture, dans ses relations avec l’art de son temps aussi, la cohérence interne de son œuvre et sa fidélité aux objectifs qu’il s’est fixés très tôt et qu’il a gardés jusqu’au bout sont frappantes. Pour le montrer, nous avons construit l’exposition autour des grands thèmes, et non pas des grands moments, de son œuvre.
Comment formuleriez-vous cet objectif fondamental, fixé tôt par l’artiste et qu’il a conservé au fil du temps ?
Disons plus exactement que la raison pour laquelle il peignait, gravait, dessinait n’a jamais changé. Très tôt, ses notes, lettres, journaux intimes tenus au quotidien, tout comme les petits poèmes en prose écrits parallèlement à ses œuvres, témoignent du fait qu’un grand dessein donne une unité à son art, et ce de façon quasiment obsessionnelle. Il y a clairement une obsession qui le guide ; il la résume très bien lorsqu’il écrit : « J’ai essayé de m’expliquer la vie et son sens mais j’ai aussi essayé d’aider d’autres personnes à clarifier leur(s) vie(s). »

Sans scinder l’œuvre entre symbolisme et expressionnisme, vous la placez plutôt sous l’influence du premier. En quel sens ?
L’idée est en effet d’ancrer l’œuvre de Munch dans l’intérêt qu’il a pour le symbole et pour le symbolisme au sens propre, mais en le dégageant de la question de la mouvance symboliste. Au-delà de la période qu’on assigne traditionnellement au symbolisme, autrement dit la fin des années 1880 et les années 1890, au cours desquelles Munch élabore les bases de thèmes qu’il va reprendre toute sa vie ou qu’il va approfondir, je dirais que son oeuvre tout entier est innervé par la question du symbole, d’un rapport au monde qui s’appuie sur de grands symboles. Cependant son vocabulaire ne se réduit pas à celui qui nourrit l’art de la fin du XIXe siècle. Munch a un vocabulaire et un monde qui lui sont propres et qui dépassent largement les « -ismes » de la fin du siècle. La principale notion sur laquelle repose son symbolisme est celle de cycle : il pense l’unité du monde, l’inscription de l’homme dans la nature en s’appuyant sur cette idée. L’homme naît de la terre puis il y revient, et de la terre, des racines de l’arbre, renaît la vie. L’idée d’un cycle infini de renaissance permanente nourrit son œuvre. D’une façon générale, l’exposition s’articule autour de cette idée.
Munch travaille également par cycles. Pour vous, il y aurait une sorte de correspondance entre cette méthode de travail et sa vision personnelle du monde, dans laquelle l’œuvre s’inscrit ?
Exactement. Et ces deux aspects ne doivent pas être séparés parce que Munch travaille et retravaille sans cesse les mêmes motifs. L’exposition le montre à travers le thème des Jeunes filles sur le pont qui est l’un des exemples les plus fameux de ce phénomène. Nous le montrons aussi avec le motif du baiser qui passe de la peinture à la gravure puis au dessin, avant d’être encore repris en peinture. Cette méthode cyclique de reprise, évolution, recomposition est fondamentale. Il y a même certains motifs de ses tableaux des années 1890 que Munch réinscrit dans des peintures décoratives des années 1910 et qu’il combine à d’autres. Or cette démarche est totalement indissociable des fondements même de sa pensée, notamment de l’idée d’une symbiose de l’homme avec la nature. Le principe du métabolisme, qui de la transformation du même produit autre chose, selon une sorte de renaissance permanente, offre une image forte de cette symbiose.

Comment, dans ces conditions, se déroule un cycle de travail ?
Prenons l’exemple du Cri, dont on verra à l’exposition une version gravée. S’il est traditionnellement considéré comme une œuvre à part, il s’inscrit en réalité dans un ensemble d’œuvres trouvant racine dans la solitude de l’homme et son angoisse devant la nature : il s’agit d’un cri devant l’étendue trop profonde de la nature qui s’offre à lui, à l’image de ce vaste ciel. Le motif s’ébauche dès les œuvres Mélancolie, L’Angoisse puis Désespoir, avant de parvenir au Cri et à ses nombreuses déclinaisons. À ce cycle s’en ajoute un autre. Le Cri fait en effet partie de la Frise de la vie, un ensemble auquel Munch commence à travailler dès les années 1890 et qu’il reprend sans cesse, jusque dans les années 1920-1930. Il s’agit d’une sorte de narration déployée en plusieurs volets, qui va de la naissance de l’amour à la mort. Dans ce récit, Le Cri représente le moment de l’angoisse, juste après la séparation d’avec l’être aimé : il se situe au milieu du cycle, avant la représentation de la mort qui vient le clore. En définitive, elle ne le clôt d’ailleurs pas vraiment, si l’on en croit une œuvre centrale, Métabolisme. La Vie et la Mort, dont Munch a peint plusieurs versions et qui articule vie et mort à travers l’image de l’homme et de la femme autour d’un arbre de vie.

Ce travail par cycles est-il compatible avec un mouvement de progression générale au sein de l’œuvre ? Comment se superposent ces deux mouvements ?
En fait, les cycles selon lesquels Munch travaille ne consistent pas à revenir toujours au même : il y a parallèlement une sorte d’évolution, d’approfondissement des motifs, mais aussi, simultanément, de sa façon de peindre. Je crois qu’on pourrait au fond parler d’une sorte de transposition et de translation progressive d’une œuvre à l’autre. Il faut se rappeler qu’avant de vendre ses œuvres ou de s’en séparer, Munch les repeignait pour garder de chacune une version avec lui. S’agit-il d’une copie ? S’agit-il de la même œuvre ? En réalité, souvent, c’est une façon d’aller vers autre chose.
Est-ce qu’on peut imaginer que le caractère inachevé de ses œuvres, qui a frappé le public contemporain, traduit le fait qu’aucune oeuvre, pour lui, ne soit par essence jamais achevée ?
Il faut voir dans l’inachèvement de ses œuvres, à mon sens, une façon de dire : ce n’est pas l’œuvre isolée que vous regardez, c’est la totalité de ma peinture, c’est l’ensemble qu’elle forme. Lorsqu’il montre L’Enfant malade, tableau inachevé avec lequel il entend bousculer le public, il le montre comme une œuvre à part entière et en même temps il appelle à regarder ce qu’il y a autour. Par ailleurs, dans une phrase désormais fameuse, Munch écrit qu’il ne peint pas ce qu’il voit mais « ce [qu’il] a vu ». Je crois que l’aspect non fini de certaines œuvres a un lien étroit avec la trace laissée par le souvenir, ce type d’impression qui se dilue peu à peu. Dans le même ordre d’idée, il cherche parfois à traduire quelque chose qui est de l’ordre du rêve, voire du rêve et du souvenir à la fois. Dans l’un de ses tableaux par exemple, il convoque sa mère morte et dispose autour d’elle tout le monde sans souci de chronologie, des spectres et des visages fantomatiques apparaissant entre les lignes.
Comme s’il avait voulu peindre la façon dont le souvenir fonctionne ?
Tout à fait. Munch lisait beaucoup les philosophes, et parmi eux Bergson. Il a profondément réfléchi à notre rapport aux strates du temps qui passe, comme d’ailleurs bien des dramaturges contemporains norvégiens ou scandinaves, tel Ibsen. S’il a mis en scène Les Revenants d’Ibsen, c’est aussi parce qu’il se confrontait en peinture à l’idée de convoquer sur le même plan de l’image passé et présent, souvenir et réalité.
Comment comprendre la façon dont Munch se déplace d’une technique à l’autre ? Le travail cyclique offre-t-il aussi un éclairage sur ce point ?
Partons du Baiser. Ce motif central, qu’il commence à décliner à la fin des années 1880 en peinture, évolue, comme on le verra dans l’exposition, à travers un cycle de gravures ; nous avons choisi d’en présenter justement tous les états gravés. Certes, comme plusieurs artistes de son époque, Munch recourt à la gravure pour diffuser plus largement ses œuvres, en réalisant notamment des portfolios. Mais en outre il fait appel à toutes les techniques de la gravure : dans ce cas précis, il travaille à la fois à la pointe sèche et à l’eau-forte, en lithographie et en gravure sur bois, faisant à chaque fois évoluer la représentation de ce couple fusionnel et, par le cadrage, le rapport de ce motif avec son environnement. En lithographie, il va jusqu’à l’épure totale, réalisant une série assez incroyable où l’on distingue à peine un corps de l’autre tandis que le fond disparaît. L’effet produit est très contemporain : on a du mal à se dire que ça a été fait au tout début du XXe siècle. Dans d’autres travaux, les matrices en bois lui permettent d’utiliser le fond d’une précédente gravure. Il reprend par exemple le fond tramé d’un paysage qu’il fait jouer avec les nervures du bois récupérées d’un autre motif : cela donnera la version tardive du Baiser intitulée Baiser dans les champs.

J’aimerais revenir un instant sur Le Cri, qui est considéré depuis longtemps maintenant comme une icône expressionniste. Est-ce selon vous un contresens ?
Je tenais surtout beaucoup, dans l’exposition, à réintégrer Le Cri au sein de la Frise de la vie. Non pas parce que la lecture expressionniste serait un contresens, mais parce qu’elle conduit à simplifier à l’excès le regard porté sur cette œuvre. Munch lui-même ne l’a jamais mise en avant, ne l’a jamais montrée seule. Globalement, il ne présentait isolément aucune œuvre. Il souhaitait le plus possible les présenter dans des expositions personnelles, précisément pour souligner le lien tissé entre elles ; il tenait même parfois à en réunir plusieurs dans une sorte de cadre unique.

Pas plus qu’il n’a cessé de peindre, Munch n’a cessé d’écrire. Pouvez-vous revenir brièvement sur les liens tissés entre son œuvre et ses écrits ?
L’un des problèmes pour un commissaire d’exposition français est l’accès au texte norvégien. Nos collègues d’Oslo ont fait un gros travail d’édition en ligne de tous les écrits de Munch ayant été traduits en anglais, mais une très grande part n’a jamais été transcrite en français. Nous allons toutefois faire entendre quelques textes originaux de Munch dans l’exposition. Parallèlement, dans le catalogue, une collègue norvégienne expose les premiers résultats de ses recherches sur les écrits de Munch. La correspondance du peintre est très vaste, de même que ses journaux intimes. Jusqu’à présent, ses écrits étaient très peu documentés, et la logique qu’il a lui-même suivie pour les classer demeure obscure. On sait cependant que Munch a beaucoup écrit pour accompagner ses œuvres, soit sous forme de textes explicatifs soit sous forme de poèmes. Le plus fameux est celui où il décrit son expérience sur le pont, devant le ciel infini, qui a donné naissance au Cri. Ce qui est intéressant, c’est que tout comme en peinture, il réécrivait ses textes. On conserve par exemple plusieurs écrits dans lesquels il s’efforce faire comprendre au lecteur la Frise de la vie comme un ensemble.

L’exposition a été conçue en collaboration avec le musée Munch d’Oslo qui conserve plus de 20 000 œuvres de l’artiste. Votre propos s’est-il nourri des recherches menées par ce musée au cours des dernières années ?
Pour des questions de langue notamment, nous sommes très tributaires de l’immense travail qu’ils ont mené. Nos propres recherches se sont nourries de la présentation des œuvres dans le nouveau musée Munch qui a ouvert ses portes fin 2021, accrochage qui met notamment en lumière l’importance et la logique des travaux préparatoires. Le musée conserve dans ses réserves une multitude d’œuvres dont on ne sait pas si elles sont achevées ou non ; cela constitue une sorte de fonds d’atelier, sur lequel nous nous sommes appuyés. On sait beaucoup de choses de Munch, mais il y en a encore tant à apprendre !

À retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 301
Edvard Munch « un poème de vie, d’amour et de mort »
82 p., 9,90 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com
« Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort »
Jusqu’au 22 janvier 2023 au musée d’Orsay
1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris
Tél. 01 40 49 48 14
www.musee-orsay.fr