Anticlassique et singulièrement tragique, le Milon de Crotone est considéré de longue date comme le chef-d’œuvre de Pierre Puget. Alors que le catalogue raisonné en quatre volumes de l’artiste vient de paraître aux Éditions Faton, Geneviève Bresc-Bautier, éditrice de l’ouvrage, nous livre les clés de lecture de cette sculpture insigne.
En 1670, Puget reçoit l’autorisation de sculpter trois blocs de marbre inemployés, laissés sur le port de Toulon. L’un va servir au Milon de Crotone dont la conception remonte à cette date. Le sculpteur envoie à Colbert un dessin pour présenter sa composition. Un lavis conservé au musée des Beaux-Arts de Rennes en est probablement une première idée où se devine sa fièvre créatrice. En 1674, le groupe est bien avancé, et, quand Puget quitte Toulon en 1679, il reste seulement un pied et une main à achever. Le groupe incomplet est transféré à Marseille en 1681, achevé un an plus tard et fièrement signé par Puget en tant que Marseillais. Envoyée à Versailles, l’œuvre est placée à l’entrée de l’allée Royale. L’accueil est enthousiaste. Le sculpteur Jean Dedieu, qui était présent, rapporte : « Lorsque ladite figure fut portée dans le jardin de Versailles, et que l’on eut ouvert la caisse pour la faire voir à la reine Marie-Thérèse, elle en fut si touchée qu’elle s’écria : « Ha le pauvre homme ! » Voilà tout ce qu’un grand sculpteur doit rechercher. On voit bien cette expression dans la figure du Laocoon, mais l’illustre Puget, par son grand art, a donné la vie à la matière, en sorte que l’on voit que toutes les parties travaillent et souffrent. »
Un Laocoon moderne
Selon l’édition de Philostrate commentée par Blaise de Vigenère, un livre que Puget possédait, l’athlète Milon, plusieurs fois vainqueur aux Jeux olympiques, a voulu écarter de ses mains nues un tronc laissé fendu ; les coins enfoncés dans le bois par les bûcherons cédant sous la pression, il reste coincé dans la souche qui se referme, ainsi livré aux bêtes sauvages qui le dévorent – remplacées ici par un lion, plus noble. Cet épisode est une illustration de l’hybris, de l’orgueil : celui qui a voulu tester ses forces déclinantes est vaincu par le destin. On peut y voir aussi l’impuissance de la volonté humaine, vaincue par la nature. Composition monumentale, le groupe s’appréhende surtout de face ou par les deux visions de trois quarts, bien que toute la surface soit minutieusement traitée. Négligeant la pesanteur du marbre, Puget a percé fièrement le bloc par deux grands trous entre le tronc et la figure que sépare la jambe tendue. Trois diagonales définissent le corps tordu par la douleur ; de dimensions décroissantes, contradictoires, elles s’emboîtent depuis le pied aux orteils crispés jusqu’à la tête rejetée en arrière. La tension de ce corps arc-bouté, tendu par l’effort, exprime la douleur. Elle culmine dans la tête, hurlant sous la morsure d’un lion qui enfonce ses griffes sur le dos et la cuisse du héros vaincu. Puget, fasciné par le corps masculin, qu’il avait déjà montré épuisé dans l’Hercule gaulois, abandonné dans le Saint Sébastien, le dépeint ici héroïque et dramatique, tel un « Laocoon moderne », comme le dit Dedieu.
Geneviève Bresc-Bautier
Article à retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 314
Pierre Puget, génie du Grand Siècle
82 p., 11 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com
Pierre Puget (1620-1694)
Catalogue raisonné
Klaus Herding
Édité par Geneviève Bresc-Bautier
4 volumes sous coffret
1700 p., 320 €.
À commander sur : www.faton-beaux-livres.com