Aujourd’hui considéré comme l’incarnation allemande du génie romantique, Caspar David Friedrich a fasciné des générations de spectateurs et fascine encore par le caractère littéralement visionnaire de sa peinture. Alors que l’on célèbre outre-Rhin les 250 ans de sa naissance, de Hambourg à Berlin, de Greifswald où il est né à Dresde où il a vécu, Johannes Grave, qui assure le co-commissariat de la grande rétrospective de Hambourg, évoque les expositions qui jalonnent ce jubilé. Il revient à cette occasion sur la singularité hors norme de Friedrich et sur les ambitions profondes d’une peinture qui nous « apprend à voir ». Entretien avec prof. dr Johannes Grave, Friedrich-Schiller-Universität Jena.
Propos recueillis et traduits par Armelle Fayol.
Que représente pour les Allemands la célébration en 2024 du jubilé Friedrich ?
Caspar David Friedrich est solidement ancré dans la mémoire collective, au moins depuis les expositions organisées à Hambourg et Dresde en 1974, pour les 200 ans de sa naissance. Avant cela, même à la fin du XIXe siècle, il n’est jamais tombé totalement dans l’oubli, mais sa reconnaissance a connu des aléas. L’intérêt porté à son œuvre s’est nettement accru au début du XXe siècle, notamment avec l’Exposition centennale de Berlin en 1906. Le national-socialisme, en faisant de lui le prototype du peintre allemand, a logiquement conduit à faire reculer, après la guerre, l’attention portée à son œuvre, qui s’est réveillée à partir des années 1970. La fascination actuelle pour Friedrich doit bien sûr beaucoup aux expositions et aux livres préparés pour le 250e anniversaire de sa naissance.
Le XXIe siècle s’approprie-t-il Friedrich différemment ?
Ce jubilé va nous donner l’occasion de le voir. L’exposition de Hambourg, dont j’assure le co-commissariat, propose une lecture : à l’ère de l’anthropocène et de la crise climatique dont l’homme est en partie responsable, les images de Friedrich donnent l’occasion de réfléchir à nouveaux frais à la relation entre l’homme et la nature. Ce n’est pas pour autant qu’il faut faire de lui un pionnier de l’écologie et chercher dans son œuvre une incitation à réfléchir aux questions que nous nous posons aujourd’hui.
Est-ce que vous diriez que Caspar David Friedrich est, plus qu’un autre, le fruit d’une époque, dont il viendrait cristalliser, résumer, les changements, les interrogations ?
Cette question touche à une controverse majeure qui divise, aujourd’hui encore, les historiens de l’art. Doit-on tenir Friedrich, avec ses peintures parfois radicales, pour un pionnier de la modernité picturale, ou plutôt aborder son œuvre à la lumière des usages et pratiques de la peinture ancienne ? Selon moi, Friedrich renoue avec les missions de la peinture qui ont été établies par la tradition, en particulier lorsqu’il traite de sujets religieux. Mais parallèlement on perçoit dans ses écrits qu’il a une claire conscience de ce qui sépare fondamentalement son temps du passé, par exemple de la Renaissance. C’est peut-être justement pour cette raison que de sa peinture émergent des conceptions nouvelles, et même pour certaines hors du commun : il demeure fidèle aux missions traditionnelles de la peinture dans des conditions qui ont totalement changé. Ce rapport complexe au présent rattache Friedrich aux penseurs et aux auteurs romantiques, qui élaborent la première réflexion critique sur la modernité.
Pour ce jubilé, de grandes expositions se succèdent en Allemagne. Quelle logique a été suivie pour répartir les thèmes entre les différents lieux ?
Les commissaires des trois grandes expositions réparties entre Hambourg, Dresde et Berlin ont très tôt discuté des projets dans le but d’offrir au public trois perspectives différentes. L’exposition de Hambourg établit un riche dialogue entre Friedrich et notre époque : à travers la question très actuelle qui consiste à repenser les liens entre l’homme et la nature, mais aussi à travers des œuvres d’art contemporaines en lien avec Friedrich. L’Alte Nationalgalerie de Berlin s’attache entre autres à l’Exposition centennale de 1906, et l’exposition de Dresde viendra interroger la façon dont les collections dresdoises et la région de la Saxe se retrouvent dans les tableaux du peintre. À cela s’ajoutent des projets plus modestes à Greifswald et Weimar. Ainsi, cette année offre l’opportunité unique de découvrir l’œuvre de Friedrich sous des angles extrêmement variés.
Le public verra de nombreux dessins de la main de Friedrich dans la plupart des expositions. C’est, en France du moins, un aspect de son œuvre que l’on connaît peu. Comment définiriez-vous en quelques mots Friedrich dessinateur ?
Les talents de dessinateur de Friedrich sont hors du commun et se révèlent autant dans ses études sur le motif en pleine nature que dans ses lavis à la sépia, très aboutis, que l’on peut considérer comme des œuvres à part entière, tout à fait comparables à ses huiles. D’un strict point de vue technique, ce sont des chefs-d’œuvre graphiques. On est frappé par la précision et la minutie avec lesquelles l’artiste s’efforce de saisir chaque rocher, chaque plante, chaque arbuste, chaque coin de nature. Il n’hésite pas à noter des détails qui peuvent paraître secondaires voire gênants. Et ce qui est particulièrement intéressant, c’est que cette fidélité à la nature – cette objectivité, pourrait-on dire – est contrebalancée par une conscience marquée des conditions subjectives dans lesquelles le dessin est produit : Friedrich annote quasi systématiquement ses études en indiquant la date et le lieu ; il consigne aussi par des notations succinctes les variations de lumière et les ombres projetées, les lignes d’horizon et les points oculaires, de sorte que l’on peut en déduire la position de l’observateur. Au sens strict du terme, il ne transcrit pas la simple nature, mais la nature perçue. De retour dans l’atelier, il reprend avec une rare fidélité les études dans ses tableaux, mais il transpose dans un contexte nouveau les motifs isolés, de sorte qu’un rocher du Harz pourra se retrouver au premier plan du Watzmann, dans les Alpes.
Fin 2023 est passé en vente le Karlsruher Skizzenbuch, l’un des six carnets de croquis de l’artiste conservés aujourd’hui. Que nous apprend ce document ?
En s’appuyant sur les dessins conservés de Friedrich, on peut reconstituer d’autres carnets de croquis, aujourd’hui démantelés, mais seuls six livres ont été conservés en grande partie sous forme reliée. Ce sont de précieux témoins de la façon dont Friedrich étudiait la nature. Quatre d’entre eux sont conservés à Oslo, un autre à Dresde. En l’état actuel des connaissances, le Karlsruher Skizzenbuch devrait donc être le dernier carnet de ce type non conservé dans un musée. Il a surtout servi en 1804, période très importante dans l’évolution artistique de Friedrich. Nombre de motifs isolés ou de paysages étudiés ici se retrouvent dans les peintures postérieures. Lors de la vente à Berlin en décembre dernier, deux enchérisseurs se sont apparemment disputé le carnet. On étudie actuellement la possibilité ou non d’inscrire l’objet sur la liste des biens nationaux, ce qui rendrait impossible son départ pour l’étranger.
Sur le plan scientifique, dans quelle direction s’orientent vos travaux relatifs à Friedrich après ce jubilé ?
Je prépare avec Petra Kuhlmann-Hodick et Johannes Rößler une nouvelle édition scientifique des écrits et de la correspondance de Friedrich, accompagnée d’un appareil critique complet. Ce projet me tient à cœur car les écrits de l’artiste ont été jusqu’à présent sous-évalués. On considère souvent Friedrich comme un homme à peine éduqué et plutôt naïf. Mais si l’on fait abstraction des fautes d’orthographe et si on lit attentivement ses écrits, on a une tout autre impression : ses mots eux aussi révèlent une pensée exigeante, et il n’était manifestement pas un piètre lecteur. J’espère que notre édition contribuera à mettre davantage en lumière cet aspect de la personnalité de Friedrich. Ce serait une raison de plus pour le voir comme un peintre qui pense et réfléchit.
Vous souvenez-vous de la première fois que vous avez vu un tableau de Friedrich ?
Si ma mémoire est bonne, c’est La Mer de glace à la Hamburger Kunsthalle. Je viens d’une famille qui s’intéresse peu à l’histoire de l’art, et j’ai fréquenté assez tard les musées. Mon professeur de latin avait profité d’une sortie à Hambourg pour nous emmener à la Kunsthalle. Je trouvais l’atmosphère des salles du musée et les tableaux de Friedrich à la fois étranges et fascinants. J’étais loin de me douter, évidemment, que je m’intéresserais plus tard à Friedrich et à La Mer de glace.
Y a-t-il, dans la peinture de Caspar David Friedrich, quelque chose qui vous surprend et vous surprendra toujours ?
De prime abord Friedrich semble faire partie de ces peintres au style très reconnaissable, qui ont créé un type de tableaux à part. De là peut naître l’impression que son œuvre se compose de variations à partir d’un type. Or plus on s’y intéresse, plus sa peinture paraît diverse. Même après avoir travaillé sur lui de nombreuses années et bien que je pense connaître à peu près tout son œuvre, je vois sans cesse sous un nouveau jour des tableaux prétendument connus et j’en découvre toujours à leur sujet. Dans le dialogue Die Gemälde [Les peintures] (1799), August Wilhelm et Caroline Schlegel disent, à propos de l’artiste en général, qu’il « nous apprend à voir ». Cela reste vrai pour Friedrich malgré le temps qui passe ; et ce, de manière toujours renouvelée.
Entretien à retrouver dans :
Dossiers de l’Art n° 317
Caspar David Friedrich, génie du romantisme
82 p., 11 €.
À commander sur : www.dossiers-art.com