Redécouvrir le Moyen Âge au musée de Cluny (1/2). Entretien avec la directrice Séverine Lepape

Cour de l’hôtel de Cluny. Photo service de presse. © Alexis Paoli, OPPIC
Totalement fermé depuis le 29 septembre 2020, le musée de Cluny rouvre enfin ses portes au public. Ces deux années de travaux auront été l’occasion de repenser entièrement le parcours de visite afin de rendre le Moyen Âge plus accessible aux visiteurs. Le cheminement à travers les salles a été transformé, la muséographie renouvelée, les œuvres restaurées et le propos clarifié, autant de facteurs qui font de la nouvelle présentation une véritable réussite.
Propos recueillis par Camille Jolin
Pouvez-vous nous parler de la genèse du projet et des raisons qui ont motivé sa mise en œuvre ?
L’objectif premier de ces travaux était la mise en accessibilité du musée, à la fois physique et intellectuelle. Cela s’est d’abord traduit par une nouvelle entrée, plus vaste, conçue par l’architecte Bernard Desmoulin et inaugurée en juillet 2018. Cela impliquait nécessairement des travaux plus larges et le remaniement du parcours de visite.
« L’objectif est de fournir [au public] des clés qui puissent l’aider à mieux comprendre cette période très longue qu’est le Moyen Âge, mais aussi le bâtiment lui-même. »
Au-delà des questions d’accessibilité matérielle, pourquoi avez-vous souhaité transformer le parcours du musée ?
Ce parcours avait été élaboré au sortir de la Seconde Guerre mondiale par Pierre Verlet, conservateur en chef au département des Objets d’art du Louvre, et Francis Salet, conservateur du musée de Cluny, alors que l’établissement était encore sous la tutelle du Louvre. À l’époque, ils avaient déjà en tête de séparer Moyen Âge et Renaissance et ils conçurent un parcours axé sur les techniques. On avance souvent qu’ils se sont inspirés du Livre des métiers d’Étienne Boileau, écrit au XIIIe siècle, mais ce n’est sans doute pas la seule raison. Cela permettait d’abord de différencier Cluny et le Louvre. Par ailleurs, Cluny était alors vu comme le musée de l’artisanat et des artisans. François Arago, dans le rapport chargé de l’examen du projet de loi qu’il rédige en vue de l’acquisition de la collection Du Sommerard et de l’hôtel de Cluny par l’État le 26 mai 1843, le disait déjà clairement : ce musée devait servir de lieu d’inspiration pour les artisans. Cette vision d’un Moyen Âge cloisonné par techniques avait donc perduré jusqu’à nos jours, mais ne donnait plus entièrement satisfaction. Il a toutefois fallu attendre une volonté politique forte et les fonds afférents pour mener un chantier de grande ampleur.

La chapelle de l’hôtel de Cluny. Photo service de presse. © Alexis Paoli, OPPIC
Selon quelle logique avez-vous élaboré ce nouveau parcours ?
Dès les années 1990, une réflexion avait été menée afin de créer quelques salles thématiques ou de refaire la muséographie de certaines (vie quotidienne, textile, etc.) visant à contextualiser davantage les œuvres. Nous avons poursuivi cette réflexion et abouti à un parcours chronologique, ponctué de respirations thématiques, dont la muséographie a été confiée au studio Gardère. Cela nous a permis de confronter des médias jusque-là nettement séparés et de réunir des ensembles autrefois dispersés à travers les salles du musée, à l’image des œuvres provenant de la Sainte-Chapelle. Nous avons également porté une attention particulière à la signalétique afin d’accompagner le public dans sa visite. L’objectif est de lui fournir des clés qui puissent l’aider à mieux comprendre cette période très longue qu’est le Moyen Âge, mais aussi le bâtiment lui-même.
Un pont entre l’Antiquité et le XXIe siècle : les très riches heures du musée national du Moyen Âge
Le musée de Cluny offre aux visiteurs une architecture complexe, fruit d’une histoire pluriséculaire. Ses vestiges les plus anciens sont ceux des thermes romains bâtis à la fin du Ier siècle.
De ces bains publics de près de 6 000 m² ne subsiste que le frigidarium, une salle monumentale de 14 mètres de hauteur. Les récentes restaurations dont il a bénéficié ont permis de retrouver des traces de la polychromie ancienne, ainsi que des fragments de mosaïques et des consoles sculptées.
L’hôtel des abbés de Cluny
Construit à la fin du XVe siècle, l’hôtel des abbés de Cluny s’adosse aux thermes et constitue aujourd’hui l’un des plus anciens hôtels particuliers de Paris. Cet édifice spectaculaire a été conçu pour Jacques d’Amboise (1440/1450-1516), abbé de l’ordre de Cluny, qui avait besoin d’un pied à terre dans la capitale. Cachée derrière un mur crénelé se déploie une demeure « entre cour et jardin », un parti architectural qui deviendra récurrent à Paris à l’époque moderne. Le bâtiment se veut une démonstration de puissance : richesse des matériaux employés, abondance du décor, aménagement d’une cour qui signifie que l’espace n’est pas un problème, dans une ville au tissu urbain déjà très dense.
La création du musée
Habité jusqu’à la Révolution, l’hôtel devient bien national en 1790, avant d’être revendu dix ans plus tard. En 1832, Alexandre Du Sommerard (1779-1842), passionné par l’époque médiévale, s’y installe avec sa collection dans une partie du premier étage. Cinq ans plus tard, la Ville de Paris, propriétaire des thermes antiques qui jouxtent l’hôtel, en fait un dépôt lapidaire destiné à abriter les sculptures issues des restaurations de plusieurs églises parisiennes. Le goût croissant des Français pour le passé national se traduit en 1843 par l’ouverture d’un musée, qui rassemble l’hôtel et ses collections, mais aussi les thermes rachetés par l’État. Les collections s’étendent de l’Antiquité à la Renaissance. Edmond Du Sommerard (1817-1885), le fils du collectionneur, en devient le premier directeur et réalise des acquisitions majeures, à l’image de l’antependium de Bâle ou de la tenture de La Dame à la licorne. La restauration des bâtiments est confiée à Albert Lenoir (1801-1891), fils du non moins célèbre fondateur du musée des Monuments français, Alexandre Lenoir, également fervent défenseur de l’art médiéval. Suivant la doctrine de l’époque, il efface toute trace des deux siècles précédents et restitue ce qu’il pense être l’état « d’origine ». Dans les années 1870-1880, l’architecte des Monuments historiques Paul Boeswillwald (1844-1931) ajoute au musée une extension dans un esprit néo-antique, composée d’un bâti en petit appareil de pierre et lits de briques.
La mue des XXe et XXIe siècles
Au début des années 1950, Francis Salet, le conservateur du musée, a déjà en tête de dissocier Moyen Âge et Renaissance. Il faudra toutefois attendre 1977 et la naissance du musée d’Écouen pour que les 5 000 œuvres de la Renaissance qui faisaient jusque-là partie des collections de Cluny bénéficient de leur propre écrin, à quelques kilomètres de Paris. En 2011, un chantier de modernisation en plusieurs phases est lancé. Il aboutit en 2018 à l’inauguration d’une nouvelle extension signée Bernard Desmoulin, qui abrite un accueil vaste et lumineux, et en 2022 à un parcours de visite entièrement repensé. C’est donc un musée modernisé et plus accessible, mais respectueux de son histoire, que vont pouvoir découvrir les visiteurs.

Salle 3 du nouveau parcours, « entre art roman et premier art gothique ». Photo service de presse. © Alexis Paoli, OPPIC
Comment articuler l’architecture du lieu, qui se compose de bâtiments construits de l’Antiquité à nos jours, les collections médiévales et l’aménagement d’un musée du XXIe siècle ?
C’est un véritable défi Nous avons d’abord essayé d’améliorer la compréhension que peut avoir le public du bâtiment et de ses différentes strates, depuis le frigidarium antique à l’extension contemporaine en passant par l’hôtel médiéval des abbés de Cluny, à travers un parcours de médiation mettant en valeur l’architecture du bâtiment, mais aussi en ouvrant plus largement les fenêtres que par le passé, afin de permettre au visiteur de se repérer dans l’espace. Lorsque cela était possible, nous avons également choisi d’exposer des objets datant de la même période que l’architecture qui les abrite, à l’image du frigidarium où sont présentées les œuvres antiques. Enfin, outre une meilleure contextualisation des œuvres, nous avons renouvelé le mobilier muséographique, qui se veut moderne sans pour autant prendre le pas sur les objets présentés ni sur l’architecture ancienne.
« […] le remaniement du parcours de visite a été l’occasion de faire restaurer pendant près de dix ans, plus de 500 œuvres issues des collections. »
Ce nouveau parcours permet-il de voir plus d’œuvres que par le passé ?
La présentation du musée de Cluny était déjà très dense. Il ne nous paraissait donc pas nécessaire d’ajouter des œuvres hormis les nouvelles acquisitions faites depuis les dernières années. En revanche, nous n’en avons pas enlevé non plus. L’équipe scientifique a en effet souhaité conserver cette concentration d’objets qui fait partie de l’identité du musée, mais les 1 600 œuvres exposées sont désormais mises en contexte de manière différente. Par ailleurs, le nombre d’objets présentés pour chaque période dépend étroitement de la richesse des collections et reflète bien la manière dont elles ont été constituées.

Tenture de La Dame à la licorne : « L'Odorat », vers 1500. Tapisserie de haute lisse, laine et soie, 368 x 322 cm. Photo service de presse. © RMN-Grand Palais / Michel Urtado
Les sculptures de la Sainte-Chapelle
Consacrée en 1248, la Sainte-Chapelle fut conçue comme un reliquaire monumental destiné à abriter les reliques de la Passion du Christ, achetées par le roi Louis IX à l’empereur de Constantinople. Véritable vaisseau de verre abritant un riche décor sculpté et un somptueux trésor d’orfèvrerie, elle fut fermée au culte à la chute de l’Ancien Régime. Le bâtiment fut restauré au XIXe siècle et de nombreux fragments furent déposés au musée de Cluny. Autrefois dispersés dans les salles, ils sont désormais réunis dans un même espace. Épargnées par la Révolution de 1789, les statues des apôtres qui ornaient la chapelle haute furent mutilées et décapitées lors de celle de 1830. Les têtes furent remontées par la suite de manière aléatoire et six statues font désormais partie des collections. Si saint Jean est reconnaissable à son visage juvénile, les autres sont difficiles à identifier car ils ont perdu leurs attributs. Ils ont donc reçu des noms de convention : l’apôtre « mélancolique » [CL18665], l’apôtre « à la tête de philosophe ». Ces derniers ont le mérite de souligner l’attention portée par les sculpteurs à l’individualisation des visages. Traités de manière monumentale, les corps sont enveloppés dans de lourds drapés animés de plis cassés à bec, sur lesquels subsistent des traces de polychromie ancienne. Le long travail de restauration conduit par le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) dans le cadre des travaux de réaménagement a permis de les étudier en détail, de les démonter, de les nettoyer, et enfin de les remonter pour une meilleure lisibilité.

Apôtre mélancolique, Sainte-Chapelle de Paris. Calcaire avec traces de polychromie, 165,5 x 52 x 43 cm. © RMN-Grand Palais (musée de Cluny – musée national du Moyen Âge) / Jean-Gilles Berizzi
Ce vaste chantier vous a-t-il permis de faire des découvertes intéressantes ?
Tout à fait. Nous avons d’une part fait des découvertes concernant le bâtiment. Ainsi, la restauration de la voûte de la grande salle où nous présentons la transition entre l’art roman et l’art gothique a permis de révéler un décor néo-roman peint au moment de l’édification de la verrière en 1850, qui nous était parfaitement inconnu car recouvert depuis d’un badigeon. Il n’était pas question de dégager la totalité de la surface, mais nous avons gardé une fenêtre témoin. D’autre part, le remaniement du parcours de visite a été l’occasion de faire restaurer pendant près de dix ans, plus de 500 œuvres issues des collections. Nous avons ainsi retrouvé la polychromie des apôtres de la Sainte-Chapelle ou encore le nom du personnage sculpté provenant vraisemblablement de l’église Saint-Jacques-de-la-Boucherie : alors qu’il était autrefois anonyme, on sait désormais qu’il s’agit du prophète Isaïe, son nom étant inscrit sur le phylactère qu’il tient.
Musée de Cluny – musée national du Moyen Âge, 28 rue Du Sommerard, 75005 Paris. Tél. 01 53 73 78 00. www.musee-moyenage.fr
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1/2. Entretien avec la directrice Séverine Lepape





