La renaissance de la maison-monde de Pierre Loti à Rochefort

La Chambre arabe. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
Pendant 40 ans, Julien Viaud (alias Pierre Loti) n’a eu de cesse de métamorphoser sa maison natale en un vaisseau immobile, traversé par les paysages et les souvenirs marquants de sa vie. Témoignant de son sens de l’espace et du décor, la prodigieuse « boîte à rêves » de l’écrivain voyageur était dans un piteux état. Après treize ans de fermeture, elle dévoile au public ses intérieurs restaurés, au terme d’un chantier de sauvegarde qui a mobilisé trente-quatre corps de métiers. Entretien avec Claude Stéfani, directeur des musées de la Ville de Rochefort.
Propos recueillis par Eva Bensard
Pierre Loti était très attaché à sa maison natale, qu’il racheta à sa mère en 1871 (il avait alors 21 ans). Quelle est la première pièce qu’il réaménagea ?
Le bureau de son frère Gustave, mort tragiquement en mer, alors que le futur écrivain avait 15 ans. Gustave était médecin de la Marine, il a rapporté des objets de ses traversées, notamment de Tahiti, qui ont éveillé le goût de Loti pour les voyages lointains et l’exotisme. Reçu à l’école navale en 1867, Loti sillonne les mers du globe et voyage à son tour jusqu’en Océanie à bord de La Flore, en 1872 – c’est durant ce périple qu’il aurait reçu le surnom de Loti, donné par la reine tahitienne Pomaré. Il échange des objets avec les insulaires, notamment à l’île de Pâques et aux Marquises, qu’il dispose ensuite dans sa cabine. De retour à Rochefort, il les accroche de la même façon dans le bureau de Gustave, et rebaptise cette pièce la « chambre océanienne », dans une sorte d’hommage à son grand frère. C’est son premier décor.

Le bureau de Pierre Loti. © Simon David – Ville de Rochefort
La consolidation d’urgence du plafond de la Mosquée
L’une des opérations les plus épineuses du chantier a été le sauvetage in extremis de ce plafond de 50 mètres carrés rapporté de Syrie par Loti, dont l’un des morceaux s’était détaché. L’extrados était en effet infesté d’insectes xylophages, capricornes, petites et grosses vrillettes ou encore termites, qui s’étaient régalés du bois de peuplier. « Le plafond avait perdu 30 % de sa masse, au point de devenir une sorte de gaufrette, prête à tout moment à céder », témoigne Elsa Ricaud (de l’agence Sunmetron), l’architecte du Patrimoine chargée de la restauration du bâti. Soutenu par la mission Bern, le Loto du patrimoine, la Fondation du Patrimoine et l’État, le chantier de consolidation débute en 2020 : le plafond est traité contre les attaques d’insectes et un polymère est injecté dans les trous de vrillettes pour redonner de la masse au bois. Une structure non visible, dans les combles, est également réalisée pour soutenir ce plafond (qui commençait également à se désolidariser des murs !) pour les décennies à venir. Des diagnostics poussés ont en outre permis d’en apprendre davantage sur cet ouvrage, qui ne provient pas de la mosquée des Omeyyades de Damas, comme l’a laissé entendre Pierre Loti, mais d’un palais syrien du XVIIIe siècle, sans doute de la région d’Alep. Son décor est de type « ajami », c’est-à-dire que le bois est orné de fins bas-reliefs en plâtre, qui sont ensuite peints et recouverts de feuilles d’or et d’étain. Fragile et complexe – les reliefs en plâtre sont assemblés et cloués, dans le même esprit qu’une marqueterie –, ce puzzle ornemental a retrouvé sa luminosité (ou plus exactement, l’état patiné qu’il présentait à la mort de Pierre Loti), au terme d’un délicat nettoyage. E.B.

Vue de la Mosquée après restauration. © Simon David – Ville de Rochefort
Peut-on distinguer différentes phases dans les transformations réalisées par l’écrivain ?
Loti grignote petit à petit tous les espaces de la maison de son enfance. En 1877, il s’attaque à la chambre de sa tante Berthe, où il crée un Salon turc inspiré de son séjour à Constantinople. Quelques années plus tard, il remodèle la chambre de Gustave en Chambre arabe, évocation – encore sommaire – du Maghreb qu’il a découvert dans les années 1870. Puis il transforme le vieux salon familial en Salon rouge (dont le décor chargé est pour lui un signe d’opulence), et la salle à manger en Pagode japonaise, où prévaut là aussi un principe d’entassement. Ces premiers décors relèvent d’une mise en œuvre qu’on pourrait qualifier de bricolage. Cela change à la fin des années 1880. Grâce à ses succès littéraires, notamment celui de Pêcheur d’Islande (1886), Loti a désormais des moyens importants, et peut donner libre cours à sa frénésie décoratrice !
« […] au mépris des règles élémentaires de l’architecture, Loti fait édifier […] ce qui demeure le chef-d’œuvre de son palais : la Mosquée. »
Quelles sont ses réalisations les plus spectaculaires ?
Sa première création ambitieuse est en 1888 la Salle gothique, pourvue d’une cheminée digne d’un château médiéval ! Loti l’inaugure par une fête mémorable, le « dîner Louis XI », où l’on festoie en costumes du temps, en parlant en vieux français et en dégustant du paon et du cygne. Il s’attache ensuite à réaménager le Salon turc avec un plafond inspiré de l’Alhambra. En 1895, il achète la maison mitoyenne, et son terrain de jeu s’agrandit. Une vaste Salle Renaissance est créée à l’arrière, elle s’élève sur deux niveaux, avec une tribune. En même temps – et au mépris des règles élémentaires de l’architecture ! –, Loti fait édifier, comme suspendue au-dessus de la Salle Renaissance, ce qui demeure le chef-d’œuvre de son palais : la Mosquée. La dernière grande réalisation de Loti est la Salle chinoise, qui fait suite à son voyage en Chine et à son séjour à Pékin, dans les années 1900.

Anonyme, Pierre Loti costumé en seigneur du temps lors du dîner Louis XI, 1888. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
La Salle chinoise renaît de ses cendres
La décision de restituer cette salle est intervenue en cours de chantier. Au départ, la Ville de Rochefort et Claude Stéfani, le conservateur des musées municipaux, avaient opté pour une simple évocation, car il ne restait de cette salle, dévastée par un incendie à la fin des années 1920, qu’une courette humide et sombre. Première surprise : deux bas-reliefs en plâtre, ornés de dragons chinois peints dans les nuances de rouge et or d’origine, sont découverts par hasard sous les combles de la maison. Deuxième surprise : lors de travaux effectués pour identifier une fuite d’eau, les traces (en négatif) du plafond de cette salle disparue sont retrouvées. « De fil en aiguille, on a identifié tellement d’indices – sur l’emplacement des colonnes au sol, les motifs et couleurs d’origine – que l’on était en mesure de restituer très précisément les volumes et le décor de la pièce, connue également grâce à des photographies », explique Elsa Ricaud. Quant au mobilier, rapporté par Loti après son voyage à Pékin au moment de la guerre des Boxers (de nombreux pillages marquent ce conflit), puis vendu aux enchères par son fils Samuel, il est précisément documenté, grâce au catalogue de vente de Drouot et à des clichés anciens de grande qualité. Ces documents ont permis de confectionner de fidèles répliques, notamment celle du « Trône de l’impératrice », dont les sculptures chantournées ont occupé un artisan-sculpteur à temps plein pendant un an. E.B.

La Salle chinoise. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
Qu’est-ce qui anime Loti ? À quelles motivations répondent ces différents décors ?
La Chambre océanienne et le Salon turc s’apparentent à des « cabines immobiles », ils rappellent les cabines de navire de Loti, qui étaient richement décorées. Plongé dans ces atmosphères, l’écrivain se remémorait des souvenirs heureux et continuait, depuis Rochefort, à voyager dans les pays aimés. Ce sont des « capsules temporelles », qui lui donnaient l’impression d’arrêter le temps. Loti était profondément angoissé par la mort et ce n’est pas étranger à son penchant pour la collection compulsive. Par le truchement de décors, de mises en scène, de déguisements, il pouvait rêver et s’évader du monde réel.
« La salle Renaissance a […] les dimensions d’une grand-salle de château, lieu de réceptions fastueuses. »
Certaines pièces (comme la Salle Renaissance ou la Mosquée) sont particulièrement fastueuses. Répondent-elles aussi au désir d’éblouir ?
Oui, ces pièces marquent clairement sa volonté de gravir les échelons de la société. En 1865, son père, trésorier municipal à Rochefort, est accusé de détournement de fonds, et même acquitté, il doit rembourser. Les Viaud sont presque ruinés et leur réputation ternie… Loti veut à tout prix reconquérir ce prestige perdu. Devenu un écrivain reconnu, il épouse une jeune fille de la bourgeoise bordelaise et finit par fréquenter le grand monde. Il se lance alors dans des travaux grandioses, comme la Mosquée perchée au second étage, une pièce époustouflante qui comprend un plafond et des boiseries du XVIIIe siècle issus de palais syriens, de remarquables carreaux, pour certains ottomans, pour d’autres syriens ou algériens. Il ne s’agit pas d’un pastiche, mais d’une recréation totale ! La Salle Renaissance a, quant à elle, les dimensions d’une grand-salle de château, lieu de réceptions fastueuses.

La salle Renaissance. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
Acquise par la Ville de Rochefort, la maison est ouverte au public en 1973, et le reste pendant près de 40 ans. Pourquoi sa fermeture s’impose-t-elle en 2012 ?
L’état des lieux mené en 2012 a mis en évidence des dégradations avancées : les pièces étaient fatiguées, les décors usés, les objets et les tissus délabrés… Il fallait en outre refaire la toiture et mener une restauration d’urgence sur la façade côté rue, qui se fissurait. J’ai été très heureux de la décision prise de fermer les lieux, même si c’était douloureux. Le sauvetage de la maison devait primer sur le reste.
« Ces premiers décors relèvent d’une mise en œuvre qu’on pourrait qualifier de bricolage. Cela change à la fin des années 1880. Grâce à ses succès littéraires, […] Loti a désormais des moyens importants, et peut donner libre cours à sa frénésie décoratrice ! »
Quelles étaient les principales causes de la dégradation ?
Le passage du temps, mais aussi celui de dizaines de milliers de visiteurs, ont fragilisé le bâtiment, déjà structurellement faible en raison des multiples modifications architecturales – parfois hasardeuses – apportées par le maître des lieux. En 2018, on s’est ainsi rendu compte que le plafond de la Mosquée menaçait de s’effondrer !
Quel a été le coût total de la restauration (sur le bâti et les collections) et de quels financements avez-vous disposé ?
Ce chantier a été très onéreux (coût total : 13,5 M€ HT). Un véritable défi financier pour un musée municipal ! La Ville de Rochefort a pu compter sur le soutien déterminant de l’État (à hauteur de 50 %), et sur les contributions de la Région et du Département. Elle a également bénéficié de l’aide du Loto du Patrimoine (via la Fondation du Patrimoine), en particulier pour le sauvetage du plafond de la Mosquée.
« Plongé dans ces atmosphères, l’écrivain se remémorait des souvenirs heureux et continuait, depuis Rochefort, à voyager dans les pays aimés. Ce sont des “capsules temporelles”, qui lui donnaient l’impression d’arrêter le temps. »
Loti n’a cessé de modifier sa maison. Quel état avez-vous choisi de restituer ?
Avec l’architecte du Patrimoine Elsa Ricaud, nous avons décidé de revenir à l’état de la maison au moment de la mort de l’écrivain, en 1923, car il est documenté par de nombreuses photographies – en revanche, sur les modifications successives réalisées de son vivant, il y a peu de traces écrites et visuelles, faute d’archives. Nous avons remeublé les pièces comme elles l’étaient en 1923, replacé les objets, les tentures, recréé des ambiances qui avaient disparu. Le décor Empire de la Chambre aux abeilles est à nouveau visible. Dans le Salon turc et la Mosquée, les tissus ottomans – très abîmés – ont pu être remis en place, après une restauration longue et délicate. De la Pagode japonaise, démantelée en grande partie par Samuel Viaud, le fils de Loti, il restait quelques objets, qui ont permis de réaliser une évocation de cette pièce. Il a également été décidé de reconstruire la Salle chinoise, presque entièrement disparue.
« […] nous avons tout restauré, sans exception ! Dans une maison, il n’est pas possible d’établir des hiérarchies, chaque objet a son importance et fait partie d’un tout. »
Les collections comprennent une grande quantité de meubles, de textiles, d’objets (près de 2 000). Avez-vous dû faire des choix au moment de la restauration ?
Non, nous avons tout restauré, sans exception ! Dans une maison, il n’est pas possible d’établir des hiérarchies, chaque objet a son importance et fait partie d’un tout. Nous devions restaurer avec le même soin le vaisselier saintongeais de la cuisine, les souvenirs sentimentaux de Loti et ses précieuses armes orientales, d’une grande valeur artistique. Le caractère hétéroclite de ces objets a nécessité l’intervention de nombreux experts, et a rendu ce chantier des collections particulièrement complexe !

Ensemble composite (vitrine et cadre), anonyme, République populaire de Chine. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
Au sein des collections, quelles restaurations vous ont le plus enthousiasmé ?
La restauration des textiles, qui a représenté un chantier en soi ! Un million d’euros, sur les 13 millions du budget total, lui a été consacré. Les tissus ont été répartis entre différents ateliers spécialisés, à Toulouse, Paris, Besançon ; le suivi de ces interventions m’a passionné. Notre label « Musée de France » nous a permis de bénéficier de moyens matériels particuliers. Ainsi, le bas de tente du Salon turc, un tissu de tradition ottomane de 4,70 mètres de long, a pu être pris en charge par le C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France), situé dans l’enceinte du Louvre. C’était magique !

Le Salon turc avec son plafond inspiré de l’Alhambra. © Simon David – Ville de Rochefort
Pierre Loti en 8 dates
1850 Naissance de Julien Viaud à Rochefort.
1867 Il réussit le concours de l’École navale.
1872 Navigue dans le Pacifique et décore la première pièce de sa maison natale.
1879 Parution de son premier roman, Aziyadé.
1886 Parution de son plus gros succès, Pêcheur d’Islande.
1923 Mort de Pierre Loti.
1969 La Ville de Rochefort achète la maison à son fils Samuel.
1973 La maison devient un musée municipal.

Marie Viaud (1831-1908), Portrait de Julien Viaud, enseigne de vaisseau, 1873. Huile sur toile, 72 x 57 cm. © Musées municipaux Rochefort 17, cl. Simon David / CARO
Maison de Pierre Loti, 137 rue Pierre Loti, 17300 Rochefort. www.maisondepierreloti.fr







