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Le livre de la semaine : « Car c’est moy que je peins », dans l’intimité des peintres

Vue de la salle consacrée à Joseph Vernet au musée national de la Marine.

Vue de la salle consacrée à Joseph Vernet au musée national de la Marine. © Actu-culture.com / OPM

Depuis le XIXe siècle, les peintres n’ont cessé de se raconter, non seulement à travers leurs œuvres, mais aussi à travers des écrits divers : correspondances, journaux intimes, carnets de notes, autobiographies, ouvrages théoriques… la liste est longue des documents qui permettent de mieux cerner leur carrière, leur art ou même les cercles dans lesquels ils gravitaient.

Pour la période pré-révolutionnaire en revanche, ces sources sont plus rares. Lorsqu’elles n’ont pas été perdues ou détruites, elles sont tout simplement inexistantes. Sous l’Ancien Régime, on n’avait pas pour habitude de s’épancher et les archives du « for privé » doivent être traquées dans les détails d’autres feuillets plus arides, sans rapport direct avec l’intime. C’est pourquoi ce que l’on nomme les « livres de raison » sont si utiles et importants. Registres de comptes qui pointent commandes et ventes (parfois en mentionnant les commanditaires eux-mêmes), listes de dépenses pour des fournitures ou des objets plus triviaux de la vie quotidienne, ils apportent un éclairage précieux sur la vie des artistes et sur leur travail.

Des écrits précieux mais rares

Peu sont conservés. On connaît le célèbre « Liber Veritatis » de Claude Lorrain, constitué de dessins de sa main, qui sont autant des copies mémorielles de ses tableaux que des images publicitaires de son savoir-faire pour d’éventuels clients. Le peintre animalier Oudry tint également un livre de cette nature, qui relève plus de l’album que du livre de compte. Il faut encore citer le livre du portraitiste Hyacinthe Rigaud. Beaucoup plus complet, il indique les prix des tableaux, ainsi que les copies qui en ont été faites. Mais le livre de raison le plus exhaustif est certainement celui du paysagiste Joseph Vernet, peintre des ports de France sous Louis XV et chroniqueur assidu de son quotidien. Ce manuscrit exceptionnel, conservé à la bibliothèque d’Avignon, attendait encore d’être transcrit, déchiffré, annoté, expliqué et remis dans son contexte. C’est chose faite avec l’étude magistrale en trois volumes édités par Émilie Beck Saiello, qui met à la portée des chercheurs et des lecteurs un document inestimable et difficile d’accès.

Vernet, le peintre et l’homme

Le premier volume est une analyse du livre de raison de Vernet (et de sa correspondance), qui n’oublie pas de rappeler les principales étapes de sa vie et de sa carrière. La gestion professionnelle et l’économie familiale en sont les deux axes principaux. Bien illustré, il donne à voir des pages manuscrites, des tableaux statistiques, des plans de Rome ou de Paris et surtout des œuvres peintes, qui incarnent parfaitement les textes de l’artiste. Les deux autres volumes transcrivent le livre de raison lui-même, avec un appareil critique très développé et facile à manier. À travers l’étude de la vie domestique de Vernet, de celle de sa femme et de ses enfants, c’est tout le XVIIIe siècle qui renaît sous la plume de l’auteure. Les cercles artistiques de Rome et de Paris y sont à l’honneur ; mais on apprend aussi comment on s’approvisionnait en nourriture, comment on recevait, la manière de s’habiller correctement, sans oublier la marche d’un atelier de peintre, avec ses nombreux collaborateurs, élèves, copistes et visiteurs de marque. Merveilleuse machine à remonter le temps, cet ouvrage nous transporte ainsi dans un Siècle des Lumières qui a le charme du vécu, de l’insolite et de la vérité historique.

© Éditions Conférence

Émilie Beck Saiello, « Car c’est moy que je peins », Éditions Conférence, 2025, 3 volumes sous coffret de 592, 720 et 784 p., 95 €.