Novembre 2025 : notre sélection de livres d’art

Détail de la couverture de l'ouvrage de Damien Tellas, Michel Dorigny 1616-1665. Vouet en héritage, Arthena, 2025.
Ce mois-ci, L’Objet d’Art vous invite à vous plonger dans les œuvres de Michel Dorigny, John Singer Sargent, Camille Claudel et Hans Hartung, ainsi qu’à découvrir les étonnantes collections de l’Ordre national des pharmaciens.
Sortir du rang
Né en 1616, le peintre Michel Dorigny eut la chance de travailler avec un des plus grands artistes de son temps : Simon Vouet, alors premier peintre du roi Louis XIII. Il en devint bientôt le gendre puis le collaborateur préféré. Mais ce qui fut à l’origine de sa fortune de son vivant se transforma en malédiction dès la fin de l’Ancien Régime.
Comme celui de nombreux autres artistes, son nom s’effaça au profit de ceux, plus célèbres, qui flattaient une vision hiérarchisée de l’histoire de l’art. Aux Simon Vouet, Philippe de Champaigne ou Charles Le Brun, la gloire ; à tous les autres qui passèrent entre leurs mains, les qualificatifs d’élèves, d’émules besogneux, ou pire encore, de suiveurs sans relief. Cette monographie démontre au contraire que les rapports de force entre les peintres étaient plus complexes que cette vision aujourd’hui désuète ne voudrait le faire croire. Dans une certaine mesure, elle affirme même que le cas de Michel Dorigny est l’exemple parfait d’une émancipation réussie durant le Grand Siècle.
Un répertoire exhaustif
Pour le prouver, Damien Tellas s’appuie sur un catalogue raisonné de grande ampleur, qui répertorie exhaustivement les peintures de chevalet, les grands décors, les gravures autographes et les feuilles dessinées. L’auteur bénéficie sans doute des recherches passées de Jacques Thuillier et de Barbara Brejon de Lavergnée, mais ose avec courage des attributions, des rapprochements et des comparaisons très éclairantes. Il restitue aussi les éléments détruits ou disparus d’importants décors grâce à l’estampe et aux sources documentaires. Ce corpus minutieusement reconstitué lui permet de proposer une interprétation nuancée de l’art de Dorigny dans un texte très enlevé. On le lit d’abord comme une biographie (son plan chronologique y invite) ; mais bientôt, on en saisit le propos sous-jacent.
Les décors de la maturité
À travers l’analyse des décors de la maturité, notamment ceux de l’hôtel de La Rivière en 1653, de l’hôtel de Lauzun vers 1659 ou du pavillon de la reine au château de Vincennes en 1660-1665, on assiste à la naissance d’un peintre original, qui manie aussi bien la mythologie allégorique que le vocabulaire ornemental. De lambris en plafonds, de voussures historiées en décors feints, Dorigny affirme une manière déclamatoire à la palette vive et aux compositions très dynamiques. Peu de temps avant sa mort, il s’illustre encore dans le décor éphémère pour l’entrée de Louis XIV et de Marie-Thérèse à Paris, en 1660.
Les œuvres de collaboration
Les analyses de la peinture de chevalet ou des gravures exécutées d’après les œuvres de son maître et beau-père Vouet permettent également de comprendre le travail de l’artiste. Les formules du maître d’atelier sont reprises, certes, mais subtilement aménagées de sorte d’y imprimer une marque propre. Le Saint François de Paule ressuscitant en enfant, peint pour les Minimes vers 1649, que Damien Tellas donne de manière ingénieuse à l’invention couplée de Vouet et Dorigny, est un très bel échantillon de ces collaborations, où l’apprenti prend son envol et affirme sa personnalité.
Faire évoluer le regard sur l’époque
Parfaitement illustrée et composée, cette monographie s’offre finalement comme un jalon important de l’étude de la marche des ateliers de peinture sous l’Ancien Régime. Dorigny fut-il un grand peintre ? Le livre montre que la question n’avait aucun sens au XVIIe siècle : sortir du rang signifiait avant tout intégrer la manière d’un maître, pour mieux la transformer. C. G.

Damien Tellas, Michel Dorigny 1616-1665. Vouet en héritage, Arthena, 2025, 416 p., 125 €.
Une riche histoire de la pharmacie
Ce livre au format modeste mais au propos dense et instructif nous entraîne, au cœur des riches collections de l’Ordre national des pharmaciens, sis dans deux très beaux hôtels particuliers du VIIIe arrondissement de Paris, à travers plusieurs millénaires d’histoire médicale. À commencer par celle d’un lieu unique, ancienne demeure de l’industriel Gaston Menier, dans le style éclectique du Second Empire et fleurant bon la Belle Époque, qui accueille une profusion d’artefacts racontant l’épopée de la pharmacopée, depuis la Babylone de l’Antiquité jusqu’aux campagnes de prévention anti-tabac au milieu du XXe siècle : matériel et appareils pharmaceutiques anciens, photographies, estampes, gravures, objets d’art, tailles douces de Coypel et d’après François Boucher et caricatures de Francisque Poulbot… Une variété d’objets qui illustrent, au fil des pages, la chronologie d’une discipline marquée par des figures comme le précurseur de la vaccination Edward Jenner, l’inventeur du cachet Stanislas Limousin, ou encore d’Henri Moissan, prix Nobel de chimie pour ses travaux novateurs sur le fluor. L’ouvrage, porté par la plume de Camille Jolin, bien connue de nos lecteurs, revient en détail sur l’évolution de la profession en France, se spécialisant au fil du temps, mais aussi sur celle de l’organisation de son corps professionnel représentatif et du lieu chargé d’histoire qui l’abrite aujourd’hui. R. B.-R.

Camille Jolin (dir.), De l’art des remèdes à la science. Fragments d’histoire pharmaceutique, éditions Faton, 2025, 80 p., 22 €.
Sargent, de la haute société aux désastres de la guerre
L’exposition qui se tient au musée d’Orsay ne concerne que les premières armes à Paris, entre 1874 et 1884, du peintre John Singer Sargent (1856-1925). Pour une vue d’ensemble, c’est sa biographie qu’il faut lire. Les trois auteures ont construit leur copieux volume de façon chrono-thématique, consacrant par exemple un chapitre aux portraits des élites françaises, britanniques et américaines, occupation principale de l’artiste jusqu’à ce qu’en 1907, il décide de renoncer à ces commandes, du moins en peinture (il en réalisera ensuite un grand nombre au fusain). Au chapitre du paysage, le lecteur suit le peintre dans ses continuels déplacements, aux États-Unis et en France à partir de l’Angleterre où il résidait, mais aussi en Italie, au Maroc, en Espagne, en Suisse ou en Galilée. Tout au long du livre se dessinent aussi des amitiés masculines et féminines, et peut-être des amours qu’on ne peut qu’imaginer, la correspondance ayant été détruite. En 1918, Sargent devient peintre officiel de guerre après la mort de sa nièce dans le bombardement de l’église parisienne Saint-Gervais-Saint-Protais. Ce grand aquarelliste documente dans ce médium les cadavres de soldats abandonnés sur le champ de bataille. Il reviendra sur le thème de la guerre en 1921 pour un décor mural à la mémoire des étudiants de l’université de Harvard tombés au combat. Ce n’était pas une première expérience : il avait par exemple réalisé auparavant le décor de la Boston Public Library. Bien après l’érotique portrait de la sulfureuse Madame X, il y avait peint la Vierge et les Prophètes. G. J.

Emily Eells, Isabelle Gadoin, Charlotte Ribeyrol, Sargent. Le beau monde et son revers, Cohen&Cohen, 2025, 480 p., 135 €.
Camille Claudel, la vraie
Rarement une artiste aura conservé, bien après sa mort, une telle aura romanesque. Définitivement liée dans l’imaginaire collectif à la passion qui l’unit à Auguste Rodin, tour à tour mentor, amant puis ennemi juré lorsque la sculptrice aura irrémédiablement franchi la frontière de la folie, Camille Claudel demeure cette créature insaisissable et touchante, à la soif de création débordante qu’une vie jalonnée d’épreuves ne permit jamais d’assouvir totalement. La postérité se chargea à tort de l’associer à bien des légendes et approximations, corollaire probablement inhérent à son statut d’héroïne de l’histoire de l’art. L’ouvrage d’Odile Ayral-Clause se propose précisément de tordre le cou aux mythes et de réécrire son histoire, la vraie. Si l’ouvrage était déjà connu des spécialistes – il parut initialement en 2002 et fut alors unanimement salué –, il revient ici dans une nouvelle édition, augmentée d’une centaine d’illustrations et surtout d’un chapitre entièrement inédit qui permet de regarder d’un œil neuf l’ensemble de la carrière et de la vie de la sculptrice. Pour la première fois, sont en effet retracées dans le détail les trente dernières années que Camille Claudel passa à l’asile de Montdevergues, près d’Avignon, internée de force par sa famille. Grâce au précieux soutien des archives, une correspondance poignante – d’autant plus que ne nous sont parvenues qu’une très faible quantité de lettres de sa main – se dessine entre elle et ses admirateurs et protecteurs, ses amis, son frère Paul, et plus rarement sa mère, dont on mesure le rôle dans le naufrage irrémédiable de sa fille. « Je suis tombée dans le gouffre, je vis dans un monde si curieux, si étrange. Du rêve que fut ma vie, ceci est le cauchemar » écrivit-elle ainsi à un ami, du tréfonds de sa vie fantomatique. Au fil des missives, c’est un regard à la fois perdu et néanmoins d’une grande acuité que Camille Claudel pose sur son passé et son œuvre. F. L.-C.

Odile Ayral-Clause, Camille Claudel. Sa vie (nouvelle édition), Hazan, 2025, 360 p., 35 €.
Quand Maurice Denis rencontre Verlaine
Avec Sagesse (1880), Verlaine signe, pour reprendre sa préface, « son premier acte de foi public depuis un long silence littéraire : on n’y trouvera rien, il l’espère, de contraire à cette charité que l’auteur, désormais chrétien, doit aux pécheurs dont il a jadis et presque naguère pratiqué les haïssables mœurs ». La publication par Gallimard de ce recueil de poèmes aux accents mystiques, fac-similé de l’édition de 1911 éditée par le galeriste à l’avant-garde Ambroise Vollard, est l’occasion de redécouvrir ce bijou de poésie, richement illustré par Maurice Denis. À la marge comme au centre des pages, le dessin subtil du « Nabi aux belles icônes », gravé sur bois par Jacques Beltrand, répond librement à la plume suggestive et exaltée du Prince des poètes. En plus de restituer l’intensité graphique et littéraire d’un original prisé des collectionneurs, cette belle édition est complétée par une riche étude de l’historienne de l’art Clémence Gaboriau et du professeur de littérature Jean-Nicolas Illouz, détaillant la genèse d’une œuvre picturale ayant germé dès 1889 dans l’esprit d’un Maurice Denis à peine âgé de 19 ans, ressorti bouleversé par la lecture de ces poèmes de Verlaine. Formidable porte d’entrée à la fois concrète et théorique vers la conception du livre selon les Nabis, cet ouvrage paraît judicieusement à la faveur de l’exposition « Impressions nabies » à la BnF Richelieu, qui révèle l’importance de l’illustration dans l’art de l’estampe et du livre en particulier. R. B.-R.

Paul Verlaine et Maurice Denis, Sagesse, suivi de L’Invention du livre nabi, par Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau, Gallimard, 2025, 176 p., 35 €.
Hans Hartung sur le divan
Un « grand patient » : au sens médical, c’est ainsi que le psychiatre et psychanalyste Yves Sarfati présente l’immense peintre Hans Hartung (1904-1989). À travers cet ouvrage ambitieux, tant par son volume (plus de 750 pages !) que par son propos pluridisciplinaire, c’est bien en disciple de Freud que l’auteur explore le psychisme du natif de Leipzig. Cinq parties thématiques, achroniques, se succèdent, comme autant de portes d’entrée vers l’univers personnel de Hartung : la dimension physiologique du geste du peintre, la dissection de ses écrits intimes, les stigmates durables de son corps meurtri et mutilé par la guerre, ainsi que des essais biographiques constituent l’essentiel de ce livre dense et très richement illustré ; schémas anatomiques, pages de carnets, photographies, mais surtout peintures et dessins forment une trame graphique faisant écho au texte. Un livre certes exigeant, mais qui ravira particulièrement les lecteurs passionnés par la vie héroïque et l’œuvre sensible du Franco-Allemand, grâce au large spectre des réflexions de l’auteur (scientifiques, esthétiques, pathologiques, psychologiques…) et sa fine compréhension de la psyché anfractueuse de Hartung. R. B.-R.

Yves Sarfati, De l’inconscient à l’abstraction. Le cas Hartung, Les Presses du Réel, 2025, 768 p., 42 €.





