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Une expo, une œuvre : Les Lettres d’Alsace‑Lorraine d’Adolphe Martial Potémont au musée Marmottan Monet

Adolphe Martial Potémont, Les Lettres d’Alsace-Lorraine (détail), 1871-1872. Huile sur toile, 49,7 x 60,8 cm. Pau, musée des Beaux-Arts.

Adolphe Martial Potémont, Les Lettres d’Alsace-Lorraine (détail), 1871-1872. Huile sur toile, 49,7 x 60,8 cm. Pau, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Pau, musée des Beaux-Arts

Le musée Marmottan présente une rétrospective du trompe-l’œil pictural, sculptural, mais aussi dans le mobilier ou la faïence, depuis la Renaissance. Cette exposition, qui rencontre un succès mérité, questionne ce genre (ultra)figuratif ambigu où la frontière entre le simulacre et l’objet apparaît la plus ténue, pour le plaisir du spectateur.

Soit une table de bois circulaire à la surface lustrée sur laquelle ont été abandonnées deux enveloppes déchirées, l’une postée d’Alsace (on lit Strasbourg sur le cachet), l’autre de Lorraine (l’enveloppe ayant été affranchie à Metz) avec une date coupée – [18]71 – et enfin cette curieuse mention, frappant par son laconisme : « étranger ». Y avait-il des lettres à l’intérieur des enveloppes ? Rien ne permet de l’affirmer. Ne subsistent, sur la table polie, que quelques fleurs fragiles (on reconnaît des pensées et des myosotis). Et aussitôt l’imagination se met en branle.

Un impeccable « métier »

Judicieuse acquisition du musée des Beaux-Arts de Pau (2012) auprès de la galerie Talabardon & Gautier (Paris), le tableau fait d’emblée impression. Son auteur, Adolphe Martial Potémont (1827-1883) dit « Martial », est sans doute davantage connu des amateurs comme graveur (au métier minutieux, ce qui n’est pas sans intérêt pour ce qui suit), chroniqueur de la vie parisienne et des vues du vieux Paris, que comme peintre, a fortiori de natures mortes illusionnistes. Demeuré dans la capitale pendant la guerre franco-prussienne, Potémont sera le témoin du terrible siège de la ville comme des déchirements de la guerre civile qui suivront l’écrasement de la France (le graveur publiera trois séries à ce propos : « Les Femmes de Paris pendant le siège », « Les Prussiens chez nous » et « Paris sous la Commune »). Ancien élève d’un grand peintre d’histoire (Léon Cogniet) et d’un artiste surtout connu pour ses scènes champêtres (Félix Brissot de Warville), le Parisien frappe ici par un « ultra-réalisme » photographique et une intemporalité qui n’auront sans doute pas manqué de séduire les visiteurs de Marmottan. Passé l’agrément ludique qu’offre le tour de force de la restitution irréprochable des surfaces, de la volumétrie et des matières (admirable plasticité des enveloppes déchirées) propre au genre du trompe-l’œil, l’énigme implicite que contient le tableau requiert bientôt le spectateur.

Adolphe Martial Potémont, Les Lettres d’Alsace-Lorraine, 1871-1872. Huile sur toile, 49,7 x 60,8 cm. Pau, musée des Beaux-Arts.

Adolphe Martial Potémont, Les Lettres d’Alsace-Lorraine, 1871-1872. Huile sur toile, 49,7 x 60,8 cm. Pau, musée des Beaux-Arts. Photo service de presse. © Pau, musée des Beaux-Arts

Pensons-y toujours, n’en parlons jamais (Léon Gambetta)

Le langage des fleurs accompagnant les cachets alsacien et lorrain et la date – fatale – de 1871 a tôt fait de donner à l’observateur perspicace la clef du tableau. Les pensées n’appellent pas de commentaires. Quant aux myosotis, ces délicates petites fleurs bleues sont traditionnellement associées à la fidélité, à l’indéfectibilité de l’amour, au souvenir enfin (l’anglais désigne la plante du nom de Forget-me-not, l’allemand disant Vergissmeinnicht et l’espagnol nomeolvides, « ne m’oublie pas »). Le traité signé entre les belligérants à Versailles le 26 février 1871, confirmé à Francfort le 10 mai, entraîna pour la France la perte de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine, outre l’extorsion d’une colossale indemnité de 5 milliards de francs-or au profit du nouvel Empire allemand. Le traumatisme et l’humiliation après la déroute. La reprise de ces territoires perdus, la « revanche », allaient devenir une obsession nationale pour une opinion entretenue dans la scrutation batailleuse de la ligne bleue des Vosges. C’est donc à la fois un tableau politique et saturé d’affect que réalisa Martial ici. On notera que le peintre exécuta apparemment une version réduite, et comme resserrée, de sa composition. On y retrouve les enveloppes adressées depuis Metz et Strasbourg et les pensées, mais pas les myosotis nécessaires à la pleine intelligibilité du message. Signé, le petit tableau sur bois (18,5 × 22,5 cm) est passé en vente tout récemment à Paris (Tajan, 7 juillet 2022, lot 148).

Pour voir cette œuvre, rendez‑vous à l’exposition « Le trompe-l’œil, de 1520 à nos jours » au musée Marmottan Monet jusqu’au 2 mars 2025. Commissariat : S. Carlier (et A. Gavoille). www.marmottan.fr