Un amateur anglais prétend avoir découvert un code de communication dissimulé dans l’art paléolithique européen. Mais cette recherche, publiée dans une prestigieuse revue scientifique, pose de nombreux problèmes de méthode.
Les préhistoriens spécialistes de l’art des cavernes passent des heures sous terre et devant leurs ordinateurs, s’usent les yeux et la santé à déchiffrer les parois, à reconstituer des dessins presque effacés, à tenter de comprendre comment ils ont été faits. Ils doivent pourtant supporter les discours de néophytes et de passionnés, certes sympathiques, mais qui finissent par devenir envahissants. L’enthousiasme de ces derniers est si communicatif qu’ils entraînent parfois des journalistes avec eux, et même des préhistoriens non au fait des recherches de leurs collègues. La faute aux images : finalement, c’est simple, une image ; tout le monde croit être capable d’en parler. Le caractère si particulier de notre objet d’étude nous dessert. Comme on dit qu’il y a 66 millions d’entraîneurs de l’équipe de France de football qui se sentent obligés de commenter le travail du sélectionneur officiel, ainsi le « pariétaliste » (spécialiste de l’art des cavernes) a-t-il l’impression d’avoir sans cesse devant lui autant de connaisseurs des grottes ornées que d’interlocuteurs. Tout le monde a un avis, mais le sien compte le moins !
La théorie d’un « chercheur indépendant »
Un retraité, Bennett Bacon, « chercheur indépendant », s’est donc intéressé aux points, lignes et « Y » qui accompagnent les figures paléolithiques. Il a ensuite recyclé trois théories : celle de Francesco d’Errico, qui postule que certains tracés réguliers et répétitifs sur les objets mobiliers paléolithiques ont pu servir de supports de mémoire ; celle du regretté Norbert Aujoulat, pour qui les superpositions de figures (cheval, aurochs puis cerf) à Lascaux symboliseraient la succession des périodes de reproduction et donc des saisons ; celle de Steven Mithen enfin, qui propose que les représentations d’animaux, gorgées d’informations éthologiques, auraient servi à éduquer les jeunes chasseurs. Il les a mélangées, puis a dressé une base de données impressionnante d’images piochées à droite à gauche et, comme un apprenti sorcier qui mélange les fioles au hasard, voici LA théorie qui explique l’art paléolithique, publiée en association avec d’autres « chercheurs indépendants » et un préhistorien.
Un calendrier de signes
En quoi consiste-t-elle ? Selon Bennett Bacon, l’association des points, lignes et « Y » avec les animaux est particulièrement signifiante. Les chasseurs-cueilleurs devaient se tenir au courant des dates de migrations, de rassemblement/accouplement et de mise-bas de leur gibier habituel : cheval, aurochs, bison, renne, cerf, poissons. Il semblerait donc logique qu’ils aient établi un calendrier. Puisque les regroupements de signes ne comportent jamais plus de treize éléments, Bennett Bacon fait le lien avec les treize mois lunaires d’une année. Par conséquent, il suppose que ces séquences transmettraient des informations notées en unités de mois sur les taxons animaux qui leur sont associés. En d’autres termes : elles présenteraient des informations éthologiques sous la forme d’un calendrier saisonnier. Sur ces bases plus que fragiles, qui supposent déjà que les Paléolithiques disposaient d’un calendrier lunaire, nouvelle fulgurance : ce calendrier commencerait à la « belle saison », donc au printemps. C’est à cette période de l’année que débuterait alors le décompte : les points et bâtonnets indiqueraient le nombre de mois lunaires après le début de ladite « bonne saison » ; ce nombre correspondrait à la date des événements importants liés au gibier (on oublie au passage que le bestiaire figuré n’est pas la représentation de la faune consommée). Bennett Bacon suppose aussi que le signe « Y » indiquerait la mise-bas, en raison de son symbolisme, car « une (ligne) devient deux (lignes) ou deux jambes séparées » !
Une sélection arbitraire
Il apparaît que la naissance se situe majoritairement dans les mois 1 et 2, sauf pour les éléphants (pris comme modèles des mammouths) et les oiseaux (mois 1 à 3) ou les saumons (mois 7 à 10), que l’accouplement se situe dans les mois 2 à 5 pour les chevaux, 4 à 5 pour les bisons, 4 pour les aurochs, 4 à 6 pour les éléphants, et qu’il est plus tardif pour les rennes (6,5 à 7,5) et les cervidés (7 à 7). La migration de printemps se déroule très généralement dans les mois 13 et 1, c’est-à-dire à la « bonne saison », autour du début de l’année ou à la fin de la précédente (sauf pour les saumons, mois 3 à 6, et sauf bien sûr pour les animaux non migrateurs). La migration d’automne survient aux mois 5 à 7, un peu plus tard pour les aurochs (mois 7 à 9) et les cervidés (mois 8 et 9). Il suffit alors de comparer ces nombres à ce qu’on observe dans les séries de bâtonnets et de points associées aux mêmes espèces sur les images pariétales. C’est là que les choses se gâtent. Bennett Bacon fait son marché dans l’iconographie paléolithique, se servant de photos et de relevés, souvent anciens et décontextualisés. S’il s’était renseigné, nous aurions pu lui expliquer, par exemple, que les traits figurés par Henri Breuil à côté d’un cheval de Pair-non-Pair (Gironde) sont en fait des fissures de la paroi qu’à l’époque le grand préhistorien avait confondu avec des tracés de mains d’homme ! Dans les graphiques publiés, les dates de migrations ont disparu ; or ce sont les événements qui correspondent aux nombres les plus élevés dans le calendrier hypothétique : et il se trouve que ces derniers sont les moins représentés dans les séries de signes du Paléolithique ! Pour obtenir une correspondance entre données éthologiques et nombre de signes dans les séries, Bennett Bacon ne retient donc que les événements correspondant aux mois dont le numéro est le moins élevé, c’est-à-dire l’accouplement et la naissance.
Corrélation n’est pas démonstration
Cette trop belle théorie pose encore de nombreux problèmes : d’abord, qu’est-ce qui prouve que les signes placés à côté des figures leur sont forcément associés ? Est-on bien toujours certain de la contemporanéité du signe et de l’animal ? Les réponses à ces questions, qui sont tout sauf évidentes, auraient dû constituer un préalable indispensable à toute tentative de démonstration. Ensuite, contrairement à ce qu’avance Bennett Bacon, il existe des associations de plus de treize signes (une séquence de 59 signes, deux de 29, trois de 16, et des séquences de 14, 17, 20, 28), qu’il mentionne mais exclut de ses statistiques, comme aberrantes sans s’en expliquer ! Après cette sélection arbitraire des données comprenant un nombre de signes égal ou inférieur à 13, Bennett Bacon établit une corrélation entre les nombres indiquant leur fréquence d’une part, et d’autre part le numéro du mois d’un hypothétique calendrier paléolithique correspondant au pic de fréquence d’événements éthologiques eux aussi arbitrairement sélectionnés (puisque les migrations en ont été éliminées sans explication). Même en ignorant tous les problèmes que cela pose, le résultat présenté reste de l’ordre d’une corrélation, non de la démonstration d’une relation signifiante.
Observation et objection
Ce que montre surtout le corpus, c’est que les séquences de signes similaires, de très loin majoritaires, sont celles qui ne comportent que trois ou quatre éléments. Cette observation n’est pas nouvelle et peut recevoir plusieurs explications : la plus simple est qu’il s’agit bien d’un système de numération, du type à une dimension, c’est-à-dire qu’un tracé (point ou bâtonnet) correspond à une unité, deux tracés à deux unités, etc. Ce type de système ne nécessite l’acquisition d’aucun code complexe, mais il n’est vraiment efficace que jusqu’à quatre unités, ce qui suffit à expliquer la prévalence numérique du trois et du quatre dans les séries considérées. Enfin, principale objection : si l’art pariétal est à visée pédagogique ou mnémotechnique, pourquoi l’enfermer dans les cavernes ? Comment croire à l’utilité pratique de noter au fond d’une grotte, et souvent dans des lieux difficiles d’accès, ou très peu visibles, ou accessibles à seulement une ou deux personnes, des informations telles que la période de mise-bas des bisons ?
Ni une écriture, ni un code
Avant que Champollion ne déchiffre les hiéroglyphes, nombreux furent ceux qui s’y essayèrent en vain. Mais l’art paléolithique n’est certainement pas une écriture ; ce n’est pas non plus un code qu’on pourrait déchiffrer. Bennett Bacon devrait trouver une autre occupation pour occuper sa retraite : trouver le trésor des Templiers, peut-être ?
Jean-Loïc Le Quellec
Directeur de recherche émérite, Institut des mondes africains (IMAF-CNRS, UMR 8171)
Romain Pigeaud
Chercheur associé, UMR 6566 « CReAAH », université de Rennes-1 / CRAL (UMR 8566 EHESS/CNRS)
Pour aller plus loin :
BACON B. et al., 2022, « An Upper Palaeolithic Proto-writing System and Phenological Calendar », Cambridge Archaeological Journal, First View, p. 1-19.
LE QUELLEC J.-L., 2022, La caverne originelle. Art, mythes et premières humanités, Paris, éditions La Découverte, « Sciences sociales du vivant ».
LE QUELLEC J.-L., 2023a, « Encore la proto-écriture paléolithique », L’esprit des pierres, blog, post du 07/01/23, https://urlz.fr/kBdH
LE QUELLEC J.-L., 2023b, « Proto-écriture (suite) ». L’esprit des pierres, blog, post du 17/01/23, https://urlz.fr/kBdK