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Dans les doux bras de Morphée au musée Marmottan Monet

Evelyn De Morgan (1855-1919), Nuit et sommeil, 1878. Huile sur toile, 108,8 x 157,8 cm. Barnsley, De Morgan Foundation.

Evelyn De Morgan (1855-1919), Nuit et sommeil, 1878. Huile sur toile, 108,8 x 157,8 cm. Barnsley, De Morgan Foundation. Photo service de presse. © Trustees of the De Morgan Foundation

Le musée Marmottan Monet consacre une riche étude iconographique au sommeil, objet de fascination depuis l’Antiquité. Sous la houlette de la neurologue et historienne des sciences Laura Bossi, une centaine de prêts prestigieux donnent à voir les innombrables manifestations iconographiques de cet état mystérieux.

« On ne peut bien décrire la vie des hommes, si on ne la fait baigner dans le sommeil où elle plonge », écrit Marcel Proust dans Le Côté de Guermantes.

Sous un angle à la fois artistique et scientifique

Convaincue de cette idée, la neurologue et historienne des sciences Laura Bossi, aidée de la conservatrice Sylvie Carlier, a souhaité consacrer au sommeil, cet état qui occupe pas moins du tiers de notre existence, une grande exposition, riche de 130 œuvres de toutes époques mais centrée sur le long XIXe siècle, comme c’est l’usage au musée Marmottan Monet. Littéraire (la Bible et les mythes antiques sont des sources essentielles), la rétrospective entend aussi traiter le sujet sous un angle scientifique, abordant par exemple la question de l’hypnose ou du somnambulisme avec un regard médical.

Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867), Jupiter et Antiope, 1851. Huile sur toile, 32,5 x 43,5 cm. Paris, musée d’Orsay, dépôt du musée du Louvre.

Jean Auguste Dominique Ingres (1780-1867), Jupiter et Antiope, 1851. Huile sur toile, 32,5 x 43,5 cm. Paris, musée d’Orsay, dépôt du musée du Louvre. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Franck Raux

Le repos des justes

Synonyme de paisible repos ou symbole de mort prochaine, le sommeil est profondément ambivalent. S’il est lié à la nuit, donc aux ténèbres, et que l’absence de conscience comme de motricité pendant son « empire » peut l’apparenter à un trépas temporaire, il apporte aussi la guérison : grâce à lui, le corps et l’esprit sont régulièrement restaurés. C’est ainsi que la représentation du « doux sommeil » comme « pur bonheur » (Goethe, Egmont) ouvre le parcours. Sans surprise, les petits garçons et les petites filles y sont nombreux, car quel âge montre mieux que l’enfance l’heureuse félicité qui descend sur les assoupis ? On la voit resplendir sur le visage de Jean, le premier fils de Monet, qui dans sa sieste, n’est pas loin de ressembler à la poupée sans vie que sa main est sur le point de lâcher. Alors qu’elle avait suivi avec attention le premier sermon à l’église fréquentée par son père, le peintre John Everett Millais, Effie, vêtue comme le petit chaperon rouge, s’est endormie lors du second… Lewis Carroll photographie de même la fillette de l’un de ses collègues d’Oxford, Alexandra Kitchin, elle aussi happée par ses rêves. Et s’il est moins chanceux socialement, Le Marchand de violettes de Fernand Pelez, qui dort assis sur le trottoir, goûte au même repos des justes.

John Everett Millais (1829-1896), Mon deuxième sermon (détail), 1864. Huile sur toile, 97 x 72 cm. Londres, Guildhall Art Gallery.

John Everett Millais (1829-1896), Mon deuxième sermon (détail), 1864. Huile sur toile, 97 x 72 cm. Londres, Guildhall Art Gallery. Photo service de presse. © Guildhall Art Gallery, City of London

Les belles endormies

Certes moins charmants, les adultes ne sont pas non plus exclus de ce bonheur. Le plus souvent, ce sont les femmes qui sont peintes ou sculptées. Venue du musée des Beaux-Arts de Budapest, la Jeune Fille endormie d’un artiste anonyme du XVIIe siècle, qu’on croirait Valentin de Boulogne, nous montre une belle demoiselle la tête dans les bras. On ne sait trop si elle a pleuré (elle tient un mouchoir et son nez est rouge), mais le séjour qu’elle passe dans les bras de Morphée paraît en tout cas pleinement la consoler. La Nuit d’Aristide Maillol et, plus encore, l’endormie aux fesses nues de Jean-Baptiste Carpeaux, laissent apparaître une dimension souvent importante dans ces images : l’érotisme.

Anonyme, Jeune Fille endormie, vers 1615-1620. Huile sur toile, 67,5 x 74 cm. Budapest, Museum of Fine Arts.

Anonyme, Jeune Fille endormie, vers 1615-1620. Huile sur toile, 67,5 x 74 cm. Budapest, Museum of Fine Arts. Photo service de presse. © Budapest, Museum of Fine Arts

Le sommeil : l’origine de la vie, comme son terme

Celui-ci est d’ailleurs abordé un peu plus loin dans le parcours, mais les deux commissaires nous invitent d’abord à revenir aux tout débuts de notre histoire en étudiant les représentations du sommeil dans les textes bibliques et antiques. La Genèse le lie précisément à la symbolique des origines : Adam est endormi lors de la création d’Ève, ainsi que l’illustrent la superbe enluminure du manuscrit du couvent de Chaillot mais aussi le peintre victorien George Frederic Watts dans un tableau tout en verticalité. De même, l’iconographie de l’arbre de Jessé, qui se développe à partir de la fin du XIe siècle, fait naître du sommeil du père de David l’arbre généalogique du Christ. Mais le songe peut aussi être prémonitoire, comme celui de Jacob annonçant la nouvelle Alliance… ou bien source de danger, tel celui du général Holopherne, décapité par Judith. Dans le Nouveau Testament, le sommeil continue d’être multiple et polysémique : l’assoupissement des apôtres au Jardin des Oliviers souligne la solitude de Jésus, mais celui de Jean lors de la dernière Cène est le signe d’un confiant abandon à la volonté divine. À côté des incunables prêtés par la bibliothèque Mazarine, des ivoires ou des sculptures sur bois du musée des Beaux-Arts de Lyon représentent la dormition de la Vierge. De même, plusieurs artistes de la Renaissance peignent l’Enfant Jésus endormi, tantôt menacé par les instruments de la Passion (Antonio Randa), tantôt sous le regard pensif de sa mère (Benvenuto Tisi). Au cœur des Évangiles, la foi en la Résurrection fait comme coïncider le sommeil et la mort, puisque Dieu réveillera tous les hommes pour la vie éternelle.

George Frederic Watts (1817-1904), Endymion, 1903-1904. Huile sur toile, 104,1 x 121,9 cm. Guildford, Watts Gallery.

George Frederic Watts (1817-1904), Endymion, 1903-1904. Huile sur toile, 104,1 x 121,9 cm. Guildford, Watts Gallery. Photo service de presse. © Guildford, Watts Gallery

Hypnos et Thanatos

Les Grecs aussi considéraient les deux états comme très proches : Hypnos et Thanatos sont frères, nés de Nyx, la Nuit, elle-même fille du Chaos originel. Une abondante iconographie en découle, déclinée au fil des siècles, et notamment au XIXe, comme en témoignent les toiles de l’Allemand Simon Petrus Klotz et de l’Anglaise Evelyn De Morgan. Même si la pratique est plus ancienne, le portrait post-mortem se développe également à cette époque, que ce soit en peinture, en sculpture ou en photographie. Certaines célébrités ont ainsi leur masque mortuaire, tel Victor Hugo, photographié par Nadar sur son lit de mort, puis sculpté par Aimé-Jules Dalou d’après l’empreinte effectuée par son praticien Bertault. De même, Monet peint le visage de sa première femme Camille, décédée prématurément à l’âge de 32 ans. Dans ces deux cas, le visage du mort dégage une impression de sérénité et de repos qui tend à confondre sommeil sans fin et sommeil quotidien – très loin de la terrible agonie vécue par la compagne de Ferdinand Hodler, Valentine Godé-Darel, dont les traits crispés et les yeux entrouverts disent à l’inverse que la vie reste une lutte.

Claude Monet (1840-1926), Camille sur son lit de mort, 1879. Huile sur toile, 90 x 68 cm. Paris, musée d’Orsay.

Claude Monet (1840-1926), Camille sur son lit de mort, 1879. Huile sur toile, 90 x 68 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © GrandPalaisRmn (musée d’Orsay) / Patrice Schmidt

Le corps sans défense

Contrastant avec cette section funèbre, la salle suivante s’intéresse à l’amour. Car le sommeil, qui laisse le corps sans défense, favorise aussi le regard érotique de l’autre quand il s’empare d’un être jeune et en bonne santé. Si l’on ne compte pas les scènes de nymphes surprises par des satyres lubriques, Laura Bossi et Sylvie Carlier ont choisi de les exemplifier avec le mythe narrant la séduction de la belle Antiope par Zeus/Jupiter, lequel, pour cette énième coucherie extra-conjugale, prend précisément les traits d’un satyre. Trois versions nous en sont ainsi offertes : la copie de Manet d’après La Vénus du Pardo de Titien, le tableau d’Ingres où la jeune fille est particulièrement lascive, et l’eau-forte de Rembrandt, où l’accent est mis sur le voyeurisme du roi des dieux. L’abandon de la femme est aussi celui du modèle devant l’artiste, comme l’atteste la Femme nue assise dans un fauteuil de Vallotton. D’autres œuvres moins connues viennent fort opportunément compléter cette section et l’on sait gré au musée Marmottan Monet de savoir, à chacune de ses expositions, nous faire (re)découvrir des artistes, en l’occurrence les Italiens Felice Casorati (Meriggio) et Arturo Martini (La Pisana), peintre et sculpteur du premier XXe siècle.

Félix Vallotton (1865-1925), Femme nue assise dans un fauteuil, 1897. Huile sur carton marouflé sur contreplaqué, 28 x 27,5 cm. Grenoble, musée de Grenoble.

Félix Vallotton (1865-1925), Femme nue assise dans un fauteuil, 1897. Huile sur carton marouflé sur contreplaqué, 28 x 27,5 cm. Grenoble, musée de Grenoble. Photo service de presse. © Ville de Grenoble / musée de Grenoble – J.L. Lacroix

Éros endormi

Naturellement, l’homme aussi peut être un obscur objet de désir, et l’histoire de Psyché n’est pas éludée. Si la fameuse interprétation donnée par Simon Vouet est attendue – lorsque la princesse, un genou sur la couche, éclaire de sa lampe à huile Amour endormi dans un lit à baldaquin tendu de rideaux rouges –, on est surpris par l’interprétation de Rodin (qui sculpte dans le marbre un Éros bien actif et entreprenant…) ou encore par la suite gravée de Max Klinger. Le mythe d’Endymion illustre également l’érotisme du corps masculin. Face au célèbre tableau de Girodet, visible grâce à une réplique autographe conservée au musée de Montargis, la toile de Watts dépeint la beauté du pâtre comme aspirée par la déesse de la Lune Séléné.

Dans le monde des rêves…

On pousse ensuite les portes du rêve. Alfred Maury et Léon d’Hervey de Saint-Denys sont les premiers en France à proposer une approche de la question qui se veut scientifique, le premier publiant Le Sommeil et les rêves. Études psychologiques sur ces phénomènes et les divers états qui s’y rattachent (1861), quand le second écrit Les Rêves et les moyens de les diriger (1867). Ces textes pionniers sont aujourd’hui bien oubliés en comparaison de L’Interprétation des rêves que Freud fait paraître à la toute fin du siècle, en 1899. Alors que les Anciens tenaient les songes pour potentiellement prophétiques, vecteurs de messages des puissances divines, le médecin viennois affirme au contraire qu’ils ne nous renseignent non pas sur les événements à venir, mais sur ceux qui nous sont déjà arrivés. La postérité de l’essai sera considérable : André Breton comme Paul Éluard composeront plusieurs poèmes à partir de leurs rêves, Man Ray dessinera les siens au réveil… Ce ne sont pourtant pas des œuvres du mouvement surréaliste que les deux commissaires exposent, préférant rappeler qu’en ce domaine, l’art n’a pas attendu la science pour explorer les contrées de l’inconscient. On peut ainsi voir des scènes datant de la Renaissance comme Le Rêve de Raphaël gravé au burin par Giorgio Ghisi ou L’Apollon endormi peint par Lorenzo Lotto. Mais c’est évidemment le symbolisme, contemporain des recherches savantes sur le rêve, qui est le plus prodigue en images oniriques avec, sous le pinceau d’Odilon Redon, les visages aux yeux clos sur une vision intérieure, et sous la pointe de Klinger, les fascinantes eaux-fortes qui suivent les mystérieuses tribulations d’Un gant.

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), L’incube s’envolant, laissant deux jeunes femmes, fin 1780. Huile sur toile, 86,4 x 110,5 cm. Paris, collection Farida et Henri Seydoux.

Johann Heinrich Füssli (1741-1825), L’incube s’envolant, laissant deux jeunes femmes, fin 1780. Huile sur toile, 86,4 x 110,5 cm. Paris, collection Farida et Henri Seydoux. Photo service de presse. © Collection Farida et Henri Seydoux, Paris

… et des cauchemars

Le songe peut effectivement se parer de couleurs inquiétantes. Un siècle plus tôt, Johann Heinrich Füssli s’était singularisé par ses scènes fantastiques dépeignant un sommeil pour le moins agité, peuplé de cauchemars dus à des incubes maléfiques. Au même moment, intéressé lui aussi par la face sombre des Lumières, Francisco de Goya faisait paraître sa gravure El sueño de la razon produce monstruos, dans laquelle une nuée d’oiseaux nocturnes guette un homme penché sur son bureau, la tête dans les bras, apparemment aussi effondré qu’endormi – le sueño de la razon pouvant être autant le « sommeil » que le « songe » de la raison… Le règne de la rationalité sera contesté par la génération romantique, et les états seconds, entre veille et sommeil, inconscience et lucidité, tels le somnambulisme, la folie ou encore les phénomènes médiumniques, deviendront des sujets picturaux jusqu’à la fin du siècle : Gustave Courbet peint La Voyante, Maximilien Pirner La Somnambule. L’insomnie est abordée plus tardivement, comme si elle était un mal récent, causé par l’agitation frénétique de la grande ville moderne : Le Noctambule d’Edvard Munch promène sa solitude tourmentée dans un intérieur anonyme et froid.

Francisco José de Goya y Lucientes (1746-1828), Le Sommeil, 1790. Huile sur toile, 46,5 x 76 cm. Dublin, galerie nationale d’Irlande.

Francisco José de Goya y Lucientes (1746-1828), Le Sommeil, 1790. Huile sur toile, 46,5 x 76 cm. Dublin, galerie nationale d’Irlande. Photo service de presse. © Photo, National Gallery of Ireland

Opium, laudanum, morphine…

Le réel est parfois tellement insupportable, et le « doux repos » tellement inaccessible, que le sommeil artificiel peut apparaître comme la seule solution. Le neurologue Jean-Martin Charcot – dont on voit un très rare dessin réalisé sous haschisch – expérimente ainsi l’hypnose sur les hystériques de la Salpêtrière, avant d’être imité, pour d’autres cas cliniques, par plusieurs confrères dans toute l’Europe. Les « malades » peuvent toutefois aussi chercher par eux-mêmes l’échappée dans l’alcool ou la drogue. À l’origine de l’opium, du laudanum ou encore de la morphine, le pavot devient ainsi la Fleur de rêves, comme le nomme Fernand Khnopff dans une très élégante nature morte. Mais le sommeil qu’il provoque n’a pas les apparences du bonheur aperçu au début du parcours : affalées et isolées, Les Fumeuses d’opium (1887) de Gaetano Previati proposent plutôt l’image repoussoir d’un désolant abrutissement.

Maximilien Pirner (1854-1924), La Somnambule (détail), 1878. Huile sur toile, 157 x 87 cm. Prague, National Gallery.

Maximilien Pirner (1854-1924), La Somnambule (détail), 1878. Huile sur toile, 157 x 87 cm. Prague, National Gallery. Photo service de presse. © National Gallery Prague 2025

Le réconfort de la chambre à coucher

Fort heureusement, l’exposition s’achève par un réconfortant focus sur la chambre à coucher, où l’on retrouve enfants – tel le petit garçon d’Augustin Rouart, putto dans son oreiller-nuage – comme adultes, souvent de charmantes jeunes femmes, telle celle peinte par Federico Zandomeneghi. Le lit peut aussi être vide : défait, il trahit in absentia l’intimité de celui qui y a dormi, comme dans la surprenante aquarelle de Delacroix. Ultime chef-d’œuvre d’un parcours qui en compte beaucoup, La Phalène de Balthus clôt dans un silence poétique cette passionnante excursion aux côtés d’Hypnos.

Federico Zandomeneghi (1841-1917), Jeune Fille endormie, dit aussi Au lit, 1878. Huile sur toile, 60 x 74 cm. Florence, Palazzo Pitti – Galleria d’Arte Moderna.

Federico Zandomeneghi (1841-1917), Jeune Fille endormie, dit aussi Au lit, 1878. Huile sur toile, 60 x 74 cm. Florence, Palazzo Pitti – Galleria d’Arte Moderna. Photo service de presse. © Gabinetto Fotografico delle Gallerie degli Uffizi

« L’empire du sommeil », du 9 octobre 2025 au 1er mars 2026 au musée Marmottan Monet, 2 rue Louis Boilly, 75016 Paris. Tél. 01 44 96 50 33. www.marmottan.fr

Catalogue, In Fine éditions d’art, 248 p., 32 €.