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Quand Marie-Antoinette et Riesener meublaient Trianon

Table mécanique livrée en 1776 pour la reine Marie-Antoinette à Trianon. Durham (Angleterre), Bowes Museum. Modifiée.

Table mécanique livrée en 1776 pour la reine Marie-Antoinette à Trianon. Durham (Angleterre), Bowes Museum. Modifiée. © The Bowes Museum, Barnard Castle

Entre 1776 et 1783, Jean-Henri Riesener, alors ébéniste ordinaire du Garde-Meuble de la Couronne, livra pour les pièces entresolées de l’appartement de la reine au Petit Trianon trois tables destinées à son usage privé. Nous proposons aujourd’hui d’identifier cet ensemble dispersé à travers plusieurs collections internationales.

Si l’on excepte le déplacement du billard vers l’étage noble en 1784, l’ameublement des pièces de réception du Petit Trianon semble être resté sous Louis XVI à peu près ce qu’il était sous le règne précédent. Le roi ayant en effet cédé à son épouse le petit château « avec les meubles qui en dépendent », livrés pour son grand-père quelques années avant son avènement. En revanche, les pièces entresolées donnant sur le nouveau jardin anglais et destinées à l’usage personnel de la reine furent modifiées et meublées pour satisfaire la commodité et le confort de la souveraine. C’est pour ce modeste appartement que l’ébéniste Jean-Henri Riesener (1734-1806) livra successivement trois tables, dont nous proposons ici l’étude, auxquelles nous joignons celle d’une quatrième table utilisée par la souveraine dans son hameau voisin.

Une table mécanique pour le cabinet des « glaces mouvantes »

Afin de constituer un véritable appartement, là où la comtesse du Barry ne disposait que d’une chambre à coucher, la reine Marie-Antoinette ordonna en 1776 la destruction de l’escalier situé à l’angle nord-est du petit château. À son emplacement, on créa un cabinet doté par Jean-Tobie Mercklein de glaces mécaniques et connu depuis sous le nom de cabinet des « glaces mouvantes ». C’est sans nul doute pour cette nouvelle pièce que Riesener livra une table mécanique en juillet 17761. Remplacée quatre ans plus tard, elle semblait être localisée en 1784 à l’entresol, dans la bibliothèque de la reine, où cette année-là l’ébéniste Paquet restaura une « table mécanique ». Proposé au musée national du château de Versailles en juin 1955, ce meuble fut acquis quelques mois plus tard par le Bowes Museum (Barnard castle, Durham, Angleterre)2 où Francis J. B. Watson l’attribuait déjà pertinemment à Riesener3 en dépit de profondes modifications. Malheureusement, la table n’est alors plus que le reflet de ce qu’elle était lors de sa livraison à la reine. En effet, pour profiter du magnifique plateau marqueté, l’essentiel du décor de marqueterie et, semble-t-il des bronzes, a été remonté et complété au cours du XIXsiècle sur un nouveau bâti. Au plateau reconnu à Londres par Pierre Verlet, on peut ajouter six des douze panneaux « en mosaïque très ouvragé découpé en quantité de compartiments de bois satiné entouré des filets blancs et noirs, garni des rosettes jaune d’épine vinette » et trois des « quatre panneaux du milieu représentant des branches de laurier incrusté dans un fond de satiné gris». La table mécanique désormais au Bowes Museum porte le numéro 2862 de l’inventaire du Garde-Meuble royal, rayé et illisible, ainsi que le « N° 17-1 » de l’inventaire dressé par le Garde-Meuble de la reine vers 1785.

Jean-Henri Riesener, bureau ou « table en bureau » (détail), vers 1783. Utilisé par la reine Marie-Antoinette au hameau de Trianon. Musée national du château de Versailles.

Jean-Henri Riesener, bureau ou « table en bureau » (détail), vers 1783. Utilisé par la reine Marie-Antoinette au hameau de Trianon. Musée national du château de Versailles. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot

Les pérégrinations d’une table à écrire

Le 15 juillet 1780, dans une lettre qu’il adresse à l’impératrice d’Autriche, le comte de Mercy-Argenteau note l’intérêt croissant de la reine de France pour son domaine de Trianon : « Elle s’y rend presque chaque jour, soit le matin, soit l’après-midi. S.M. n’y est suivie que par deux ou trois personnes, hors les occasions des petites-fêtes qu’elle donne au roi et auxquelles il est admis beaucoup de monde ». Cinq jours plus tôt, l’ébéniste ordinaire du Garde-Meuble avait livré pour la reine une autre table. Il s’agissait, cette fois-ci, d’une table à écrire. Avec son riche décor de marqueterie florale et ses contours élégamment soulignés de bronzes dorés, nous pouvons la reconnaître dans la table à écrire achetée par le musée national du château de Versailles en 1988. Dépourvue de son numéro d’entrée au Garde-Meuble, comme d’autres meubles livrés en 1780 pour Compiègne notamment, la datation et le destinataire de cette table sont restés hypothétiques.

La richesse du décor

Du point de vue du style, elle correspond parfaitement à la manière de Riesener en cette année 1780 et ne peut donc guère avoir été livrée bien après. Le mémoire de l’ébéniste, auquel elle correspond en tout point, précise qu’elle a été livrée pour le « cabinet intérieur » de la reine au Petit Trianon : « Une table à écrire de marqueterie de 30 pouces de large, sur 18 pouces de profondeur et 25 pouces de haut composé d’un grand corps de tiroirs fermant à clef et d’une tablette couvert de velours noir, bordé d’un galon d’or, ajusté à coulisse, ayant un autre tiroir à côté garni d’un écritoire savoir encrier, poudrier et épongier de cuivre argenté. La marqueterie composée de plusieurs compartiments et panneaux de mosaïque, découpé en bois satiné en forme de losange de différentes grandeurs, avec des filets blancs et noirs, ajusté suivant les ombres du tableau, garni des rosettes, de racine d’épine, vinette, formant des fleurs de soleil, le panneau du dessus au milieu, formant un ovale, représentant un groupe de fleurs coloré, imitant la peinture en pièces de rapport et en marqueterie ombré, incrusté dans un fond de satiné. Richement orné de chapiteaux, sabots et quantité de tiges, ornant tous les vivarêts, plusieurs moulures environnant tous les panneaux de marqueterie, le dessus environné d’une moulure de bronze ciselé, formant un rebord, le tout de bronze ciselé et doré d’or moulu, pour ce la somme de… 2480 livres [réduit à 2400 livres]». Cette livraison précède de quelques mois, en novembre 1780, celle d’une autre table à écrire d’un décor et d’une richesse similaires pour la reine au château de Compiègne6, très probablement conservée aujourd’hui en Angleterre, à Waddesdon Manor. Le numéro que porte la table livrée à Trianon en juillet 1780 semble indiquer qu’elle avait quitté, vers 1785, l’appartement de la reine au profit de l’attique du petit château.

 Jean-Henri Riesener, table à écrire, 1780. Livrée en juillet 1780 pour le cabinet intérieur de la reine Marie-Antoinette au Petit Trianon. Musée national du château de Versailles.

Jean-Henri Riesener, table à écrire, 1780. Livrée en juillet 1780 pour le cabinet intérieur de la reine Marie-Antoinette au Petit Trianon. Musée national du château de Versailles. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Daniel Arnaudet / Hervé Lewandowski

Une table livrée… et rachetée par Riesener

Si en 1782 les deux enfants de la reine avaient été logés au Grand Trianon, l’année suivante, la reine de France choisit de loger sa fille, Marie-Thérèse Charlotte de France dite Madame Royale, au Petit Trianon où on aménagea pour la princesse un appartement à l’attique, donnant sur le jardin français. La reine elle-même ne fut pas en reste : cette année-là, l’ébéniste ordinaire du Garde-Meuble de la couronne livra pour la souveraine un secrétaire en armoire (Londres, Wallace collection) accompagné d’une nouvelle table à écrire (Waddesdon Manor). La richesse de ces meubles peut surprendre. Tous deux semblent, à dire vrai, plus dignes de l’opulence versaillaise que de la prétendue simplicité de Trianon. La disparition des mémoires de l’ébéniste pour l’année 1783 et le laconisme de la mention d’entrée de la table au journal du Garde-Meuble7 ont entraîné des confusions, en rapprochant notamment la table réalisée en 1783 du mémoire de celle livrée en 1780, bien que ce dernier ne mentionne pas de tablette d’entrejambe. Dépourvue, comme la table précédente, de son numéro d’entrée au registre du Garde-Meuble, son extrême richesse ne laisse néanmoins pas de doute quant à l’identité de son destinataire. Aliénée lors des ventes révolutionnaires, c’est son auteur, Jean-Henri Riesener lui-même, qui racheta pour 3210 livres, le 30 septembre 17938, la table qu’il avait livrée dix ans plus tôt. Quelque peu modifiée9, cette dernière fut acquise par le baron Ferdinand de Rothschild (1839-1898) en 1882 (vente Hamilton Palace) pour 6 000 livres sterling. Elle fut finalement léguée à la nation anglaise par le neveu du baron Ferdinand, James de Rothschild, en 1957, et est désormais exposée à Waddesdon Manor.

Jean-Henri Riesener, table à écrire, vers 1782-1783. Livrée en 1783 pour la reine Marie-Antoinette à Trianon. Waddesdon Manor, National Trust.

Jean-Henri Riesener, table à écrire, vers 1782-1783. Livrée en 1783 pour la reine Marie-Antoinette à Trianon. Waddesdon Manor, National Trust. © Photo Waddesdon Image Library, Mike Fear

Une « table en bureau »

Les documents font défaut pour étudier l’ameublement du hameau de Trianon. On sait toutefois que la reine de France usait dans cette partie de son domaine non d’une table à écrire mais d’un bureau revenu dans les collections nationales en 2011. Plus rare que les tables à écrire10, ce type de meuble est désigné dans les archives sous les termes de « table en bureau », « table en forme de bureau » ou plus simplement « bureau ». Du grand bureau plat, ces tables conservent sinon les dimensions, du moins les proportions. Elles se distinguent des tables à écrire par l’absence de tablette « tirante » en façade d’une part et, d’autre part, par l’absence de tiroir aménagé pour recevoir le nécessaire à écrire, caractéristique des tables à écrire. Pour pallier cette dernière absence, le bureau de la reine à Trianon était accompagné d’une écritoire en ébène et bronze doré, offerte au musée national du château de Versailles par madame Kraemer en 197011. Notons qu’en 1784, Riesener fournit pour l’intendant du Garde-Meuble à Paris un bureau accompagné d’une « écritoire de bois d’ébène garni de 3 pièces argenté ». Ce rapprochement peut laisser penser que l’écritoire aujourd’hui à Versailles, également en ébène, fut, elle aussi, livrée par Riesener avec le bureau qu’elle accompagnait.

Écritoire. Ébène et bronze doré. Peut-être livrée en 1783 par Jean-Henri Riesener avec le bureau qu’elle accompagnait. Musée national du château de Versailles.

Écritoire. Ébène et bronze doré. Peut-être livrée en 1783 par Jean-Henri Riesener avec le bureau qu’elle accompagnait. Musée national du château de Versailles. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot

Une livraison en 1783 ?

Le bureau revenu à Versailles en 2011 peut être, selon nous, daté de l’année 1783. Son placage d’amarante et son décor de bronze doré semblent rejeter une datation postérieure à 1785. Par ailleurs, un résumé des livraisons de Jean-Henri Riesener pour l’année 1783 mentionne, à la date du 24 décembre 1783, l’arrivée d’un « bureau » d’un prix de 1 200 livres12. Néanmoins, si ce bureau est bien livré pour la reine, il est livré à Versailles et non à Trianon. Pourrait-il s’agir d’une livraison pour le cabinet doré de la reine à Versailles pour lequel Riesener avait réalisé l’extraordinaire ensemble plaqué en laque du Japon en début d’année, solution provisoire en attendant l’arrivée d’une autre table, en laque cette fois-ci, mais en 1784 seulement13 ? Le bureau aurait ainsi peut-être rejoint Trianon après 1784. C’est au boudoir du hameau, maison située au sud de la maison de la reine, que la souveraine semble avoir utilisé ce meuble, comme le laisse penser le numéro commun inscrit sur le bureau et l’écritoire.

Le bureau et l’écritoire portent tous les deux la mention « Du n° 84 ».

Le bureau et l’écritoire portent tous les deux la mention « Du n° 84 ». © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot

De retour à Versailles

Entré dans les collections de la branche française de la famille de Rothschild au cours du XIXsiècle, le bureau a été transformé en bonheur-du-jour par l’ajout d’un casier. C’est ainsi qu’il a été exposé à Versailles en 1955, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de la reine de France, puis vendu à Paris, à l’hôtel Drouot, en juin 199714. Après être passé par le marché de l’art parisien, il a finalement retrouvé sa forme initiale et a rejoint les collections nationales françaises en 2011 grâce au mécénat conjugué de LVMH et de Sanofi-Aventis. Si ces meubles ont su retenir l’attention de prestigieux collectionneurs, force est de constater que leurs fortunes furent diverses et qu’il a fallu souvent les modifier pour les adapter au goût ou aux usages ; ils nous sont rarement parvenus intacts. Ainsi, des quatre exemples étudiés ici, seule la table livrée à l’été 1780 semble n’avoir jamais subi de modification. En outre, des considérations stylistiques permettent aujourd’hui de compléter la documentation archivistique et ainsi d’affiner la datation de ces tables en les resituant plus précisément dans l’abondante production du maître ébéniste. Notons enfin qu’aucun de ces meubles ne semble avoir été spécialement exécuté pour la reine, ils semblent avoir été simplement choisis afin de répondre à un besoin.

Jean-Henri Riesener, bureau ou « table en bureau », vers 1783. Utilisé par la reine Marie-Antoinette au hameau de Trianon. Musée national du château de Versailles.

Jean-Henri Riesener, bureau ou « table en bureau », vers 1783. Utilisé par la reine Marie-Antoinette au hameau de Trianon. Musée national du château de Versailles. © RMN-Grand Palais (château de Versailles) / Gérard Blot

Je remercie mesdames Stephanie Fletcher, Marie-Laetitia Lachèvre et messieurs Paolo de Tuoni et Andy McDougall.

1 Pierre Verlet, grand spécialiste du mobilier royal au XVIIIsiècle, en a reproduit le mémoire de Riesener daté du 18 juillet 1776 et l’entrée au journal du Garde-Meuble daté du 28 juillet suivant (French royal furniture, Barrie and Rockliff, 1963, pp. 127-128).

2 M.D.N. « The fate of a French bureau », The museums Journal, volume 55, October 1955, n° 7, pp. 169-171. La table mécanique a également été montrée en 1965 à l’occasion de l’exposition « French art from Northern collections, the Bowes museum, Barnard castle », 7 juillet-31 août 1965, n° 21 du catalogue, non reproduite.

3 Garlick David, « Treasures of decorative art in the Bowes museum », Apollo : the magazine of the arts, February 1968, p. 115.

4 Cité par Pierre Verlet, op. cit., p. 127. Le revers du bâti du nouveau meuble est nu.

Archives Nationales, O/1/3627. Pierre Verlet en avait reproduit son entrée au journal du Garde-Meuble dès 1959 mais en l’associant à la table à écrire livrée en 1783 (Verlet, P., « Some Versailles furniture preserved at Waddesdon », The Burlington Magazine, numbers 676/7, volume CI, July-August 1959, pp. 267-271.). cf. ci-après.

6 Rondot B. dans cat. expo. Marie-Antoinette and the Petit Trianon at Versailles (San Francisco, 2007), cat. n° 42, pp. 114-[115].

7 Archives Nationales, O/1/3320 : « Du 8 [mars 1783]. pour le service de la Reine au château de Trianon. 3209. Une table à écrire de marqueterie ».

8 Archives départementales des Yvelines, IIQ70, 6cahier : « 2340. Item une table à écrire en bois de palissandre en mosaïque richement ornée de bronze doré d’or moulu de l’article [blanc] adjugée pour trois mille deux cent dix livres au citoyen Riesener de Paris ci… 3210 livres. ». Le même jour il avait racheté le secrétaire en suite.

9 Baulez Christian, « Toute l’Europe tire ses bronzes de Paris » dans Bernard Molitor 1755-1833 : ébéniste parisien d’origine luxembourgeoise. Luxembourg : ville de Luxembourg, 1995, pp. 81-82. La table semble avoir perdu « l’anneau en fleurs » doré par François Rémond qui devait figurer sur un des panneaux de la frise dont la marqueterie a vraisemblablement été modifiée. Voir également, Jean-Henri Riesener : cabinet maker to Louis XVI and Marie-Antoinette, collectif, Philip Wilson Publishers, 2020, pp. 164-167.

10 Comme le souligne M. Gérard Mabille, « Le bureau de Marie-Antoinette au hameau de Trianon », La revue des musées de France, Revue du Louvre, juin 2011, n° 3, p. 17. Notons néanmoins que c’est pour une « table à écrire » que l’avis d’appel à mécénat a été publié pour ce meuble au Journal officiel de la République française du 8 décembre 2010.

11 Le bureau et l’écritoire portent tous les deux la mention « Du n° 84 ».

12 A.N., O13628.

13 Par Dominique Daguerre (Adam Weisweiler, Paris, musée du Louvre, OA 5509).

14 Collection privée, Louveciennes (Yvelines) ; Succession de Madame B. Paris, Drouot, PIASA, 11 juin 1997. lot n° 152.