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Les Marcille collectionneurs de Chardin, une passion orléanaise

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Le Panier de fraises des bois (après restauration) détail, 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Paris, musée du Louvre.

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Le Panier de fraises des bois (après restauration) détail, 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse © C2RMF / Thomas Clot

Jusqu’au 11 janvier 2026, Le Panier de fraises des bois de Jean Siméon Chardin, acquis par le Louvre l’an dernier, est à l’honneur au musée des Beaux-Arts d’Orléans. Un prêt riche de sens puisque ce « Trésor national » appartenait vers le milieu du XIXe siècle aux Marcille, dynastie de collectionneurs orléanais dont le destin est inextricablement lié à l’histoire du musée. Voilà l’occasion rêvée d’évoquer les liens tissés entre un magicien de la nature morte et de clairvoyants défenseurs de la peinture du XVIIIe siècle.

Après une halte à Lens, Clermont-Ferrand et Brest, ce chef-d’œuvre fait un retour remarqué à Orléans.

Douze œuvres réunies autour du panier

Il rejoint ainsi La Fontaine de Chardin, également passée dans les collections Marcille et prêtée au musée par un collectionneur depuis mars 20241. « De fil en aiguille, confie l’énergique directrice des lieux Olivia Voisin, j’ai pu rassembler autour du Panier de fraises des bois tout juste restauré douze œuvres ayant appartenu aux Marcille, prêtées par leurs descendants et de prestigieux musées2. » Un tour de force qui permet de jeter une lumière bienvenue sur ces collectionneurs qui défendirent en pionniers le XVIIIe siècle français bien avant les frères Goncourt, mais qui furent bien peu soucieux d’assurer leur propre postérité.

Une délicate restauration

Passée entre les mains expertes des équipes du C2RMF, l’œuvre révèle à présent toute la délicatesse du travail de Chardin, une touche « presque impressionniste sur le cône de fraises ». L’amincissement du vernis irrégulier et oxydé permet de retrouver intact le plaisir qu’éprouvaient les Goncourt face à l’œuvre : « Voyez ces deux œillets : ce n’est rien qu’une égrenure de blanc et de bleu, une espèce de semis d’émaillures argentées en relief ; reculez un peu ; les fleurs se lèvent de la toile à mesure que vous vous éloignez ».

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Le Panier de fraises des bois (après restauration), 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Paris, musée du Louvre.

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Le Panier de fraises des bois (après restauration), 1761. Huile sur toile, 38 x 46 cm. Paris, musée du Louvre. Photo service de presse © C2RMF / Thomas Clot

Une famille d’entrepreneurs sensibles aux arts

Marchant dans les pas du peintre, mécène et collectionneur Aignan-Thomas Desfriches (1715-1800), père du musée ­d’Orléans qui sut impulser chez ses concitoyens une vive passion pour les arts, François Marcille (1790-1856) prend en 1822 le chemin de Paris pour se former à la peinture qu’il ne pratiquera qu’en amateur (mais non sans talent, comme en témoigne son Autoportrait à l’âge de 35 ans). Issu d’une famille d’entrepreneurs sensibles aux arts, le jeune homme court brocantes et salles des ventes avec son ami Louis La Caze, et parvient à réunir une extraordinaire collection de 4 500 œuvres d’écoles et de périodes variées (en réalité des dizaines de milliers, estime Olivia Voisin !).

François Marcille (1790-1856) , Autoportrait, 1825. Huile sur toile, 54 x 46 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts, offert en 1895 par Angèle Noémie Huau, nièce de François Marcille.

François Marcille (1790-1856) , Autoportrait, 1825. Huile sur toile, 54 x 46 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts, offert en 1895 par Angèle Noémie Huau, nièce de François Marcille. Photo service de presse. © MBA Orléans

Le collectionnisme en partage

Mais il choisit de faire la part belle aux maîtres alors négligés du XVIIIe siècle, tirant habilement parti de la faible cote des Pater, Boucher et Fragonard. Ses deux fils héritent de ses talents de peintre et de collectionneur : connaisseur hors pair partageant sa vie entre Paris et la cité johannique, Eudoxe (1814-1890) s’illustre par son zèle à la tête du musée d’Orléans durant les vingt dernières années de sa vie, tandis que son cadet, Camille (1816-1875), s’installe à Oisème non loin de Chartres, ville dont il dirigera également le musée. Dans le cadre enchanteur de son château du Goulet, qu’il immortalise dans une aquarelle prêtée par ses descendants, Camille se consacre à la peinture tout en ouvrant sa galerie aux amateurs. Soulignons que c’est au contact des frères Marcille et de leurs chefs-d’œuvre que les Goncourt affûtent leur œil, avant de contribuer avec éclat à la réhabilitation de l’art du Siècle des Lumières.

« François Marcille ramassa par centaines ces perles de la peinture française jetées sur le pavé »

Paul de Saint-Victor, 1876.

Chardin « au-dessus de Raphaël »

Par-delà leurs singularités, les trois Marcille ont nourri une même passion pour Chardin, grand ami de Desfriches et qui avait plusieurs fois séjourné à Orléans. À une époque où ses « fruits peints ne se vendaient guère plus cher qu’au marché3 », François réunit pas moins de trente Chardin, trente natures mortes éblouissantes et scènes de genre muettes que ses fils se partagent après sa mort4. Aucune, pourtant, n’a jamais rejoint les cimaises d’Orléans, alors que quelques œuvres d’autres artistes ayant appartenu à ces amateurs exigeants ont intégré les collections municipales par le biais de dons et d’achats (on peut admirer au deuxième étage un Portrait d’homme par Tintoret ou Diogène cherchant l’homme de Pieter van Mol). Longtemps, Chardin qu’ils « mett[aient] tous au-dessus de Raphaël5 » est demeuré un grand absent du musée d’Orléans, où il n’a fait son entrée qu’en 1991, grâce à l’acquisition du célèbre Autoportrait aux bésicles (1773) dont le Louvre possède plusieurs versions. On admire cet audacieux pastel tardif à côté du « portrait » inédit brossé par Camille Marcille, qui imagine le maître en train de peindre la Nature morte à la raie et panier d’oignons alors en sa possession (Wadsworth Atheneum d’Hartford).

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Autoportrait aux bésicles, 1773. Pastel, 45,5 x 38 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts, acquis par préemption en douane en 1991.

Jean Siméon Chardin (1699-1779), Autoportrait aux bésicles, 1773. Pastel, 45,5 x 38 cm. Orléans, musée des Beaux-Arts, acquis par préemption en douane en 1991. Photo service de presse. © MBA Orléans

Fraises, chaudrons et côtelettes

Point de départ et clou de l’accrochage, Le Panier de fraises des bois a déjà fait dans nos pages l’objet d’un article détaillé sous la plume de Carole Blumenfeld (EOA n° 587, pp. 68-71). Rappelons tout de même que l’œuvre fut exposée au Salon en 1761 avant de disparaître durant un siècle. Charles Blanc et les frères Goncourt sont les premiers à la mentionner chez Eudoxe Marcille, qui, selon Olivia Voisin, la tenait nécessairement de son père. Conservé par ses descendants, ce petit bijou de dépouillement et d’équilibre est finalement acquis en février 2024 par le Louvre pour la somme record de 24,3 millions d’euros (EOA n° 606, pp. 22-23)6. De retour à Orléans, l’œuvre est dévoilée en majesté à côté de deux natures mortes des années 1731-1733, marquées par une recherche de vérisme caractéristique de cette première période (musée de Picardie, musée Jacquemart-André). Chaudrons rutilants, torchons, harengs, chou, poêlon et côtelettes y sont habilement disposés sur de sobres margelles de pierre.

Se confronter à la figure

C’est dans un semblable intérieur de cuisine dominé par les teintes ocres que Chardin fige quelques années plus tard, « dans le goût de Teniers », une jeune servante tirant de l’eau à une fontaine de cuivre. Cette composition très aboutie contribuait à prouver que, loin de se cantonner aux animaux et aux fruits, il pouvait se confronter avec succès à la figure. Si la première version de La Fontaine, dévoilée au Salon de 1737, est aujourd’hui conservée au Nationalmuseum de Stockholm, cette répétition prêtée par un collectionneur et que les Goncourt considéraient comme « un maître tableau » a bénéficié d’une remarquable restauration.
C’est également dans les riches collections du musée suédois qu’est conservée L’Économe, commande de la future reine Louise Ulrike aujourd’hui malheureusement très dégradée, ce qui ne rend que plus précieuse l’esquisse dénichée par François Marcille puis rachetée par Eudoxe7. « Quel prodige ! », confie ce dernier avec émotion, dans le commentaire rédigé sur l’étiquette qu’il avait l’habitude de placer au revers des œuvres (les siennes comme celles du musée). Peinte dès 1731-1732, Huit Enfants jouant avec une chèvre, imitant un bas-relief en plâtre, a connu le même destin ; cette œuvre n’avait plus été exposée au public depuis la grande rétrospective Chardin de 1979. Ce singulier motif auquel le peintre s’adonne plutôt dans la deuxième partie de sa carrière permet de souligner combien les Marcille ont apprécié toutes les facettes de l’œuvre du maître.
À travers cette réunion de joyaux insignes et de compositions inédites, c’est un pan de l’histoire du musée et de ses bienfaiteurs que relate ici Olivia Voisin8. Elle démontre aussi son talent à susciter la générosité des collectionneurs au service du musée ­d’Orléans, en digne héritière de Desfriches et des Marcille.

Jean Siméon Chardin (1699-1779), La Fontaine, vers 1733. Collection particulière.

Jean Siméon Chardin (1699-1779), La Fontaine, vers 1733. Collection particulière. © Photo D.R.

« Les Chardin des Marcille. Une passion orléanaise », jusqu’au 11 janvier 2026 au musée des Beaux-Arts, place Sainte-Croix, 45000 Orléans. Tél. 02 38 79 21 86. www.museesorleans.fr

1 L’œuvre a été mise à l’encan chez Christie’s le 22 novembre 2021 par un descendant d’Eudoxe Marcille.

2 Olivia Voisin prépare actuellement une publication sur ces collectionneurs de premier plan que leur grande discrétion a contribué à laisser dans l’ombre. 

3 Le critique Paul de Saint-Victor dans la catalogue de la vente après décès de Camille Marcille, en 1876.

4 Eudoxe et Camille en reçoivent une partie en héritage et rachètent les autres au début de l’année 1857, lors de l’extraordinaire vente après décès dispersant la collection paternelle.

5 Lettre de Camille Marcille aux Goncourt, 7 octobre 1863.

6 Record battu le 12 juin 2024 par Le Melon entamé de 1760 (27,3 millions d’euros chez Christie’s Paris, voir EOA n° 611, pp. 74-78), qui avait appartenu à François puis Camille Marcille. L’acheteur n’ayant pas honoré son paiement, il a finalement été acquis par le Kimbell Art Museum de Forth Worth, Texas.

7 Proposée par des descendants chez Sotheby’s le 11 juin dernier (600 000/800 000 €), l’œuvre n’a pas été vendue.

8 On peut par exemple admirer, dans l’exposition célébrant dix ans d’acquisitions de dessins, le délicat Portrait de Charlotte de Talleyrand-Périgord dessiné en 1805 par Pierre-Paul Prud’hon, autre artiste qui fascinait les Marcille. Ce joyau de leurs collections, vendu par des descendants chez Christie’s en 2021, a été offert au musée sous réserve d’usufruit par Véronique et Louis-Antoine Prat.