Malmaison, l’émotion de l’Histoire

Auguste Garnerey, Vue du château de Malmaison du côté du jardin, vers 1810. Aquarelle, 16,3 x 24,3 cm. © RMN (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) – F. Raux
Le 25 janvier 1904, le château de Malmaison, maison de plaisance du couple consulaire puis impérial, devenue après le divorce la demeure personnelle de l’Impératrice, était donné avec son parc et ses dépendances à l’État par Daniel Iffla, dit Osiris. Le 12 août 1896, il avait enchéri, mû, dira-t-il, par une évidence qui s’imposait à lui, que cette demeure d’Histoire ne pouvait connaître le dédain, l’oubli et la disparition. Le monument, que les vicissitudes n’avaient pas épargné durant tout le XIXe siècle, était alors en ruines.
Daniel Iffla le sauvait ainsi de la destruction, le restaurait en quelques années avant de le donner avec un parc de 6 hectares, exsangue au regard des 700 hectares du domaine d’origine. Ce n’est pas le parc qui l’avait séduit, il était dépecé ; ni la demeure, elle était délabrée ; ni les œuvres de goût de l’ancienne détentrice des lieux, elles étaient depuis bien longtemps dispersées. C’est l’Histoire qui l’avait conduit. Deux ans plus tard le musée ouvrait et, le 19 mai 1905, le château de Malmaison et ses dépendances avaient été classés au titre des Palais nationaux. En 1927, Malmaison devenait musée national.
Une mémoire, un domaine
Quelques mois plus tôt, le 4 novembre 1926, les Américains Edward Tuck et son épouse, Julia Stell, donnaient aux musées nationaux, sous réserve d’usufruit, le château de Bois-Préau, ses annexes et un parc de 18 hectares qu’ils avaient acquis six ans auparavant. Ces généreux mécènes, étrangers de surcroît, conseillés par le conservateur de l’époque, Jean Bourguignon, en léguant cet exceptionnel ensemble en bordure de Rueil, favorisaient ainsi la reconstitution partielle du domaine de Joséphine, ce vaste foncier construit patiemment. S’ils ignoraient sans doute dans le détail les acquisitions de Joséphine ou le destin du parc au temps du prince Eugène, ils savaient combien le couple impérial avait, des années durant, tenté d’acquérir cette propriété et comment il avait échoué à convaincre Melle Julien, laquelle, avec une indifférence héroïque, avait résisté aux pressions du pouvoir. Le 6 novembre 1939, l’ensemble était rattaché au domaine de Malmaison. Le même jour, le domaine de Bois-Préau était classé parmi les Palais nationaux. Là encore, l’Histoire s’était imposée. Le musée ouvrit en 1958. Et dans la foulée, le 2 avril 1963, l’État acquérait le terrain qui assurait le lien entre les deux châteaux pour en faire un parking et anticiper sur le développement culturel du site. À consulter les chiffres de fréquentation, le public était au rendez-vous. 
Plan des châteaux et parcs de Malmaison et Bois-Préau, vers 1820. © RMN (musée des châteaux de Malmaison et de Bois-Préau) – G. Blot
Trois sites, une institution
Les années 1920 avaient vu éclore deux autres projets napoléoniens. Le 15 janvier 1924, le prince Victor Jérôme Napoléon faisait don à l’État de la « maison Bonaparte » à Ajaccio avec ses dépendances, à condition d’en laisser le libre accès aux visiteurs au moins trois jours par semaine. Elle fut rattachée à Malmaison en 1967 (voir « La maison de Bonaparte à Ajaccio »). S’y ajouta le projet du baron Gourgaud et de son épouse, qui léguèrent en 1933 à l’État pour être incorporés aux musées nationaux leurs biens de l’île d’Aix : la maison de l’Empereur, les jardins la jouxtant, les collections la garnissant, regroupés sous le nom de Fondation Gourgaud (voir « Les musées de l’île d’Aix » et « La maison de Bonaparte à Ajaccio »). Le Musée africain suivit en 1952. Tous deux furent rattachés à Malmaison en 1959. Parallèlement était placé sous son contrôle scientifique le fonds des Domaines français de Sainte-Hélène, considérablement enrichi dans les années 1990 de la collection constituée par Gilbert Martineau et Michel Dancoisne-Martineau, conservateurs des Domaines français. Si ces sites se sont naturellement fédérés autour de Malmaison, c’est qu’ensemble ils s’enracinent dans l’Histoire, retraçant le parcours du héros depuis sa naissance (Ajaccio), son rôle politique et militaire au temps du Consulat ainsi que sa vie de couple (Malmaison), son départ pour l’exil (île d’Aix), sa mort (Sainte-Hélène). C’est ce remarquable et unique fil conducteur autour du destin exceptionnel de l’homme, de Napoléon Bonaparte, qui fait toute la singularité, la force et la cohérence de ce réseau, renforcé par son érection en service à compétence nationale le 16 décembre 1998. L’entrée, au même moment, dans les collections nationales des œuvres prestigieuses de la famille impériale entraînait certaines répartitions entre Fontainebleau et Compiègne et renforçait les missions du château comme musée du Consulat et panthéon de Joséphine.

Léonard-Alexis Daligé de Fontenay, Maison natale de Napoléon Iᵉʳ à Ajaccio, 1849. Huile sur toile, 38 x 46 cm. © akg-images – L. Lecat
Du rêve d’Osiris…
L’objectif assigné à l’État en 1904 par Daniel Iffla était de créer un « musée spécial » dont la première mission était de « réintégrer tous les meubles et objets qui [avaient] garni la Malmaison du temps du Premier consul et de l’impératrice Joséphine ». Il ouvrait ainsi le champ de la chronologie, depuis le Consulat durant lequel Malmaison hébergea si souvent les discussions et décisions fondatrices du nouveau régime jusqu’au temps de Joséphine, antérieur et postérieur au divorce. Le second objectif assigné par Daniel Iffla à ce musée était d’y placer « tous objets de même nature et de la même époque ». Autrement dit, bien avant la réflexion fondée sur les états historiques pour remeubler les demeures souveraines, Daniel Iffla avait, pour ainsi dire, eu la prescience, pour Malmaison, des deux directions susceptibles de dessiner une politique muséale : non seulement remeubler la demeure telle qu’elle se présentait sous le Consulat comme au temps de Joséphine, en recherchant des œuvres d’origine, mais aussi collecter plus largement des équivalences afin de devenir une référence en matière d’arts décoratifs pour la période. Le choix de traquer, ces trente dernières années, les œuvres que Joséphine collectionnait – peintures, porcelaines et sculptures, pour citer les plus emblématiques – ou dont elle avait souhaité s’entourer a contribué à faire de Malmaison, une demeure de charme, historiquement et abondamment meublée, l’illustration parfaite du goût raffiné de la maîtresse des lieux.

Le musée Napoléon de l’île d’Aix. © imageBROKER / Alamy Banque d’Images
… aux musées d’aujourd’hui
Très vite identifiée par le public comme la demeure de Joséphine et comme le lieu de référence de la mémoire et des arts du Directoire et du Consulat, elle offre un parcours riche et varié, mêlant des pièces restaurées dans un état historique constamment enrichi (la chambre de l’Empereur, le boudoir de l’Impératrice) et des aménagements muséographiques repensés (il y a quelques années le pavillon Osiris, plus récemment la salle consacrée à l’hôtel de la rue de la Victoire). Un programme dynamique d’expositions et de publications a su également attirer l’attention du grand public sur une autre facette de la personnalité de l’Impératrice : son intérêt pour les sciences naturelles et sa passion pour les jardins et la botanique. Le développement de cet axe a ouvert la voie à une meilleure adéquation historique du parc et à de fructueux partenariats avec la Petite Malmaison, demeure privée, remarquable vestige de la partie maçonnée de la fastueuse serre chaude. L’attention de nos contemporains à la biodiversité ne peut qu’être sensible aux préoccupations naturalistes d’une Joséphine qui s’attache à collecter à travers le monde, à acclimater graines et plantes, à collectionner les variétés comme celles des roses. La richesse de Malmaison et des sites qui lui sont rattachés se fonde sur cette alchimie unique du dedans et du dehors, de l’intime et de l’officiel, du délassement et de la représentation, dans cette rencontre insolite de deux êtres d’exception, d’un jeune officier corse et d’une créole d’Ancien Régime dont les ambitions s’épousèrent. Pour avoir capté un moment de leur destin singulier, ces maisons sont bien plus que des musées aux prestigieuses collections, plus que des demeures aux charmes d’antan ; ce sont des lieux où l’Histoire parle à l’émotion, où l’Histoire rencontre chaque passant. C’est à cette redécouverte sensible que ce dossier, porté par l’ensemble de l’équipe scientifique, vous invite, en cette année du bicentenaire, à travers autant d’éclairages que les prismes d’un diamant précieusement taillé.

Vue de la bibliothèque de l’Empereur. Sur la cheminée, un buste d’empereur romain déposé par le musée du Louvre. Au plafond, le décor peint par Louis Lafite d’après un dessin de Charles Percier. © Marion Pinoges





