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Camille Pissarro : le grand atelier de la modernité s’installe à Bâle

Camille Pissarro, La Cueillette des pommes, Éragny, 1887-1888. Huile sur toile, 60 x 73 cm. Dallas, Dallas Museum of Art, Munger Fund.

Camille Pissarro, La Cueillette des pommes, Éragny, 1887-1888. Huile sur toile, 60 x 73 cm. Dallas, Dallas Museum of Art, Munger Fund. Photo service de presse. © Dallas Museum of Art

Le Kunstmuseum de Bâle présente une importante exposition rétrospective de l’œuvre de Camille Pissarro (1830-1903), considéré sous l’angle de ses collaborations avec d’autres artistes. Plus de cent-quatre-vingts œuvres du maître et de ses amis mettent en lumière le rôle déterminant du plus âgé des impressionnistes dans la formation de figures majeures telles Cezanne, Gauguin ou Seurat.

Par Christophe Duvivier, directeur des musées de Pontoise et co-commissaire de l’exposition

Âgé de neuf ans de plus que Cezanne et de dix de plus que Monet, Pissarro est le seul avec Degas à avoir pratiqué toutes les techniques, de la peinture à l’eau-forte en passant par la tempera et le pastel, remettant, jusqu’à la fin de sa vie, constamment en question son écriture picturale en fonction des motifs et des médiums. Bien au-delà du monde rural auquel on l’associe spontanément, son œuvre accorde une place importante à la figure humaine comme aux vues urbaines faisant de lui le peintre de Paris et des ports normands.

Pissarro, instigateur et réformateur de l’impressionnisme

Au début des années 1870, Camille Pissarro fut le véritable instigateur de l’organisation des expositions du groupe d’artistes que l’Histoire retiendra sous le nom d’impressionnistes. Il en fut aussi le réformateur à partir de 1885, pressentant le premier ce qu’il est convenu d’appeler la « crise de l’impressionnisme ». Si on relève bien souvent qu’il fut le seul à participer aux huit expositions du groupe et qu’il y mit fin en imposant la génération néo-impressionniste en 1886, on méconnaît son rôle d’intellectuel désireux de se démarquer de toutes les organisations officielles en conformité avec sa philosophie humaniste et anarchiste. En 1874, en initiant les expositions d’un « groupe de peintres indépendants », Pissarro a offert aux impressionnistes une extraordinaire visibilité historique. Il a insufflé une dynamique abstraite au sein de la peinture française en substituant à l’idée de tableau celle de peinture, en libérant cette dernière du sujet, et en interrogeant la réalité même du motif pictural par son travail sériel.

Camille Pissarro, Autoportrait, 1873. Huile sur toile, 55,5 x 46 cm. Paris, musée d’Orsay.

Camille Pissarro, Autoportrait, 1873. Huile sur toile, 55,5 x 46 cm. Paris, musée d’Orsay. Photo service de presse. © RMN-Grand-Palais – Franck Raux

Degas et Pissarro : 1879, l’invention de la gravure impressionniste

Camille Pissarro s’intéresse à la gravure dès 1863, puis la redécouvre chez le docteur Gachet en 1873, quand il réalise quelques eaux-fortes en compagnie de Cezanne et Guillaumin. C’est toutefois à l’invitation d’Edgar Degas, à partir de 1878 et surtout en 1879, qu’il développe avec ce dernier une collaboration fructueuse dans le domaine de l’estampe. Degas a l’avantage de posséder une presse à taille-douce depuis 1876 et les deux peintres bénéficient des conseils techniques de Félix Bracquemont. Ils impliquent alors Mary Cassatt dans un projet de revue intitulée Le Jour et la nuit pour célébrer cet impressionnisme du noir et blanc qui très vite s’oriente vers des recherches chromatiques. Degas encre, pour des tirages d’essai en une ou plusieurs couleurs, des plaques gravées à l’aquatinte par Pissarro dévoilant ainsi leur étroite complicité. Ces recherches communes donneront naissance aux plus belles estampes originales de cette fin du XIXe siècle. Degas et Pissarro, qui rejettent les effets d’encrage, privilégient alors les matières obtenues notamment par ce que Pissarro nommera la « manière grise », un travail de dépolissage de la plaque produisant de subtiles valeurs picturales de gris, les plus « souples », suivant les termes de Pissarro. Ils vont se livrer ainsi à des expérimentations en combinant des techniques dérivées librement de l’aquatinte dont les grains comme l’acide sont déposés directement ou travaillés avec les outils et les médiums les plus variés, recourant parfois à d’anciennes plaques de daguerréotypes comme support pour profiter de leur surface singulière. Ils créent pendant l’année 1879 des effets graphiques qui enrichissent considérablement le vocabulaire de la taille douce. Leur travail, qui comprend de nombreux états intermédiaires mais aussi des monotypes, est présenté lors de la cinquième exposition du groupe en avril 1880. Pissarro inaugure à cette occasion le concept de série en présentant, dans un même cadre et sur un même plan de valeur, plusieurs états d’une même planche. Mais le succès n’étant pas au rendez-vous, le projet de revue est abandonné. Pissarro reprend ensuite ce travail à Éragny quand il peut enfin acquérir une presse au début de l’année 1894.

Camille Pissarro, La Masure, 1879. Eau-forte, aquatinte, vernis mou et émeri, 17 x 17 cm. 6ᵉ état - Épreuve en couleurs imprimée par Degas. Ancienne collection Degas. Amsterdam, Rijkmuseum Van Gogh.

Camille Pissarro, La Masure, 1879. Eau-forte, aquatinte, vernis mou et émeri, 17 x 17 cm. 6ᵉ état – Épreuve en couleurs imprimée par Degas. Ancienne collection Degas. Amsterdam, Rijkmuseum Van Gogh. Photo service de presse. © Photo : Archives Musée Camille-Pissarro

Un autodidacte farouchement indépendant

Pour comprendre la nature de ses collaborations avec Cezanne, Gauguin ou Degas, comme son influence sur Seurat et Signac, et plus généralement sur la génération postimpressionniste, il faut évoquer sa jeunesse et sa formation atypique, celle d’un peintre autodidacte fondamentalement indépendant. Sa philosophie humaniste et anarchiste trouve en effet son origine dans son enfance. Il est né à Charlotte-Amalie, petit port de l’île de Saint-Thomas, alors dans les Antilles danoises, dans une famille de commerçants juifs originaires de Bordeaux dont les branches se répartissent entre les ports antillais, mais qui considèrent Paris et Londres comme les villes où l’on fait ses études et où l’on prend sa retraite. Si Pissarro ne parle pas le danois, il maîtrise les trois langues familiales, le français mais aussi l’espagnol et l’anglais. Cette expérience internationale – qu’il est le seul à posséder parmi les impressionnistes, avec, dans une moindre mesure, Gauguin –, lui offre une ouverture culturelle très rare à l’époque. Cette richesse fut amplifiée par les conséquences d’un incident survenu avant sa naissance : le désaveu du mariage de ses parents par la synagogue de Charlotte-Amalie en 1827, son père ayant épousé sa tante par alliance. Le scandale qui s’ensuivit poussa son père à inscrire ses fils dans une école protestante morave, fréquentée notamment pas des enfants d’esclaves affranchis.

« Si Pissarro ne laisse jamais sa sensibilité anarchiste transparaître dans l’iconographie de ses œuvres, cette dernière se manifeste dans ses écrits et fonde de manière indissoluble sa conception de la vie et de son art. »

Ce grand écart éducatif et culturel forge le regard critique de Pissarro sur la société, le conduisant à rejeter toutes les formes d’oppression liées aux appartenances sociales, ethniques ou religieuses. Sa formation à l’adolescence ne fait que renforcer cet esprit indépendant. Entre 1842 et 1847, il séjourne à Paris dans un pensionnat situé boulevard de Passy. Conseillé par son proviseur qui a remarqué ses talents de dessinateur, il visite expositions et musées, dessinant ensuite sans relâche de mémoire, se formant une culture en dehors de tout enseignement. Plus tard, son intérêt pour un anarchisme humaniste conforte cette formation intellectuelle atypique « sans maître », comme le soulignera Cezanne, lui permettant de développer un remarquable esprit critique et de comprendre le premier les évolutions de ses contemporains. Si Pissarro ne laisse jamais sa sensibilité anarchiste transparaître dans l’iconographie de ses œuvres, cette dernière se manifeste dans ses écrits et fonde de manière indissoluble sa conception de la vie et de son art.

Camille Pissarro, Chemin creux, Louveciennes, neige, 1872. Huile sur toile, 46 x 55 cm. Essen, Musée Folkwang.

Camille Pissarro, Chemin creux, Louveciennes, neige, 1872. Huile sur toile, 46 x 55 cm. Essen, Musée Folkwang. Photo service de presse. © Musée Folkwang, Essen

Repères chronologiques et principales collaborations

1830 : Naissance de Camille Pissarro à Charlotte-Amalie, port de Saint-Thomas.

1852-1855 : Il partage un atelier et travaille sur le motif pendant une vingtaine de mois avec le peintre danois Fritz Melbye à Caracas.

1855 : Septembre, départ définitif de Pissarro pour Paris.

1857 : Il fréquente l’atelier de Corot dont il se réclame l’élève lors des Salons jusqu’en 1860 et l’académie du Père Suisse à partir de 1858. Il peint parfois en compagnie d’Antoine Chintreuil. En 1858, il se lie dans ce cadre avec Francisco Oller avec qui il travaille dans les environs de La Roche-Guyon comme plus tard, au début des années 1860, avec Antoine Guillemet et Paul Cezanne.

1860 : Toujours dans le cadre de l’académie du Père Suisse, il se lie avec Ludovic Piette, Armand Guillaumin et Claude Monet, puis avec Paul Cezanne, jeune peintre ami de Francisco Oller, avec lequel il visite le Louvre. Pissarro, Oller et Cezanne resteront très proches jusque dans les années 1870, se retrouvant notamment à Pontoise.

1862 : Pissarro partage un atelier avec le peintre danois David Jacobsen.

1863 : Par l’intermédiaire de Monet, il fait la connaissance de Bazille, Sisley et Renoir.

1864 : Premier séjour à Montfoucault chez Ludovic Piette.

1865 : Lecture de l’essai de Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l’art et de sa destination sociale.

1866 : Cezanne lui présente Émile Zola.

1866 : À Pontoise, sa palette s’éclaircit. Il cesse de se réclamer « élève de Corot ».

1869-1872 : Dans les environs de Louveciennes, avec Monet et Sisley, il invente une esthétique du paysage impressionniste qui converge dans les effets de neige.

1870-1871 : Retrouve Monet à Londres. Paul Durand-Ruel lui achète pour la première fois des peintures.

1872 : Septembre, Pissarro s’entoure à Pontoise d’amis avec lesquels il imagine l’association qui organisera les expositions du groupe de 1874 à 1886. Figurent parmi ses compagnons à Pontoise : Cezanne, Béliard, Guillaumin et Oller.

1873 : Pissarro, Guillaumin et Cezanne réalisent des eaux-fortes chez le docteur Gachet à Auvers-sur-Oise.

1874-1876 : Pissarro fait deux longs séjours chez Ludovic Piette en Mayenne (hiver 1874-1875 et automne 1876). Il y réalise ses premiers grands formats décoratifs.

1872-1881 : Longues périodes de collaboration avec Cezanne à Pontoise et Auvers-sur-Oise.

1878-1879 : Avec Degas, il expérimente diverses techniques et invente la « gravure impressionniste », réalise des monotypes et conçoit un projet de revue Le Jour et la nuit, projet auquel sont associés Cassatt et Bracquemont.

1879-1883 : À partir de septembre, Paul Gauguin vient régulièrement se former auprès de Pissarro à Pontoise.

1880-1883 : Pissarro recourt, notamment pour ses scènes de marché et ses figures, à une technique de touches croisées qui influence Seurat et bientôt Signac.

1884 : Au début de l’année, installation de la famille Pissarro à Éragny-sur-Epte.

1886 : Pissarro impose la présence de Seurat et de Signac lors de la 8e exposition du groupe. Les œuvres divisées de Pissarro, Seurat et Signac seront regroupées dans une salle. Fin des expositions du groupe des impressionnistes. Pissarro s’engage dans l’aventure néo-impressionniste, défend et explique avec Signac auprès des critiques le mélange optique. L’artiste prend ensuite ses distances avec la touche pointillée du néo-impressionnisme qu’il juge contraignante tout en conservant les principes de la division des teintes et des tons.

1886-1903 : Le maître reçoit des écrivains et des peintres à Éragny-sur-Epte, souvent des amis communs avec ses fils (Luce, Gausson, Hayet…) et se consacre à la transmission de sa vision de l’art à ses cinq fils qui deviendront peintres-graveurs. Pissarro travaille alternativement à ses grandes séries qu’il développe pendant les quinze dernières années de sa vie : les paysages d’Éragny depuis les fenêtres de son atelier et les scènes urbaines et portuaires (Rouen, Le Havre, Dieppe et Paris).

1897-1899 : Henri Matisse profite de ses conseils avant de se tourner vers Signac.

1903 : Pissarro décède en novembre. Monet lui survivra une vingtaine d’années.

Camille Pissarro, Pommes châtaigniers et faïence sur une table, 1872. Huile sur toile, 46,4 x 56,5 cm. New York, Metropolitan Museum of Art.

Camille Pissarro, Pommes châtaigniers et faïence sur une table, 1872. Huile sur toile, 46,4 x 56,5 cm. New York, Metropolitan Museum of Art. Photo service de presse. © Metropolitan Museum of Art, New York

Caracas, Paris puis Londres

Cette capacité d’analyse et ce rejet des hiérarchies sont dès lors à la base de ses collaborations les plus fructueuses. Il est à ce titre significatif que sa vocation de peintre s’affirme à Caracas, lorsqu’il partage un atelier avec le peintre Fritz Melbye durant presque deux ans à partir de novembre 1852. Il n’a alors que vingt-deux ans et sa maîtrise du paysage et des figures est déjà manifeste, prouvant ses dons, une vision de peintre et une grande capacité de travail. En 1855, il arrive à Paris juste à temps pour voir l’Exposition universelle et ses milliers d’œuvres. Pendant une dizaine d’années, il se revendique l’élève de Corot, étudie Courbet et se rapproche de Daubigny, qui en tant que membre du jury le soutient au Salon. Vers 1859-1861, dans le cercle de l’académie du Père Suisse, il se lie d’amitié et travaille avec Oller, Cezanne, Guillemet, Piette ou encore Guillaumin, et fait la connaissance de celui qui sera toujours son ami et alter ego au sein du paysage impressionniste : Claude Monet. Travailleur acharné, ne vivant que pour son art après s’être affranchi à Pontoise en 1866 de l’influence de Corot, il élabore dans les années 1869-1870 avec Monet et Sisley, dans les environs de Louveciennes, une esthétique commune du paysage impressionniste qui se manifeste particulièrement dans les vues enneigées. Puis, durant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, il retrouve à Londres Daubigny et Monet et fait la connaissance de Paul Durand-Ruel qui lui achète ses premières peintures. C’est lors de son retour à Louveciennes en 1871 qu’il constate la perte d’une quinzaine d’années de travail : des centaines d’œuvres ont été détruites par les troupes prussiennes dans son atelier. Dans la première moitié du XXe siècle, ce drame pèsera dans la méconnaissance de son rôle de pionnier de l’impressionnisme.

Camille Pissarro, Le Champ de Choux, Pontoise, 1873. Huile sur toile, 60 x 80 cm. Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza.

Camille Pissarro, Le Champ de Choux, Pontoise, 1873. Huile sur toile, 60 x 80 cm. Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza. Photo service de presse. © Museo Thyssen, Madrid

Une amitié indéfectible avec Cezanne

Sa collaboration avec Cezanne à partir de 1872 fut fondamentale pour le développement au sein de l’art français de l’importance accordée à l’autonomie de la touche, telle qu’elle devait plus tard être systématisée par Seurat ou poussée à son maximum expressif par Van Gogh, avant d’enflammer toute l’Europe à partir du fauvisme. Cezanne, qui avait alors pour unique soutien son ami, reconnut à la fin de sa vie avoir appris à travailler avec lui, définissant avec justesse l’anarchisme de Pissarro comme une éthique centrée sur le travail quotidien. Ainsi, pendant une dizaine d’années, de 1872 à 1881, ils vont peindre par intermittence durant de longs mois, côte à côte, entre Pontoise et Auvers-sur-Oise, s’essayant, à partir des mêmes motifs, à diverses combinaisons de touches pour mieux confronter leurs « sensations ». Ces jeux d’écritures picturales ont permis aux deux artistes d’approfondir leur art dans ce qu’il a de plus abstrait, de transcender la notion d’impression sur le motif, et finalement de se conforter dans des voies divergentes au début des années 1880 : Cezanne simplifiant et décomposant les plans, Pissarro, à l’inverse, saturant l’espace par la division chromatique. Ce moment, dont l’importance historique ne fut que tardivement comprise, préparait les innombrables mouvements qui à l’aube du XXe siècle allaient donner naissance à l’abstraction : la construction cezannienne ouvrait la voie au cubisme et, à l’opposé, le divisionnisme de Pissarro préparait le néo-impressionnisme et au-delà le fauvisme.

« Nous sommes tous sortis de Pissarro. »

Cezanne

Il est ainsi significatif que Mondrian, l’un des premiers grands maîtres de l’art non figuratif, par expérimentations successives, opéra la synthèse de ces deux conceptions issues de Seurat et de Cezanne qui radicalisaient originellement les recherches de Pissarro. Ce que Cezanne devait, à la fin de sa vie, résumer en déclarant au sujet des innovations apportées par sa génération : « Nous sommes tous sortis de Pissarro ». Les œuvres de Pissarro expriment parfaitement le dualisme intrinsèque de l’impressionnisme : une poétique de l’instant, synonyme de vitesse et de réalisme, temporalité à laquelle s’oppose une matière picturale recomposée, essentiellement abstraite, qui conserve visible l’empreinte du geste et l’organisation visuelle qu’elle implique, et ne peut de ce fait, jamais être oubliée par le spectateur. On observe dans ses écrits qu’il préférait parler de ses « sensations » bien plus que de ses « impressions », signifiant par cette distinction que l’autonomie et l’intériorité de sa vision purement picturale comptaient plus que la simple exaltation d’un motif.

Camille Pissarro, La Côte des Bœufs, Pontoise, 1877. Huile sur toile, 114,9 x 87,6 cm. Londres, The National Gallery.

Camille Pissarro, La Côte des Bœufs, Pontoise, 1877. Huile sur toile, 114,9 x 87,6 cm. Londres, The National Gallery. Photo service de presse. © National Gallery, London

La figure humaine

Pissarro a toujours dessiné des figures et celles-ci apparaissent dès sa jeunesse aux Antilles. C’est toutefois à partir de la fin des années 1870 qu’elles occupent une place singulière et deviennent, dans certaines de ses œuvres, un motif d’étude à part entière. À cette époque, sa collaboration avec Degas dans le domaine de la gravure et ses études de marchés réalisées le plus souvent à la gouache ou à la tempera, techniques plus graphiques que la peinture à l’huile, lui ouvre des perspectives. Les baigneuses de Degas, comme celles de Cezanne, deux artistes qu’il estime énormément, auront certes une influence sur l’importance prise par ce thème dans son œuvre pendant une dizaine d’années. Une période qui recouvre ensuite celle du néo-impressionnisme, une esthétique pourtant peu adaptée au traitement des figures si l’on en croit leur rareté chez les néo-impressionnistes français avant 1890. Pissarro va réussir à leur donner une poétique humaniste bien loin des silhouettes désincarnées et intemporelles des grandes compositions de Seurat. Ses discussions dans le domaine de la gravure sur bois avec son fils aîné éclairent sur sa vision des figures qu’il veut à la fois décoratives et primitives. Avec elles, Pissarro s’inscrit ainsi quelque part entre la peinture française du XVIIIe siècle qu’il a longuement étudiée dans sa jeunesse, et l’estampe japonaise. Il transcrit avec la technique impressionniste un monde rural dont il se sent solidaire et qu’il regarde avec un humanisme dépourvu de condescendance, de pittoresque ou de symbolisme.

Camille Pissarro, Félix Pissarro au béret rouge, 1881. Huile sur toile, 55,2 x 46,4 cm. Londres, Tate Gallery.

Camille Pissarro, Félix Pissarro au béret rouge, 1881. Huile sur toile, 55,2 x 46,4 cm. Londres, Tate Gallery. Photo service de presse. © Tate Images

Monet versus Pissarro

La comparaison entre les deux principales figures du paysage impressionniste, Claude Monet et Camille Pissarro, fait ressortir des différences aussi radicales que signifiantes. Pissarro développe de manière dynamique son œuvre en relation avec ce qu’il découvre de plus novateur chez ses contemporains, souvent beaucoup plus jeunes que lui. Monet les ignore et s’isole pour maîtriser ses motifs et son art dont l’évolution est, par contraste avec celle de Pissarro, plus linéaire. Cette distinction est mise en valeur dans leurs jardins : Monet le contrôle dans ses moindres détails, soumettant la nature à son projet pictural, tandis que celui de Pissarro à Éragny-sur-Epte est dans la continuité des paysages travaillés par les paysans qui l’environnent ; un espace ouvert, celui de l’impermanence de la vie, celui des rencontres et des expériences. Les concepts de série chez les deux peintres trahissent dans le même ordre d’idée des philosophies dont l’antinomie sera confirmée par des réceptions différenciées de leurs œuvres au XXe siècle, révélant qu’ils ont initié des voies distinctes au sein de l’abstraction.

Camille Pissarro, Les Glaneuses, 1889. Huile sur toile, 65,4 x 81,1 cm. Bâle, Kunstmuseum.

Camille Pissarro, Les Glaneuses, 1889. Huile sur toile, 65,4 x 81,1 cm. Bâle, Kunstmuseum. Photo service de presse. © Kunstmuseum Basel – Jonas Haenggi

Les grandes séries urbaines et portuaires

Le travail en séries commence dans l’atelier d’Éragny-sur-Epte, son premier et seul véritable atelier, une grange qu’il fait aménager d’une grande fenêtre en ogive et qui va lui permettre de travailler plusieurs toiles en même temps, suivant les deux points de vue qu’offrent ses fenêtres pour suivre les variations de lumière des saisons, des heures de la journée… Ce principe de travail sériel chez Pissarro trouve sa source d’une part dans ses recherches dans le domaine de la gravure et de l’autre dans la multiplication des états d’une même planche en 1879. Les motifs vus inlassablement de ses deux fenêtres, l’une tournée vers le clocher d’Éragny, l’autre vers le clocher de Bazincourt, vont donner lieu à des séries informelles sur près de vingt ans. En 1888, Pissarro écrit à ce sujet à son fils Lucien : « … à l’atelier, je prépare cinq à six toiles, je les travaille à tour de rôle. Je m’y habitue très bien ». En 1894, quand Pissarro découvre les cathédrales de Monet exposées chez Durand-Ruel, il comprend le potentiel formidable du travail sériel. Il va donc développer sa méthode dans ses grandes séries de vues urbaines et portuaires, d’abord à Rouen en 1896, puis à Paris ou encore au Havre et à Dieppe, en travaillant depuis des fenêtres d’hôtels ou d’appartements. Toutefois, ses séries se distinguent sensiblement de celles de Monet. Contrairement à lui, Pissarro ne se fixe pas un angle de vue ni un format rigoureusement stable à l’intérieur d’une série. Il retient des cadrages légèrement décalés d’une œuvre à l’autre balayant de la sorte un même paysage dans l’espace et le temps. Sa démarche n’en relève pas moins d’un dépassement du motif par la répétition. La démarche sérielle de Pissarro, même si elle met indirectement en avant la nature fondamentalement abstraite de la peinture comme chez Monet, est chez lui plus de nature existentielle que strictement formelle.

Camille Pissarro, Le Pont Boieldieu à Rouen. Soleil Couchant. Huile sur toile, 74,2 x 92,5 cm. Birmingham, Birmingham Museum and Art Gallery.

Camille Pissarro, Le Pont Boieldieu à Rouen. Soleil Couchant. Huile sur toile, 74,2 x 92,5 cm. Birmingham, Birmingham Museum and Art Gallery. Photo service de presse. © Birmingham Museums Trust

L’aventure néo-impressionniste

L’année 1885 est une année de crise, non seulement pour Pissarro, mais aussi pour l’impressionnisme en général. Plus de dix ans se sont écoulés depuis la première exposition du groupe et déjà presque vingt ans depuis les origines de l’impressionnisme. Une nouvelle génération va bientôt s’imposer en radicalisant la technique de la division chromatique pratiquée librement par les impressionnistes et lui donner un appareil théorique complexe. Pissarro, qui divise les teintes et tons en utilisant des touches en barrettes ou virgulées croisées depuis déjà plusieurs années, comprend immédiatement l’évolution de Georges Seurat comme étant une réponse à ses propres recherches. Dès janvier 1886, il fait ses premiers essais de paysages traités avec de petites touches pointillées et impose au mois de mai, à ses camarades de la première heure, la présence des œuvres néo-impressionnistes de Seurat et Signac lors de la 8e exposition du groupe. Il s’enthousiasme alors pour ces artistes de la génération de son fils et s’engage à leurs côtés dans un combat qui aura pour conséquences de le couper de son marchand et de ses collectionneurs et de remettre en cause sa manière de travailler. Seurat étant peu enclin à s’exprimer, il devient même le porte-parole du mouvement néo-impressionniste au côté de Signac auprès de la critique. À partir de 1889, il prend cependant ses distances, comprenant qu’il s’agit d’un art d’atelier qui le détourne de la souplesse et de la sensibilité qu’il a toujours recherchées et défendues. Il se fera plus critique encore après la mort de Seurat, considérant en 1891 que « le point est mort ». Toutefois, loin d’être une rupture dans son art, l’épisode néo-impressionniste fut à l’origine de chefs-d’œuvre de l’artiste, qui contribua de manière décisive à l’émergence de ce mouvement dont les conséquences furent décisives sur l’évolution de la peinture française. Si Pissarro renonce au petit point, caractéristique formelle de la première période néo-impressionniste (1886-1891), il conserve et développe dans sa production ultérieure bien des principes de la division chromatique, contribuant à la richesse du postimpressionnisme.

Camille Pissarro, Femme au fichu vert, 1893. Huile sur toile, 65,5 x 54,5 cm. Paris, Musée d'Orsay.

Camille Pissarro, Femme au fichu vert, 1893. Huile sur toile, 65,5 x 54,5 cm. Paris, Musée d'Orsay. Photo service de presse. © RMN Photo-Grand-Palais – Franck Raux

« Camille Pissarro, l’atelier de la modernité », du 4 septembre 2021 au 23 janvier 2022 au Kunstmuseum de Bâle, St. Alban-Graben 16, 4051 Basel, Suisse. Tél. 00 41 61 206 62 62. www.kunstmuseumbasel.ch

Catalogue, coédition Kunstmuseum Basel / Prestel, 336 p., CHF 59.