Rome, la cité et l’Empire

Enduit peint pompéien : Melponène. 62-79. Paris, musée du Louvre, DAGER. © RMN - Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski / SP
La nouvelle exposition du Louvre-Lens montre comment une petite cité du Latium est devenue la capitale d’une immense civilisation multiséculaire qui a forgé le socle de notre culture. Elle offre aussi un autre regard sur les chefs-d’œuvre du Louvre et permet de redécouvrir les collections, souvent méconnues, des musées des Hauts-de-France. Cécile Giroire, conservatrice générale du patrimoine et directrice du département des Antiquités grecques, étrusques et romaines au musée du Louvre, et Martin Szewczyk, conservateur du patrimoine dans ce même département, nous révèlent la genèse et les enjeux de l’évènement.
Propos recueillis par Éléonore Fournié
Pourquoi avoir organisé cette exposition ?
Cécile Giroire : Elle est le fruit de deux facteurs concomitants. D’une part, elle s’inscrit dans la riche programmation du Louvre-Lens, qui propose régulièrement de grandes expositions sur les civilisations antiques – comme celles qui ont eu lieu depuis 10 ans sur les Étrusques, la Mésopotamie, les animaux en Égypte ou la musique dans l’Antiquité. D’autre part, le département des Antiquités grecques, étrusques et romaines (DAGER) du Louvre entame une phase de travaux dans les salles romaines qui va durer plusieurs années. Ces circonstances rendent, de manière exceptionnelle, les chefs-d’œuvre de notre collection disponibles pour des prêts.
Martin Szewczyk : Opportunité unique de présenter ces trésors hors du Louvre, cette exposition permet également, pour la première fois, de montrer ces pièces extraordinaires d’une manière différente, qui rompt avec leur présentation traditionnelle. La collection romaine se déploie d’ordinaire dans les appartements historiques du palais du Louvre, classés monuments historiques, au sein d’un cadre très riche mais un peu contraignant. Le plateau des expositions du Louvre-Lens offre, lui, de nouvelles perspectives de mise en lumière.
Définir la romanité
Quels thèmes avez-vous choisis pour comprendre la civilisation romaine ?
C. G. : Après une introduction proposant une chronologie et une carte, le parcours est organisé en deux grands temps thématiques : Rome comme cité et Rome comme Empire. Dans la première partie, nous essayons de comprendre ce que signifie être citoyen de Rome ; c’est bien sûr avoir les tria nomina (les trois noms) et pouvoir participer à la vie politique. Mais plus largement, cela implique d’appartenir à une communauté sociale, politique et religieuse spécifique avec ses hiérarchies, ses symboles et ses pratiques propres, qui donne naissance à une culture visuelle à laquelle le citoyen s’identifie immédiatement. Parmi les thématiques abordées permettant de définir Rome comme une cité, je retiendrais, d’une part, celle de la figure de l’Empereur, la manière dont elle émerge au tournant de notre ère, dont elle se met en scène et ce que cela implique dans la pratique du pouvoir, de son idéologie et de la République ; et, d’autre part, celle de Rome comme ville ouverte sur le monde. Lieu de commerce et de migrations, épicentre des commandes artistiques, Rome rassemble une société très perméable aux influences extérieures, qui accueille avec une souplesse inouïe les cultures étrangères. C’est un aspect que l’on observe particulièrement bien dans l’influence de l’art grec sur la production artistique (pensons à tous ces originaux en bronze grecs répliqués en marbre pour les villas romaines) et dans l’accueil des cultes étrangers (Mithra, Isis et tant d’autres).

Gobelet aux squelettes du trésor de Boscoreale. Iᵉʳ siècle. Campanie. Paris, musée du Louvre, DAGER. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / SP
Le second volet de l’exposition aborde la romanité dans tout l’Empire.
M. S. : Il cherche à comprendre ce que signifie être romain mais dans un espace plus large, l’Empire, et à saisir les caractéristiques de cette civilisation commune qu’est la romanité. Contrairement à une idée reçue, il n’y a jamais eu une hégémonie culturelle de Rome, dans le sens où l’État aurait imposé sa culture. Us et coutumes ont été adoptés volontairement par les élites et les habitants de l’Empire, d’ailleurs de manière très variable selon les régions. Au fil du temps, l’unité de cet empire s’est faite et Rome est passée d’une emprise territoriale à un empire politique provincial. La diffusion de la romanité fait participer une population toujours plus large, entérinée par l’édit de Caracalla qui accorde, en 212, à tous les hommes libres de l’Empire le statut de citoyen romain. Nous illustrons cette appartenance à un monde commun au travers d’exemples concerts. Le premier traite de l’Empereur, la poutre faîtière de cette construction ; le deuxième aborde l’administration impériale et l’armée, signes tangibles de l’État dans les provinces, tout comme la monumentalisation et l’urbanisation des cités, marqueurs indélébiles jusqu’à nos jours de cette profonde romanisation ; par ailleurs, la question des circulations des biens et des personnes permet de comprendre les vastes réseaux mis en place à des échelles hors-normes ; enfin, la question des pratiques partagées avec leurs codes et règles communes (les jeux, les cultes, le banquet ou le portrait) à l’échelle de l’Empire et celle du luxe, notamment dans la sphère privée (les décors peints et sculptés des domus, villas et thermes, ou les bijoux), soulignent le souci d’appartenance à une même culture.

Marcellus. Vers 20 avant notre ère. Marbre. Paris, musée du Louvre, DAGER. © RMN-Grand Palais (Musée du Louvre) / Hervé Lewandowski / SP
La rencontre de deux collections
Comment avez-vous choisi les pièces de l’exposition ?
C. G. : Nous avons sélectionné 300 chefs-d’œuvre très célèbres de la collection du Louvre – tels que la tête d’Auguste portant la couronne de chêne, l’Apollon de Lillebonne, le gobelets aux squelettes du trésor de Boscoreale, des enduits peints de Pompéi, la mosaïque du Jugement de Pâris d’Antioche-sur-l’Oronte, la tête dite de Bénévent ou encore le grand marbre de Marcellus – afin de construire un propos thématique cohérent, grand public et offrant un panorama aussi vaste que possible de ce monde romain entre le IIe siècle avant notre ère et le IIIe siècle de notre ère. Nous voulons montrer cette civilisation dans sa grande diversité et complexité – et pas simplement fournir une chronologie illustrée.
M. S. : L’un des grands atouts de cette exposition est aussi d’être enrichie d’une centaine d’œuvres prêtées par les musées partenaires de la région Hauts-de-France, comme ceux de Bavay, Valenciennes, Lille, Amiens, Boulogne-sur-Mer ou encore Berck-sur-Mer. En ancrant cette exposition sur le territoire de la Gaule Belgique, nous avons conçu un parcours unique, offrant une dimension locale à un propos très général grâce à des objets souvent inédits (paquetage militaire, flacons en verre, etc.).
Quelle est la complémentarité de ces deux collection ?
C. G. : Les collections du Louvre sont extrêmement prestigieuses et anciennes. Leur noyau dur est issu du fonds royal ; le département des Antiques fut d’ailleurs l’un des premiers à être créé quand le muséum central des arts ouvre en 1793. Il est rapidement complété par l’achat d’illustres collections, comme celles des Borghèse (1806), Durand (1825) ou Campana (1861), ou par le fruit de plusieurs missions archéologiques menées autour de la Méditerranée jusqu’à la Seconde Guerre mondiale – missions qui dotent les œuvres d’une provenance plus assurée. Aujourd’hui, nous continuons d’enrichir ce fonds avec une attention particulière portée aux origines des objets, toutes rigoureusement vérifiées. Cette histoire des collections se traduit d’ailleurs directement par le faciès des œuvres. Ainsi le fonds royal conservait principalement des sculptures ; avec le développement des missions archéologiques et les goûts et intérêts des collectionneurs, d’autres supports, comme la peinture, la céramique, le verre, ont élargi le spectre de notre collection au cours du XIXe siècle.
M. S. : L’association avec nos collègues des musées des Hauts-de-France a été déterminante car leurs collections sont beaucoup plus archéologiques que la nôtre, avec des contextes de provenance souvent mieux connus. Notre démonstration met en lumière la force de ces deux fonds. Citons par exemple les fouilles récentes des tombes de la citadelle d’Amiens qui livrent des conclusions beaucoup plus précises sur l’origine des céramiques (locales ou non) et sur la manière dont les objets voyageaient. Ces recherches éclairent le contexte de fabrication de certains produits de grande consommation dans l’Empire et leurs réseaux de diffusion.

Mosaïque du Jugement de Pâris. IIᵉ siècle. Antioche-sur-l’Oronte (aujourd’hui Antakya), Turquie. Paris, musée du Louvre, DAGER. © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Thierry Ollivier / SP
Comment les fouilles archéologiques récentes permettent-elles de renouveler notre connaissance de la civilisation romaine ?
M. S. : Les collections des musées des Hauts-de-France conservent une partie des résul-tats des fouilles de cette région très riche en vestiges antiques. Les recherches menées dans le port de Boulogne-sur-Mer (l’antique Gesoriacum, lieu de stationnement de la classe Britannica, flotte implantée le long de la Manche) soulignent l’importance de ce site à l’époque impériale dans la circulation des biens et des personnes, à la fois à l’échelle de la province mais également comme point de passage officiel entre le continent et les îles britanniques.
C. G. : Certains vestiges sont décisifs pour mieux comprendre plusieurs phénomènes comme l’explosion de la parure monumentale qui se déploie dans les cités de Gaule Belgique ou la diffusion des cultes romains (à la fois dans les pratiques et dans l’iconographie). Nous essayons d’exposer cette grande diversité d’objets grâce à une approche la plus abordable possible, mêlant textes de salles, cartes et éléments de médiation multimédia. 
Tête en bronze dite de Bénévent. Iᵉʳ avant ou Iᵉʳ siècle de notre ère. Paris, musée du Louvre, DAGER. © RMN – Grand Palais (Musée du Louvre) / Daniel Arnaudet / Gérard Blot / SP
Que vous a apporté personnellement cette exposition ?
C. G. : Les prêts des musées des Hauts-de-France, qui n’étaient pas prévus au départ, ont véritablement remodelé notre discours initial et les échanges avec nos collègues ont permis de créer de nouvelles perspectives et sections dans la démonstration que nous souhaitions développer. J’ai appris à mieux connaître certaines collections !
M. S. : Une pièce très originale en plâtre du début du IIe siècle m’intéresse beaucoup. Elle provient des bords de la mer Noire, d’Apolline du Pont, aujourd’hui en Bulgarie ; les portraits de ce type sont inhabituels dans le monde romain ; c’est un objet qui est, dans sa forme et son esthétique, typiquement romain mais par son matériau, très rare. Emblématique des codes esthétiques partagés au sein de cette civilisation commune qu’est la romanité, elle provient d’une région pourtant éloignée de Rome !
« Rome, la cité et l’Empire », du 6 avril au 25 juillet 2022 au musée du Louvre-Lens, 99 rue Paul Bert, 62300 Lens. Tél. 03 21 18 62 62. www.louvrelens.fr





